Tous s’étaient levés à son entrée mais les gorges étaient trop serrées pour libérer une question. Alors il leur sourit :

— Je pense que vous pouvez reprendre espoir. Sauf complications, il devrait s’en tirer mais il a eu une chance incroyable due sans doute à un mouvement involontaire de la tête.

— Il courait quand il a été atteint, expliqua Adalbert.

— C’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie. La balle que nous avons extraite n’a pas touché le cerveau mais il s’en est fallu d’un cheveu, à un demi-centimètre près il était tué net ! Vous allez pouvoir prendre quelque repos… et moi aussi… Eh là ! Doucement ! Il vaudrait mieux vous occuper de cette belle dame !

Un même élan avait jeté les trois hommes vers lui. Pauline quant à elle avait choisi de s’évanouir.

— Je m’en occupe, calma l’infirmière en chef qui suivait M. Lhermitte.

— Et il n’aura pas de séquelles ? s’enquit Adalbert.

— Vous voulez savoir si son intelligence est intacte ou une quelconque de ses facultés ? N’oubliez pas que j’ai dit : sauf complications. J’espère sincèrement que non mais on ne peut jurer de rien.

— Il est réveillé ? demanda le professeur.

— Pas encore et, si vous le permettez, je vais voir ce qu’il en est. Revenez cet après-midi ! Ou plutôt téléphonez. Je ne pense pas que je pourrai vous autoriser à le voir ! Cette dame est sa femme peut-être ? ajouta-t-il en désignant Pauline que l’infirmière venait de ranimer.

— Non. Sa cousine. Elle était comme lui captive au château.

— Elle a besoin de repos elle aussi !

— Nous allons nous installer à l’hôtel pour attendre les nouvelles, dit Adalbert. Le professeur de Combeau-Roquelaure nous offrait l’hospitalité mais Chinon dans les circonstances présentes est un peu loin. En outre, il nous faut prévenir sa famille…

— Dans ce cas, Mme Vernon va vous faire sortir par-derrière pour vous éviter la foule.

— Et surtout les journalistes, fit l’infirmière en chef. Il paraît que tous ceux de la ville sont déjà là. Et il va en venir d’autres…

— On leur communiquera une annonce tout à l’heure ! À bientôt, messieurs, et vous aussi madame ! Et soyez tranquilles, nous ferons en sorte de protéger le repos de notre patient ! ajouta le chirurgien. La police y veillera de près !

Quelques instants plus tard, ils rejoignaient la voiture d’Adalbert que le professeur avait récupérée et effectuaient à l’hôtel – d’ailleurs prévenu ! – une entrée discrète par le garage. Trois chambres étaient prêtes et Pauline, visiblement à bout de nerfs et de forces, trouva le lit dont elle avait tant besoin et les soins d’une gentille femme de chambre.

Beaucoup plus frais qu’elle parce que n’ayant pas eu à subir le cauchemar de la dernière nuit à la Croix-Haute après des semaines de captivité, Adalbert, Wishbone et le professeur se firent servir un petit déjeuner copieux dans une petite salle tranquille de l’hôtel mais, avant de passer à table, Adalbert voulut téléphoner à Paris chez Mme de Sommières :

— Elle et Plan-Crépin n’ont pas dû dormir beaucoup depuis notre départ, crut-il bon d’expliquer.

En fait, personne n’avait fermé l’œil rue Alfred-de-Vigny car, dès la première sonnerie, Marie-Angéline décrocha et poussa un énorme soupir de soulagement en reconnaissant sa voix.

— Enfin ! exhala-t-elle. On n’en pouvait plus !

— Ce n’est pas possible, vous campez chez le concierge ?

— Non. Au pied de l’escalier : la ligne est prolongée. Alors où en êtes-vous ?

— Ce serait un peu long à vous raconter mais, en gros, les prisonniers ont été délivrés, la Croix-Haute a flambé toute la nuit mais…

Il hésita, ne sachant pas trop comment annoncer le drame et tout de suite elle s’énerva :

— Mais quoi ? Parlez, sacrebleu ! Il est arrivé quelque chose à Aldo ?

— Oui, un coup de feu à la tête, mais il a été transporté à l’hôpital de Tours où on vient de l’opérer. Et le chirurgien s’est montré assez rassurant. Aussi…

— Ça suffit. On arrive ! Vous êtes où ?

— Hôtel de l’Univers à Tours !

— Retenez deux chambres ! On file à la gare et on prend le premier train !

— Il vous faut tout de même le temps de faire des valises.

— Elles sont prêtes depuis votre départ. Arrangez-vous pour venir nous chercher !

