Juliette Benzoni




La collection Kledermann



Plon


Première partie


L’orage menace…



1


Les rescapés de la Croix-Haute

Précédé de deux motards de la gendarmerie, pleins phares allumés et sirène hurlante, le chauffeur de l’ambulance fonçait sur Tours, pied au plancher, sachant bien que chaque minute comptait pour le blessé qu’il emportait à travers la campagne plongée dans l’obscurité. Les reflets de l’incendie qui ravageait le château de la Croix-Haute avaient disparu depuis un moment.

À l’intérieur Adalbert Vidal-Pellicorne, assis auprès de la civière, se rongeait les poings, l’œil rivé au visage du blessé dont deux infirmiers ne cessaient de leur mieux de contrôler l’état. Aucun d’eux ne parlait, conscients de ce qu’il était gravissime. La balle avait atteint Aldo Morosini à la tête et la mort pouvait survenir à chaque instant…

Par chance, la route refaite à neuf depuis peu était lisse comme un billard et on savait qu’à l’hôpital, le meilleur de la région, tout était prêt pour une intervention immédiate. Le problème était d’y amener le blessé vivant, mais tiendrait-il le coup jusque-là ? Une cinquantaine de kilomètres ce n’était pas rien… Toutes les forces d’Adalbert étaient tendues vers son ami, pour tenter de lui insuffler sa propre volonté à le voir surmonter la rude épreuve :

— Tiens bon ! suppliait-il mentalement. Tu ne peux pas me faire ça !… Nous faire ça à nous qui t’aimons. Il faut que tu vives ! Il le faut à tout prix ! Ça ne peut pas s’arrêter là !…

Se mêlaient à son imploration des fragments de prières dont Adalbert ne démêlait pas bien si elles s’adressaient au Dieu de son baptême ou à ce panthéon fantastique de l’ancienne Égypte dont il faisait depuis des années ses compagnons de tous les jours. Surtout, il ne voulait pas penser à ce que serait la douleur de Mme de Sommières – Tante Amélie ! – et de son corollaire Marie-Angéline du Plan-Crépin si elles devaient apprendre de sa bouche la fin de celui qu’elles aimaient tant ! À cette seule idée tout en lui se hérissait d’horreur.

— Surtout pas ça ! se répétait-il. Surtout pas ça !

Et pourtant ? En cas de malheur, ce serait à lui et à lui seul qu’incomberait le cruel devoir de leur infliger cette blessure…

— On arrive à Tours ! annonça l’un des hommes. C’est l’affaire de quelques minutes maintenant !

Peu après, en effet, on s’arrêtait devant l’entrée brillamment éclairée de l’hôpital. Une équipe attendait là avec un chariot sur lequel le blessé fut transporté et convoyé à vive allure vers le bloc opératoire où un chirurgien et ses assistants achevaient de se préparer.

Adalbert, bien sûr, avait accompagné mais se vit soudain barrer le passage par une femme d’une cinquantaine d’années, grande et vigoureuse, qui était l’infirmière en chef :

— On ne va pas plus loin, monsieur ! Vous êtes de la famille ?

— Disons que je la représente à moi tout seul ! Je suis son « plus que frère » ! Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue, pour vous servir !

— À quoi ? je me le demande, fit-elle avec l’ombre d’un sourire. On use de bandelettes ici mais pas pour transformer nos patients en momies ! Et vous allez devoir attendre… peut-être longtemps, ajouta-t-elle en ouvrant devant lui la porte vitrée d’une salle contiguë à son bureau. Une intervention intracrânienne est toujours délicate, mais par chance nous avons dans le service l’homme de la situation. Bien que jeune, le docteur Lhermitte a déjà pratiqué avec succès. Reste à savoir l’étendue des dégâts, mais que le blessé soit encore en vie après cinquante kilomètres est déjà un bon point ! Il va vous falloir retourner aux admissions pour donner ses coordonnées puis vous pourrez revenir si vous désirez attendre !

— N’en doutez pas ! Je ne bougerai pas d’ici tant que…

Elle scruta un instant ce visage – visiblement celui d’un bon vivant – devenu presque aussi pâle que celui du blessé et dont l’angoisse creusait les traits et habitait le regard :

— Bien sûr, dit-elle doucement. Quand vous reviendrez je vous ferai apporter un café !

— Merci, madame.

