— Lâchez ça ! ordonna-t-il en fonçant sur elle.
Surprise, elle émit un glapissement et abandonna la seringue qu’Aldo tendit au notaire en lui disant de l’emballer dans ce qu’il trouverait aux fins d’analyse. Mais déjà Lisa réagissait violemment !
— De quoi vous mêlez-vous ? Sortez ! Vous n’avez rien à voir ici !
Il nota au passage l’emploi nouveau du « vous » mais ne le souligna pas. Il se contenta de hausser les épaules :
— Croyez-vous ? riposta-t-il. Il me semble, à moi, qu’il est largement temps de remettre les choses en place entre vous et moi !
— Il n’y a rien à remettre en place ! Vous avez tout brisé, tout sali…
— Une minute, voulez-vous ? Accordez-moi de faire un peu de ménage… Sortez ! intima-t-il à l’infirmière puis à Gaspard qui, debout devant une fenêtre, regardait dehors à son entrée.
Naturellement celui-ci protesta :
— Pourquoi sortirais-je alors que vous amenez le notaire sans même demander à Lisa si cela lui convient ?
— Maître Hirchberg a bien voulu consentir à servir de témoin… et vous n’avez aucun profit à l’indisposer ! Alors prenez la porte bien gentiment ! Et embarquez votre… acolyte !
— Reste, Gaspard ! s’écria Lisa. Si quelqu’un doit s’en aller ce n’est pas toi. Je suis ici chez moi et j’y reçois qui je veux !
— Pas si je m’y oppose ! Je n’aurais jamais cru qu’un jour viendrait où je devrais vous le rappeler mais je suis votre époux…
— Plus pour longtemps et…
— Si vous voulez ! Il n’en demeure pas moins que jusqu’à ce que soient tranchés entre nous les liens civils et religieux – en admettant que vous y parveniez un jour, ce dont je doute fort ! – vous êtes « ma » femme et comme telle vous m’avez juré obéissance…
— Vous osez ?
— Oui, j’ose ! Et ne vous en prenez qu’à vous-même ! En conséquence de quoi vous priez votre cousin d’aller à ses affaires et d’emmener avec lui cette Wegener dont votre grand-mère ne supporte plus la présence chez elle et que moi je ne veux plus autour de vous !
Elle eut un petit rire qui passa comme un fer rouge sur les nerfs d’Aldo puis, le dédaignant, elle s’en prit à Mme von Adlerstein :
— Grand-mère ! Je ne vous aurais jamais crue capable de vous plaindre de moi à ce débauché !
— Jamais je ne me suis plainte de toi ! Et tu le sais parfaitement, mais tu sais aussi que cette femme m’est odieuse…
— Mais j’en ai besoin !
— Non ! On a réussi à t’en persuader… et c’est un désastre ! Tu n’es plus la même, Lisa ! Ce qui me navre ! Bien sûr tu es sous le coup de deux douleurs immenses auxquelles on ne peut que compatir : la perte de cet enfant et surtout celle de ton père mais ces blessures-là ce n’est pas à coups de drogue qu’on les soigne. C’est en les confiant à ceux qui nous aiment… On les laisse vous envelopper de leur tendresse… et de leur amour !
— Leur amour ? fit-elle avec amertume. Si vous faites allusion à celui de cet homme il y a longtemps déjà que je l’ai perdu ! Croyez-vous que je ne sache pas ce qu’il vaut, moi qui le regarde vivre depuis des années ? Je sais tout de lui : les noms de ses maîtresses, la durée de ses liaisons…
Un discret grincement de porte se fit entendre mais aucun des trois protagonistes de la scène n’y fit attention : le notaire, un doigt sur la bouche, avait entraîné Grindel par le bras avec fermeté et l’évacuait hors de la pièce ainsi que Wegener. Lisa d’ailleurs poursuivait :
— … mais la plus dangereuse était à venir : cette Pauline Belmont qui l’aime passionnément, qui a eu le culot de me l’écrire…,
— … et de t’en demander pardon, coupa la vieille dame. Elle t’a écrit aussi qu’il ne l’aimait pas et qu’en cette malheureuse affaire de train, elle lui avait tendu un piège…
— … dans lequel il s’est laissé prendre avec bonheur !
— Non, Lisa, corrigea Aldo. Je l’ai regretté aussitôt… Je n’ai pas cessé de t’aimer !
— Et moi je ne vous aime plus ! Allez-vous-en ! Nous nous reverrons au tribunal !
Elle avait dit cela du ton qu’elle aurait pris pour congédier un domestique indélicat. La colère d’Aldo s’enflamma :
— Ne me poussez pas à bout ! Si nous devions nous retrouver devant des juges vous pourriez vous en repentir car jamais je ne permettrai que mes enfants…
— Laissez-les tranquilles, ils sont à moi !
