— D’où a-t-on tiré ? demanda la marquise dont le visage se figeait.

— De la lisière du bois… un peu à gauche de l’endroit où la voiture se trouvait…

— Mais enfin, il faisait nuit. Comment avez-vous pu voir ?

— Presque comme en plein jour ! Les autorités qui avaient entrepris d’assiéger le château n’opéraient pas dans le noir, tant s’en faut, et n’oubliez pas les flammes de l’incendie !

— Alors vous avez vu celui qui attendait Lisa ?

— Vu oui mais quant à savoir de qui il s’agissait… Il était grand, portait un long pardessus noir ou marine, une casquette de même teinte qui ne m’a pas permis de distinguer la couleur de ses cheveux. C’est peu…

— Il y quand même un détail qui me chiffonne, coupa Plan-Crépin. Pour être arrivé jusqu’à la Croix-Haute, il a fallu que l’inconnu sache où l’on conduisait Lisa…

— À moins de faire partie de la bande et c’est totalement impossible, protesta Adalbert…

— Laissez-moi finir !… Ou qu’il ait réussi à la suivre, ce qui me paraît sacrément risqué étant donné les exigences habituelles des ravisseurs… Cela mettait sa vie en danger sans compter celle des prisonniers…

— Elle risquait de ne pas en sortir vivante ! ajouta la marquise horrifiée.

— De toute façon, personne n’aurait dû en sortir vivant, assura Adalbert. Pas même le brave Wishbone qui avait donné un sérieux coup de main à la Torelli pour quitter l’Angleterre et rentrer au château. Si vous les aviez découverts comme nous l’avons fait le professeur et moi, vous n’auriez aucun doute : ficelés tels des saucissons au milieu d’une salle empestant l’essence !

Songeuse, Mme de Sommières murmura :

— … Et pourtant elle devait savoir qu’il serait là ! Quand elle est sortie du château vous a-t-elle paru hésiter sur ce qu’elle allait faire ?

— Du tout ! Elle a filé droit vers l’inconnu… mais, j’y pense à présent, la voiture nous faisait face et elle a émis deux appels de phares… Donc elle savait qu’il serait à cet endroit ! C’était un signal convenu ! conclut Adalbert soudain très sombre. Reste à savoir de qui il s’agissait.

— Pourquoi pas le fameux cousin Gaspard, amoureux d’elle depuis l’enfance et qui déteste Aldo en proportion ? Il gère, si je me souviens, la succursale parisienne de la banque Kledermann ? Cela expliquerait au moins qu’elle se soit dirigée vers lui en échappant à cet enfer ? proposa Plan-Crépin. Un geste d’affection spontané !

— Leur baiser n’était pas vraiment fraternel bien que rapide !

— Cela ne signifie pas qu’il est son amant ! s’indigna-t-elle. Si elle savait Aldo derrière elle, Lisa s’est seulement offert le plaisir de lui rendre la monnaie de sa pièce. Il ne l’avait pas volé ! Croyez-vous quelle ait pu apprécier de les retrouver ensemble devant elle ? À sa place je leur aurais arraché les yeux à tous les deux !

— La bonne chrétienne que voilà ! s’écria la marquise. Quand vous retrouverez votre confesseur dans notre cher saint Augustin, vous devriez avoir des choses intéressantes à lui glisser dans le tuyau de l’oreille. Quoi qu’il en soit revenons au château ! Adalbert, vous avez entendu Aldo appeler sa femme ? Et elle n’a pas ralenti sa course ?

— C’est bien ça et le baiser n’a pas duré six mois ! Ils ont démarré dans les secondes suivantes…

— Et le coup de feu, a-t-elle pu l’entendre ?

— En vérité je n’en sais rien. Il y avait déjà le bruit du moteur qui tournait quand elle a rejoint l’inconnu. Au moment de la déflagration, la voiture s’éloignait mais elle était encore visible… Oh, et puis je ne sais plus ! Par pitié, Marie-Angéline, abandonnons la question, pour l’instant ! Je comprends que vous défendrez toujours Lisa bec et ongles mais si vous le voulez bien, on en reparlera lorsque l’on sera sûrs qu’Aldo vivra… et ne restera pas infirme ! C’est tout ce qui compte pour moi ! Alors les histoires de bonnes femmes ! continua-t-il, soudain rageur. Je me reproche assez ma conduite envers lui ! S’il vous plaît, n’en rajoutez pas !

Il jaillit de son fauteuil et se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous encore ?

— Voir si Pauline est réveillée et où elle en est ! Parce qu’elle aussi en a bavé, même si vous décrétez que c’est bien fait pour elle !