Ce fut son dernier mot : elle avait raccroché et il ne resta plus à Adalbert qu’à rejoindre les autres.

— Vous n’avez pas été long ! remarqua le Texan.

— Si elles ne sont pas déjà dans le train, elles ne vont pas tarder à y être, ricana le professeur. Je parie pour celui de dix-huit heures dix !

— On y sera !


En fait, Adalbert était seul sur le quai de la gare… Lui et les deux autres finissaient tout juste de déjeuner quand l’inspecteur Savarin – fleuron épineux de la police de Chinon – leur tombait dessus avec toute la grâce dont il était capable : il venait chercher Cornélius B. Wishbone et le professeur de Combeau-Roquelaure pour les emmener chez le commissaire Desjardins, son patron, aux fins d’interrogatoire, sans cacher que, si le second allait devoir raconter comment lui et Vidal-Pellicorne avaient réussi à pénétrer dans le château au moment du drame, le premier risquait une inculpation de complicité puisqu’il faisait partie de l’entourage immédiat de Lucrezia Torelli, l’avait aidée à quitter l’Angleterre discrètement et jouissait, au château, du statut d’invité. Ce qui avait fait bondir Adalbert lancé aussitôt au secours de son ancien rival :

— Uniquement attaché à la Torelli à laquelle il vouait un amour aussi patient qu’aveugle, il n’a rien à voir, même de loin, avec les agissements criminels de la bande. La preuve en est qu’il a bien failli périr avec le prince Morosini et Mrs. Belmont, eux-mêmes prisonniers, de la mort ignoble à laquelle ils avaient été condamnés !

— Et j’en suis témoin ! rugit le professeur.

— Eh bien, vous le direz au patron ! Quant à vous, ajouta-t-il pour Adalbert, on vous entendra plus tard quand on sera fixé sur le sort de votre ami ! De même, je devrai normalement emmener aussi la dame Belmont, également ex-prisonnière…

— Pour l’amour de Dieu, fichez-lui la paix ! Après ce qu’elle a enduré elle a besoin de dormir, surtout si vous y ajoutez la matinée passée à l’hôpital !

— Je veux bien vous l’accorder… mais il faudra forcément qu’à un moment ou à un autre, elle vienne déposer ! Comme vous ! C’est la loi !

— Est-ce que vous ne feriez pas mieux de courir après la bande de truands qui s’était emparée de la Croix-Haute ? Je parierais que vous n’en tenez pas un seul ?

— Je ne suis pas là pour vous faire des confidences ! Et vous avez tout intérêt à vous tenir tranquille !…

Impatienté, le professeur s’en mêla :

— Ne vous faites pas de bile, mon garçon ! Je connais Desjardins et je lui dirai ce qu’il doit entendre. Veillez seulement sur Morosini et sur cette charmante Américaine !

On en resta là. Savarin emmena ceux qu’il appelait gracieusement son « gibier » sans toutefois aller jusqu’à la potence. Adalbert s’assura que Pauline serait surveillée durant son absence, récupéra sa voiture, passa par l’hôpital où Aldo était toujours en salle de réveil. Il avait ouvert les yeux mais les avait aussitôt refermés. Sa température était un peu supérieure à la normale, rien d’inquiétant cependant, selon l’infirmière Vernon :

— Il faut laisser passer la nuit pour savoir si tout est vraiment en ordre, mais ne vous tourmentez pas trop ! C’est une chance pour lui d’être tombé entre les mains de M. Lhermitte. Même à Paris on ne trouve pas son pareil ! Ni à Lyon, ni à Montpellier, ni à Bordeaux…

— On n’a pas essayé de vous le prendre ?

— Évidemment si ! Mais il aime notre Touraine… et aussi sa femme !

— Et alors ?

— Pour rien au monde elle n’accepterait de vivre ailleurs. Ils ont une maison ravissante et trois enfants superbes !

Adalbert faillit répondre à cette aimable dame que c’était le cas d’Aldo : lui aussi avait une belle maison et trois enfants magnifiques mais il aurait fallu évoquer aussi son épouse et là le sujet devenait dangereux. Et puis l’heure du train approchait et il avait juste le temps de gagner la gare.

Il arriva au moment même où la locomotive faisait son entrée sous la verrière en lâchant un jet de vapeur, et s’avança jusqu’au premier des deux wagons Pullman à peu près sûr d’y trouver celles qu’il cherchait. Et de fait elles étaient là. Agitée comme une puce, Marie-Angéline lui tomba presque dans les bras :

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle aussitôt.

— Et si vous vous calmiez un peu ? ronchonna Mme de Sommières que Marie-Angéline avait effleurée pour passer devant elle.