— Croyez-vous ? Que vous ne vouliez plus être une Morosini cela vous regarde après tout mais eux le resteront… et aussi catholiques ! Comme mes pères… et le vôtre dont vous faites si bon marché ! Comment pensez-vous qu’il réagirait s’il était présent à cette heure ?
— J’ai toujours fait ce que j’ai voulu !
— Peut-être mal et il y a une fin à tout et cette fin c’est moi ! Quant à ce tribunal que vous réclamez à si grands cris, sachez bien qu’il ne confiera pas mes enfants à une malade – car vous l’êtes que vous l’admettiez ou non !… Tombée au pouvoir de je ne sais quelle drogue et en passe de devenir complètement cinglée !…
— Vous osez ?
— Oui, j’ose ! Mais, bon Dieu, regardez-vous ! Le chagrin que vous éprouvez n’explique pas tout ! À commencer par ce changement qui pourrait laisser supposer qu’il y a en vous deux femmes : celle que j’ai aimée… et que je continue à aimer avec sa beauté chaleureuse, son rire, son cœur immense, son charme que je ne reconnais plus ! Et une autre, froide, dure, butée à la limite de la stupidité… un visage de glace, des yeux vides, et j’ai grandement peur de savoir où cette femme-là est née…
— S’il vous plaît, Aldo, pria la comtesse Valérie. Un peu de pitié ! Songez à ce qu’elle a souffert !
— Mais j’y songe, grand-mère, j’y songe, soyez-en sûre ! Je connais mes fautes et j’étais prêt à tomber à ses pieds ! Aux pieds d’une Lisa blessée, douloureuse, plus proche de vous qu’auparavant alors que…
Un sanglot réprimé cassa sa voix. Il se détourna, toussa, chercha d’une main fébrile une cigarette qu’il alluma puis éteignit après seulement une ou deux bouffées en l’écrasant dans un cendrier. Impassible et comme absente, Lisa se contentait de le regarder comme s’il était transparent. Il eut alors un haussement d’épaules découragé…
— Je vous l’abandonne, grand-mère ! Essayez d’obtenir qu’elle comprenne ce que je m’efforce en vain de lui dire. Je reviendrai demain. À présent, je vais rejoindre maître Hirchberg pour qu’il fasse le nécessaire en ce qui concerne la Wegener ! Qu’au moins vous soyez délivrée d’elle !… Cela n’empêche, fit-il plus bas, que Lisa ait besoin de soins… mais pas de n’importe qui !…
— Oh, j’en suis consciente !… Sortons un instant, voulez-vous ? ajouta-t-elle après un coup d’œil vers Lisa qui était allée s’asseoir à côté de la fenêtre et regardait au-dehors comme s’ils avaient cessé d’exister.
Dans la galerie ils retrouvèrent maître Hirchberg qui faisait les cent pas et vint à leur rencontre :
— Ça y est ! annonça-t-il satisfait. Cette femme est partie en disant qu’elle allait en référer au docteur Morgenthal ! Je crains qu’elle ne revienne avec lui. Vous devriez faire garder cette maison par la police. Vous en avez d’autant plus le droit que la collection dont vous êtes à présent propriétaire a été volée !
— Je ne crois pas avoir celui d’empêcher un médecin de forcer le barrage surtout s’il a été appelé par sa malade… et Lisa ne s’en fera pas faute !
— Sauf si vous êtes là pour le lui défendre ! Ce qui serait au fond plus normal qu’habiter l’hôtel ! Que faisiez-vous d’autre quand vous veniez ensemble visiter Kledermann ?
— C’est exact ! Je ne descendais au Baur que s’il m’arrivait de venir seul. Pour affaires par exemple ! À ne rien vous cacher, je n’aime pas beaucoup cette demeure ! Trop grande, trop solennelle ! Vous aimeriez habiter Versailles, vous ? C’est un peu ce que je ressentais. De plus, je crains que ma présence n’exaspère Lisa !
— N’en tenez pas compte dès l’instant où il s’agit de la protéger d’elle-même ! Je crois, en outre, continua-t-il en considérant des yeux Mme von Adlerstein, que votre présence permettrait peut-être à sa grand-mère de dormir. Elle se sentirait moins seule.
Aldo se tourna vers elle. Toujours aussi droite, toujours aussi majestueuse, mais l’angoisse habitait son regard. Il eut pour elle un sourire qui demandait pardon, prit une main qu’il baisa avant de la garder :
— Vous avez on ne peut plus raison ! Vous voulez bien de moi, grand-mère ?
— Quelle question !
— Alors, c’est entendu ! Je vais voir ça avec Grüber ! Mais si vous vouliez vous charger de la police, mon cher maître, vous me rendriez service puisque je n’y connais personne.
— Moi si ! Reste le neveu ! Vous avez vraiment envie de cohabiter avec lui ?
— Il loge ici ?
— Oui… Alors qu’il a un appartement en ville… et pas loin.
