— Qui vous dit que je n’y enverrai pas la police ?

— Vous me prenez pour un enfant de chœur ? Non seulement votre oncle ressusciterait, mais je ne pense pas que vous jouiriez éternellement des joies de l’existence ! Alors, soyez raisonnable ! Et d’ailleurs, si vous vous décidez à remplir votre part du marché, nous pourrions peut-être travailler de nouveau ensemble ?

— Vous n’êtes pas un peu fou ?

— Je suis très sensé au contraire !… Je viserais volontiers la collection de votre cher cousin Morosini ! Cela aurait l’avantage immense de faire une veuve de votre belle cousine. Réfléchissez-y !

Un déclic marqua la fin de la communication qui avait mis la sueur au front de l’espionne. Et qui reposa délicatement l’appareil sur son socle tandis qu’à quelques mètres d’elle Gaspard Grindel donnait libre cours à sa colère en fracassant un objet qui devait être en faïence ou en porcelaine.

Elle hésita un instant sur ce qu’elle allait faire : le cœur lui battait si rudement qu’il lui semblait remonté dans ses oreilles… De toute façon, il ne fallait pas s’attarder. Rapidement elle reflua vers l’office puis la cuisine où elle eut juste le temps de se jeter sous la table de chêne massif que recouvrait jusqu’aux pieds une toile cirée : Grindel arrivait vers elle. Elle pensa qu’il voulait peut-être sortir par l’escalier de service et retint sa respiration. Mais non ! Il s’arrêta près de son refuge. Elle eut soudain des jambes vêtues d’un pantalon gris à moins de cinquante centimètres d’elle et, simultanément, il laissa tomber sur le sol deux sacs de voyage en toile renforcée de cuir… Il n’avait tout de même pas l’intention de rester là ?

Mais elle eut à peine le temps de se poser la question : les jambes bougeaient, faisaient le tour de la table, s’immobilisaient près d’une armoire dont la porte grinça. Il y eut un bruit de verres, de bouteilles et Marie-Angéline comprit qu’il se cherchait un « remontant ». Elle craignit un instant qu’il ne veuille s’asseoir, auquel cas ses pieds entreraient en contact avec elle qui n’osait bouger pour s’écarter… Par bonheur, il resta debout. Peut-être était-il pressé, sinon pourquoi apporter les bagages dans la cuisine ?

Et, en effet, elle entendit un liquide couler dans un verre, avalé d’un trait et suivi aussitôt d’une seconde rasade après quoi Grindel exhala un soupir de satisfaction, marmotta quelque chose d’incompréhensible puis, beaucoup plus nettement :

— Allez ! Encore un petit coup pour la route !

Et un troisième verre fut avalé à la même allure. Ensuite les sacs opérèrent un mouvement ascendant, les chaussures de daim gris s’agitèrent allant vers la porte où elles stoppèrent net.

— Tiens ?

Il devait s’étonner de la trouver simplement repoussée mais après un instant de réflexion, cela dut lui paraître de peu d’importance et il referma tout derrière lui. Puis il y eut le bruit décroissant de ses pas descendant l’escalier. Il était parti…

Non sans difficulté, Plan-Crépin réussit à s’extraire de sous la table tant elle tremblait, avisa une chaise et se laissa choir dessus. Jamais elle n’avait eu aussi peur de toute son existence ! S’il l’avait débusquée ce… malabar habitué aux courses en montagne et taillé comme une armoire eût été capable de l’étrangler d’une seule main ! Pour mieux se convaincre qu’il n’en était rien, elle en passa une sur sa nuque en tournant la tête, ce qui lui permit d’arrêter son regard sur la bouteille restée sur la table à côté du verre et même pas rebouchée. Elle l’empoigna, constata que c’était du rhum – sans doute destiné à la cuisine – et, sans se fatiguer à dénicher un autre verre, s’en adjugea une lampée… au goulot.

Ce fut quand l’alcool lui brûla la bouche et l’œsophage qu’elle s’aperçut qu’elle était gelée alors qu’à l’extérieur il faisait si doux ! Mais l’alcool la remit d’aplomb. Elle s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau et, certaine que Grindel ne reviendrait pas, entreprit de visiter.