Le battant claqua derrière lui, laissant les deux femmes muettes à l’exception du « Oh ! » indigné de la vieille fille. Un silence suivit puis Mme de Sommières émit une petite toux discrète :

— Quelle que soit votre opinion, j’aurais plutôt tendance à lui donner raison, Plan-Crépin ! Et au lieu de vous répandre en imprécations vous seriez mieux inspirée de prier pour qu’Aldo nous soit rendu non seulement vivant mais gardant ses facultés intactes ! Quant à l’assassin, vous pouvez être sûre qu’Adalbert remuera ciel et terre pour le retrouver !

— Et je l’y aiderai, morbleu !

Mme de Sommières exhala un soupir fataliste et ferma les yeux. Elle se sentait incroyablement vieille tout à coup…


— Un à la fois ! Pas plus de trois minutes et pas un mot ! ordonna l’infirmière Vernon barrant l’entrée de la chambre du blessé. Qui passe en premier ?

— Moi ! fit Mme de Sommières avec décision.

Et elle entra.

La tête enturbannée de pansements, les paupières closes, le teint cireux, les lèvres décolorées, Aldo présentait une triste mine et la vieille dame ravala courageusement ses larmes mais jugea plus prudent de s’asseoir puis, se penchant, elle toucha doucement l’une des longues mains abandonnées de chaque côté du corps, s’imposant un rude effort pour ne pas la prendre dans les siennes afin de la réchauffer : elle était en effet à peine tiède… mais le blessé dut sentir sa présence et, soudain, il ouvrit les yeux :

— Tante… Amélie ! souffla-t-il avec l’ombre d’un sourire.

— Chut !… Tu ne dois pas parler !

Elle aurait chanté de joie et, cette fois, prit sa main et y mit un baiser avant de la reposer. Le temps imparti était déjà écoulé et elle se leva, franchit la porte sans se rendre compte de ce que les larmes inondaient son visage.

— Nous pleurons ? gémit Marie-Angéline. C’est si désespéré ?

— Oh non ! C’est la joie sans doute : il m’a reconnue !

Déjà Adalbert l’avait remplacée. Deux minutes plus tard il revenait, offrant la mine rayonnante d’un élu qui a vu s’entrouvrir le ciel :

— Il m’a appelé « Vieille Branche ! », soupira-t-il extatique. Il est guéri !

— Pas encore ! rectifia le docteur Lhermitte qui venait d’arriver. Néanmoins je pense sincèrement que l’on peut augurer une remise en ordre totale. À condition toutefois de ne pas courir la poste ! Il lui faut du repos… mais pas dans une chaise longue à papoter de l’aube au crépuscule et davantage ! Alors pour commencer je le garde quinze jours ici. Ensuite il pourra rentrer à Paris en ambulance. Il habite Venise, ajouta-t-il rapidement en voyant Adalbert ouvrir la bouche, mais le voyage est trop long. En outre, à Paris, je souhaiterais un endroit aéré…

— Si le parc Monceau vous convient j’y habite un hôtel particulier ! dit Mme de Sommières. Il y est chez lui autant que moi. Mais pour en revenir à Venise, quand envisagez-vous…

— De le rapatrier ? Pas avant trois bons mois !… Je sais à quoi vous pensez, dit-il en voyant Adalbert se gratter le crâne : la police va vouloir l’interroger ?

— C’est vrai, j’y pensais !

— Je m’en suis expliqué avec le commissaire Desjardins, de Chinon. Comme il était prisonnier et ignorait où il se trouvait, sa déposition peut attendre quelques jours et soyez certain que je ne l’abandonnerai pas ! Enfin, aucun journaliste ne franchira le seuil de sa chambre. Elle va être gardée jour et nuit !

Ayant dit cela, il salua courtoisement les deux femmes, serra la main d’Adalbert et suivit l’interne qui venait réclamer sa présence.

— Eh bien, nous allons donc nous installer ici pour une quinzaine. Nous aurions pu tomber plus mal ! constata la marquise avec une certaine satisfaction. J’ai toujours aimé la Touraine !…

— Ce jardin des rois ! émit Marie-Angéline en écho.

— Allons, tant mieux ! repartit Adalbert. Pour l’instant je vous emmène à Chinon visiter…

— Les ruines du vieux château ? J’adore !… Et peut-être aussi ce qu’il reste de la Croix-Haute ?

— Pour l’instant on va surtout explorer le commissariat de police ! J’ai promis d’y passer aujourd’hui ! Des questions auxquelles il faudra répondre…

— Puisque vous étiez avec lui, ce vieux fou d’Hubert a dû se dépêcher de retracer votre aventure ? marmotta la marquise.