— Je vais régler la question !… Mais je crois que je ne pourrai jamais assez vous remercier de votre aide, maître !
— Vous savez, Moritz était mon ami et j’avais de l’affection pour la petite Lisa. Je crains qu’elle ne soit en train de se perdre…
Aldo raccompagna le notaire jusqu’à la porte d’entrée qu’ouvrit cérémonieusement Grüber, le regarda monter en voiture puis s’adressa au vieux majordome pour lui demander de lui préparer une chambre. La mine lugubre du vieux serviteur s’éclaira instantanément :
— Monsieur le prince reste avec nous ?
— N’est-ce pas tout naturel, Grüber ?
— Certes, certes !… Mais que Monsieur le prince me pardonne : je n’osais plus l’espérer !… Depuis que nous avons perdu Monsieur, tout va de travers dans cette maison ! C’est M. Grindel qui donne les ordres puisque Mlle Lisa est… souffrante !
Son habituel aspect obséquieux fondait à vue d’œil, laissant apercevoir une détresse dont on ne l’aurait jamais cru capable… Les larmes n’étaient pas loin…
— Nous allons faire en sorte que les choses reviennent à plus de normalité ! Pour commencer, au cas où le docteur Morgenthal se présenterait, l’entrée lui est interdite. En outre, je vais prier M. Grindel de regagner son logis. En dehors de moi, vous prendrez vos ordres de Mme la comtesse von Adlerstein… le temps qu’elle sera là du moins car elle souhaite retourner chez elle et emmener la princesse rejoindre ses enfants… Ah, pendant que j’y pense, quel médecin soignait mon beau-père ?
— Le professeur Zehnder, Excellence, mais je ne sais pas s’il est rentré des États-Unis où il était l’invité d’honneur d’un important congrès de chirurgie réparatrice dont il est peut-être le meilleur, à Philadelphie. Sa notoriété est grande…
— Je sais. Où habite-t-il ?
— Une très belle maison ancienne dans la vieille ville qui…
— Téléphonez pour savoir s’il est là et si c’est le cas priez-le… de m’accorder quelques instants…
Sortant de l’un des salons de réception, Grindel fit son apparition au même moment :
— Ah, Grüber ! Je vous cherchais, fit-il sans paraître s’apercevoir de la présence de Morosini, mais celui-ci ne lui laissa pas le loisir d’expliquer ce qu’il voulait :
— Allez-y, Grüber ! Je m’occupe du précieux cousin !
— Ah, vous êtes là, vous ? Je suppose que vous partiez ?
— Oh, que nenni ! En revanche, c’est vous qui allez prendre la porte et sans traîner ! Rentrez chez vous ! Il n’y a aucune raison que vous logiez ici !
— J’y suis pour protéger Lisa ! Sans moi…
— Elle se serait sentie un brin seule ? Seulement maintenant elle ne l’est plus ! Ce rôle me revient !
Le visage massif du cousin Gaspard se fendit en un sourire qui montra de belles dents mais n’atteignit pas les yeux couleur d’ardoise :
— Combien de fois vous a-t-elle dit qu’elle ne voulait pas de vous ? Vous êtes sourd ou borné ? Elle est chez elle !
— Et comme jusqu’à preuve du contraire elle est toujours ma femme, je suis aussi chez moi ! Maître Hirchberg me l’expliquait encore il y a cinq minutes ! Et moi je ne veux pas de vous. Je ne suis pas le seul d’ailleurs ! Grand-mère partage entièrement ma façon de voir…
— Les aristocrates se soutiennent entre eux, c’est atavique ! ricana-t-il. Et je ne vois pas pour quelle raison je me laisserais interdire la maison de ma cousine !
— Qui parle d’interdire ? Vous pouvez venir la visiter quand vous voudrez ! Simplement je ne vois plus aucune raison pour que vous y soyez à demeure…
— Eh bien, moi, j’en vois une et de taille ! Je suis plus jeune que vous, plus fort… vous avez été sérieusement amoché et diminué, mon prince d’opérette ! Alors vous fermez votre auguste gueule sinon…
Dans son regard à la pupille rétrécie, Aldo sentit qu’il allait lui tomber dessus et le prit de vitesse. Les forces décuplées par la fureur, son poing droit partit et le gauche suivit aussitôt, mais Grindel se contenta de vaciller l’air un peu vague. Puis, émettant un grognement animal fonça sur son ennemi, les mains en avant dans l’intention de l’étrangler. Sentant qu’au corps à corps il serait peut-être en mauvaise posture, Aldo, dès qu’il fut au contact, employa une défense qui n’avait que peu de rapport avec le « noble art » et les règles de boxe du marquis de Queensbury : son genou brutalement relevé vint frapper les parties les plus sensibles du mâle normalement constitué… Grindel se plia en deux avec un barrissement de douleur, tituba et s’écroula sur le côté.
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