Quand il y revint, le hall d’entrée bien que gardé pair un cordon de police n’était plus vide : le directeur de l’hôpital discutait avec trois personnes qu’il s’efforçait visiblement de calmer, l’une surtout, Pauline Belmont, dont le visage était noyé de larmes, les deux autres étant le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure que le directeur semblait connaître et Cornélius B. Wishbone, le client texan de Morosini. Adalbert s’y joignit :

— Avec votre permission, monsieur le directeur, je vais m’en occuper !

— Qui êtes-vous vous-même ?

— Le plus proche ami du blessé. Je l’accompagnais dans l’ambulance. Mrs. Belmont et Mr. Wishbone sont aussi des amis intimes mais américains et ils étaient prisonniers à la Croix-Haute. Quant au professeur…

— Nous nous connaissons ! Bon ! Emmenez-les dans la salle d’attente mais jusqu’à plus ample informé, je ne veux personne d’autre… et surtout pas de journalistes ! Cette affaire semble faire le tour du pays à la vitesse d’un courant d’air !

— Un château en flammes, des truands en fuite et une cantatrice célèbre convaincue d’un crime, vous trouvez qu’il n’y a pas de quoi ? s’indigna le professeur.

— Si, mais ici c’est un hôpital et, par définition, ceux que l’on y reçoit ont avant tout besoin de tranquillité ! Emmenez cette dame, elle a besoin de réconfort !

Pauline, en effet, sanglotait sans retenue dans les bras d’Adalbert qui l’entraîna avec sollicitude vers le bureau de l’infirmière en chef, qui aussitôt s’en occupa, la fit asseoir, entreprit de lui rafraîchir le visage et chercha un cordial :

— Ne vous tourmentez pas trop, madame, votre blessé est entre de bonnes mains ! C’est sa femme, je suppose ?, ajouta-t-elle plus bas à l’intention d’Adalbert qui faillit bien être pris de court.

— Non c’est… sa cousine !

Il se voyait mal annoncer à cette brave femme que Pauline était la maîtresse de son patient.

— Il n’est tout de même pas célibataire ? Sur pied, il doit être plutôt séduisant ?

— Rassurez-vous, il est marié, grogna le professeur. Il a aussi des enfants mais tout ce monde-là est à Venise !

— Je vois ! Cette dame aurait surtout besoin d’un lit et d’un somnifère ! Mais je ne peux pas vous proposer de la garder : nous manquons de place !

— Elle a surtout besoin d’une bonne nouvelle ! intervint Adalbert. Tout comme nous autres, et elle refusera de bouger tant qu’on ne saura pas…

Il n’acheva pas sa phrase. Ce fut le professeur qui s’en chargea :

— Pour la suite je m’en occupe ainsi que de Mr. Wishbone. Ce sont mes amis, que diable !

— Jusque-là, reprit Adalbert, vous avez bien voulu, madame, évoquer l’idée d’un café ? Je crois qu’aucun de nous ne refuserait !

— Bien sûr, voyons ! Je vais vous chercher ça !

L’attente commença. Peu à peu Pauline s’était calmée, suffisamment tout au moins pour réaliser son changement de situation dans l’entourage du blessé. Simplement, elle s’était rapprochée d’Adalbert et avait glissé son bras sous le sien. Il le ressentit comme une sorte d’appel au secours et y appuya sa main compréhensive :

— Vos doigts sont glacés ! murmura-t-il. Vous n’êtes pas bien…

— N’y faites pas attention ! Ce sont mes nerfs !

— Vous, toujours si solide ? fit-il en s’emparant des deux mains pour les réchauffer.

— C’est que je m’en veux tellement, Adalbert ! Tout ce drame par ma faute !

— Allons donc ! Qu’avez-vous à vous reprocher d’autre qu’un mouvement d’amour plus fort que vous et auquel on a répondu… avec un certain enthousiasme, il me semble ? Pour tout le reste de ce désastre, vous n’y êtes vraiment pour rien. Ce n’est pas vous qui avez coulé le Titanic, assassiné la marquise d’Anguisola, votre tante, ni dirigé la joyeuse collection de crapules qui nous est tombée dessus… À ce train-là, j’ai quelques reproches à me faire moi aussi !

— C’est tout de même moi qui, en venant en France, ai fait la connaissance de ce Fanchetti… Je ne sais plus très bien comment l’appeler maintenant. Catannei, Borgia ou le diable sait quoi !

— Là est votre erreur. Je suis persuadé qu’il s’est donné un mal de chien pour entrer dans le cercle de vos amis…

— Mais c’est peut-être lui qui a tiré sur Aldo. J’en jurerais presque.