— Sans doute, mais Desjardins se doit de m’entendre aussi. Et puis je vous avoue que je ne serais pas fâché d’apprendre que l’on a réussi à récupérer les joyaux descendant de Borgia, vrais ou faux ! Il est impossible qu’ils aient disparu sans laisser de traces…

Le temps s’était soudain mis au beau et considérablement radouci. Adalbert rabattit la capote de la voiture afin que ses passagères pussent profiter pleinement d’une région où l’approche du printemps se faisait toujours sentir plus précocement qu’ailleurs… La promenade fut charmante mais l’état de grâce prit fin dès que l’on atteignit les locaux de la police où retentissaient les éclats de voix du professeur :

— Quand je vous certifie que ce coteau est troué comme un gruyère vous me répondez que je vois des souterrains partout ! D’abord j’en connais déjà pas mal mais je suis persuadé qu’il y en a d’autres. Sinon, expliquez-moi comment les vipères qui logeaient à la Croix-Haute ont-elles pu disparaître si facilement ?

L’arrivée des nouveaux venus parut soulager Desjardins : il les accueillit avec un empressement révélateur. D’ailleurs son bourreau fut soudain tout sucre et tout miel :

— Je ne désespère pas de vous prouver que j’ai raison ! ne put-il s’empêcher d’assener, pensant ainsi avoir le dernier mot mais, occupé à souhaiter la bienvenue à ses visiteurs, surtout aux deux dames, Desjardins ne l’écoutait plus.

Il se montra soulagé des nouvelles encourageantes qu’on lui apportait :

— Une victime de moins, c’est appréciable, vous savez ? En particulier avec cette sorte de gens ! Songez que l’on a retrouvé dans les gravats le corps du vieux Catannei presque intact… à ceci près qu’on lui avait tiré une balle dans la tête !

— Curieux ! remarqua Adalbert. Selon Mr. Wishbone on avait annoncé sa mort la veille de l’incendie !

— Le légiste, lui, pense différemment. Guère soucieux de s’encombrer d’un malade, ses enfants, ou je ne sais trop ce qu’ils étaient pour lui, l’ont abattu avant de s’enfuir, comptant sans doute sur le feu et les charges d’explosifs disposées ici ou là pour le faire disparaître définitivement. Or, en s’écroulant, le plafond de sa chambre est tombé de telle façon que deux poutres protégeaient le corps…

— C’est une chance – si l’on peut dire ! – qu’il ait été si vite repéré ! Que reste-t-il du château ?

— Un énorme tas de décombres que les gens de la ville, maire en tête, fouillent farouchement. Il ne faut pas oublier qu’ils en étaient propriétaires. Et qu’ils y tenaient !

— L’assurance les consolera ! fit Adalbert.

— Je ne suis pas certain qu’il en existe une. Depuis la mort de M. Van Tilden ils ne s’en sont pas souciés, faisant confiance à des locataires particulièrement généreux ! Monsieur Vidal-Pellicorne, puis-je vous poser quelques questions ?… Ne fût-ce que pour confirmer la déposition du professeur !

— Est-ce que, par hasard, vous mettriez ma parole en doute ? rugit celui-ci.

— Du tout… si ce n’est votre talent de conteur ! Vous aimez tellement les histoires que, sans vous en rendre compte, vous leur donnez facilement un tour poétique dont s’accommodent mal les dures réalités d’une déposition.

— Dans ce cas, je m’en vais ! Adalbert, mon garçon, racontez-lui notre odyssée ! Pour rien au monde je ne voudrais que ma présence vous amène à fabuler aussi ! Venez donc prendre une tasse de thé chez moi, Amélie ! Et vous aussi, jeune fille !

La rancune que cette dernière gardait envers l’ex-beau-frère de la marquise ne résista pas à ces deux mots !

— Avec plaisir ! fit-elle en sautant sur ses pieds.

Naturellement, le récit de l’égyptologue fut en tous points semblable – le talent y compris ! – à celui de son ancien professeur au lycée Janson-de-Sailly mais vint ensuite la question qu’il redoutait et à laquelle Hubert de Combeau-Roquelaure n’avait apporté qu’une vague réponse : qu’était devenue l’épouse d’Aldo ?

— Si j’ai bien compris le professeur la voyait pour la première fois ?

— Absolument. Morosini lui-même ignorait ce cousin-là jusqu’à ce qu’il le rencontre dans ce bureau et vous le savez pertinemment !