— Vous avez fait bon voyage ? demanda Adalbert en aidant la vieille dame à descendre à son tour.

— Détestable ! Non seulement je me faisais un sang d’encre mais il fallait en outre supporter les invocations éplorées de cette folle ! J’aurais dû me munir d’une matraque… Puis baissant le ton jusqu’au murmure : Il vit toujours au moins ?…

Vidal-Pellicorne garda la main qu’il tenait, la glissa sous son bras et la recouvrit d’une paume chaleureuse :

— Il vit toujours et j’espère fermement qu’il va continuer…

— On va à l’hôpital tout de suite ! décréta Plan-Crépin.

— Non. Demain. Il est encore en salle de réveil. Il a ouvert les yeux une fois mais les a refermés et on ne saura que demain si…

— … s’il aura des séquelles ? compléta la marquise. Voyez-vous, Adalbert, je crois que je les redoute pour lui plus que la mort. Elle nous crucifierait mais je préférerais cette issue plutôt que de le voir devenu l’ombre de lui-même, un corps sans âme, une sorte de…

— … de plante verte ! ragea la vieille fille qui reprit aussitôt : Sait-on au moins qui a tiré sur lui ?

— Non. Il semblerait que toute la clique ait réussi à s’échapper. Je ne vois pas comment d’ailleurs…

— Un de ces bons vieux souterrains, voyons ! Tous ces châteaux en sont truffés !

— Un : le vieux château n’existe plus, et deux : le professeur et moi avions erré pendant toute la soirée. En outre, renseignée par lui, la gendarmerie gardait les issues…

— Faut croire qu’il en manquait une et…

— La paix, Plan-Crépin ! intima la marquise. On parlera de tout cela à l’hôtel. Je vous avoue, Adalbert, que j’ai une furieuse envie d’un…

— … verre de champagne ?

— Pas ce soir ! Plutôt un bon café – à condition qu’il soit vraiment bon ! – et d’un petit quelque chose dedans ! Comme de toute façon je ne dormirai pas de la nuit…

Une demi-heure plus tard, elle était exaucée et pouvait se détendre dans le cadre paisible d’une des « suites » de l’Univers qu’Adalbert avait retenues pour elles… et celui-ci commençait son récit.

Elles l’écoutèrent sans l’interrompre, ce qui représentait une sorte d’exploit quand Marie-Angéline faisait partie de l’auditoire. Ce fut seulement au moment où il en vint à l’état actuel du drame qu’elle explosa :

— Vous dites que Pauline Belmont est ici ?

— Seigneur ! gémit Mme de Sommières, la voilà repartie !

— Naturellement, répondit l’orateur sans se laisser démonter. Après ce qu’elle a subi nous estimions qu’elle aurait peut-être besoin de soins hospitaliers mais elle les a refusés. Ils ne s’imposaient pas et en outre la police doit l’entendre.

— Oh ! Elle est de bon bois ! Ça on ne le sait que trop ! En revanche, vous feriez mieux de nous dire où est Lisa.

Adalbert n’en avait parlé qu’au moment où ils s’étaient retrouvés dehors. Intentionnellement d’ailleurs, dans l’espoir que le sort dramatique d’Aldo lui permettrait de passer sous silence l’étrange conduite de la jeune femme. Son regard implorant alla chercher celui de la vieille dame mais, cette fois, elle avait changé de camp :

— Désolée, Adalbert ! Moi aussi j’ai besoin de savoir. Je sens que quelque chose vous tourmente et j’aimerais bien le partager. La logique aurait voulu qu’après le coup de feu elle soit restée auprès de son époux même si son attitude quand elle avait remis la rançon ne laissait guère de doutes sur la colère qu’elle ressentait. Alors je demande à mon tour : où est-elle ?

— Je ne sais pas !

— C’est difficile à croire ! Vous ne savez rien ou vous ne voulez rien dire ?

— Je vous jure que je l’ignore. Quant à ce qui s’est passé exactement, je n’arrive pas à trouver une réponse… satisfaisante !

— Pour qui ?

— Pour moi… et plus encore pour vous je le crains ! Je vais donc boucher le trou… mais, pour l’amour du ciel, Angelina, évitez de me sauter à la figure ! Ce sera vite fait d’ailleurs. Lorsque nous nous sommes échappés du château en nous bousculant plus ou moins, Lisa est sortie la première et elle a couru vers l’orée du bois où, sur le chemin, attendait une voiture… et un homme dans les bras duquel elle s’est jetée, après quoi ils ont démarré. Aldo courait derrière elle et moi à une vingtaine de mètres derrière lui. Je l’ai entendu appeler « Lisa ! » mais presque simultanément on a tiré et il s’est écroulé.