— Et vous auriez tort ! La bande était déjà loin sans doute à ce moment-là.

— Qui alors ?

— Je ne sais pas… mais il faudra bien que je l’apprenne un jour…

— Une chose est certaine, en tout cas : j’ai brisé son couple. Irrémédiablement !

— Qu’en savez-vous ?

— Si vous aviez vu sa femme quand elle a apporté la rançon… notre rançon à tous les deux et que j’ai refusé qu’elle paie pour moi, elle a eu pour Aldo et moi un regard lourd de mépris et elle m’a dit : « Vous m’avez déjà volé mon mari, alors quelques dollars de plus ou de moins… » J’ai cru mourir de honte !

Les larmes coulaient de nouveau sur son visage mais elle avait parlé bas de façon à n’être entendue que du seul Adalbert. Les deux autres d’ailleurs somnolaient plus ou moins.

— Cessez de vous torturer, Pauline ! Cela ne sert à rien et vos torts sont sûrement moins grands que vous ne le redoutez. Lisa est une femme assez imprévisible même pour moi qui croyais pourtant bien la connaître…

— Vous pensez qu’elle aurait dû être ici à ma place ?

— D’abord, oui ! Mais, dès que nous avons été hors du château, elle est partie droit devant elle ! Pour ce que j’ai pu en apercevoir quelqu’un l’attendait… avec une voiture…

— Mais c’est impossible, voyons ! Elle a été amenée au château comme nous-mêmes sans savoir où elle allait et dûment encadrée ! Ce qui laisserait supposer que ce quelqu’un a réussi à la suivre en dépit des menaces ?

— Je vous dis ce que j’ai vu et j’imagine que son père, le banquier Kledermann, était parvenu à prendre quelques précautions pour qu’elle soit surveillée…

— Donc elle ignore qu’on lui a tiré dessus ?

— On peut le croire…

On pouvait, en effet, mais au fond rien n’était moins sûr étant donné ce qu’Adalbert avait vu et qu’il était bien décidé à garder pour lui jusqu’à nouvel ordre. Lisa était partie en courant vers la lisière du bois où attendait une voiture. Aldo l’avait suivie et lui-même suivait son ami. L’un comme l’autre à une certaine distance. Cela ne l’avait pas empêché de voir Lisa se précipiter au cou de l’homme à la voiture qui avait démarré aussitôt. Il avait alors entendu Aldo crier « Lisa ! » et le coup de feu avait suivi, à peu près de l’endroit où stationnait la voiture un instant plus tôt… Puis plus rien ! Adalbert aurait voulu courir à la poursuite de l’assassin mais il y avait Aldo gisant dans son sang et il avait appelé à l’aide…

Il se retint de confier cela à Pauline parce qu’il n’était certain de rien sinon d’avoir vu Lisa rejoindre cet inconnu et disparaître avec lui. La présence du meurtrier à ce même endroit pouvait être un simple effet du hasard et il ignorait tout des résultats des investigations de la gendarmerie : la priorité absolue c’était Aldo peut-être en train de mourir… Grâce à Dieu et au commissaire Desjardins, de Chinon, ils étaient intervenus à une vitesse record. Aussi Adalbert avait-il remis à plus tard d’éclaircir un mystère qu’il ne pouvait s’empêcher de juger monstrueux. Tout en lui se révoltait à la pensée que Lisa pût avoir un amant, même s’il lui était arrivé de se dire qu’Aldo ne l’aurait pas volé, mais que cet homme eût décidé de tuer son rival et qu’elle en soit complice, non, cent fois non, mille fois non ! Elle avait l’âme trop haute pour cela en dehors du fait que le couple avait trois bambins qu’elle adorait. Au point d’agacer parfois son mari lui reprochant d’être mère plus qu’épouse ! Une telle femme ne pratiquait pas les aventures extraconjugales ! Alors ?… Alors il fallait mettre de côté tout ce fatras ! Il y avait une priorité autrement plus exigeante…

Et Adalbert finit par fermer les yeux…

Trois heures s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrît devant le chirurgien revêtu de sa blouse blanche dont il avait retroussé les manches au-dessus des coudes, son bonnet toujours sur la tête. C’était un homme de taille moyenne qui semblait incroyablement jeune, dont les traits réguliers eussent pu paraître sévères sans le pli un rien moqueur relevant un coin de sa bouche. Mais le regard d’Adalbert s’était porté en premier sur ses mains qu’il achevait de sécher : des mains fines et nerveuses aux doigts courts mais fuselés qui devaient être d’une grande habileté.