Retrouvant le téléphone d’entrée elle examina l’idée d’appeler Langlois mais préféra s’abstenir afin de ne pas mettre dans l’embarras la précieuse Eugénie Guenon et la concierge.

Elle alla d’abord à une fenêtre en espérant apercevoir Grindel. Et en effet elle le vit traverser l’avenue, rejoindre une petite voiture grise, balancer les sacs dans le coffre qu’il referma à clef puis s’installer au volant et disparaître…

Ensuite seulement, elle fit le tour de l’appartement cossu sans doute mais dont elle s’aperçut vite qu’il ne devait pas être autre chose qu’un meublé et même d’une affreuse banalité ! Le faux Louis XVI des deux salons – de belles pièces cependant et surchargées dans le style haussmannien – avec ses sièges et ses rideaux de reps grenat évoquait davantage la salle d’attente d’un dentiste peu soucieux du moral de ses patients que la « réception » d’un banquier helvétique ; la salle à manger où triomphait le Henri II ne donnait guère envie de s’y attabler pour de joyeuses agapes telles que les célibataires fortunés se plaisaient à en donner ; le mobilier de la chambre à coucher – palissandre presque noir et reps bleu roi – devait émaner en droite ligne des Galeries Barbès, comme le bureau, nanti Dieu sait pourquoi d’un « cosy-corner » – cette fois le reps tournait au vert ! –, d’un coffre-fort banal et d’un bureau qui ressemblait à une caisse munie de tiroirs, d’un fauteuil et de deux chaises de même mouture plus des rayonnages ne supportant que fort peu de livres mais un tas de paperasses ; enfin une salle de bains qui devait dater de la construction de l’immeuble et une moquette d’un beige fade sévissait sur toute la surface de l’appartement cependant que des copies de tableaux de siècles divers s’efforçaient de décorer les murs… On n’avait même pas l’impression que ce logement soit habité… ou alors par un avare comme on ne devait pas en rencontrer beaucoup !

La visiteuse se demanda s’il était arrivé à Lisa de visiter ce séjour enchanteur et opta pour la négative : une femme de goût comme elle aurait poussé les hauts cris avant de s’enfuir en courant. À moins qu’elle n’ait été dans l’état bizarre où on l’avait réduite. Et encore !

Elle aurait volontiers fouillé le bureau mais il était probable que seul le contenu du coffre pouvait être révélateur, et en dehors du fait qu’elle était dans l’impossibilité de l’ouvrir mieux valait laisser à la police le soin de l’inventorier.

Enfin, pensant que le temps courait peut-être plus vite qu’elle ne le croyait, elle regarda sa montre. Il lui restait une dizaine de minutes et ces dames devaient finir leur gâteau. Elle descendit donc, franchit l’angle de la cour et ce n’est qu’en arrivant en vue du portail qu’elle se demanda si Grindel avait refermé ou si, trop content d’avoir trouvé la porte entrouverte, il avait pris soin de la laisser dans le même état. Mais elle ne s’attarda pas à cogiter et décida de courir sa chance. Un rapide signe de croix et elle s’élança sur la pointe des pieds, aperçut le large dos d’Eugénie toujours déployé, toucha la porte et constata avec soulagement qu’elle bougeait. En trois secondes elle fut dehors et se mit à courir comme si une meute la poursuivait. Cet exercice attira l’attention d’un taxi en maraude qui se maintint à sa hauteur :

— Taxi, ma p’tite dame ? Vous avez l’air bien pressée, interpella-t-il.

Elle s’arrêta net, le regarda et comme, sans quitter son siège, il lui ouvrait la portière, elle se décida :

— Bonne idée ! apprécia-t-elle. Conduisez-moi Quai des Orfèvres !

— Chez les flics ? fit-il un brin surpris.

— C’est ça : chez les flics ! Et dare-dare !

Il démarra sans discuter.

— C’est tout d’même pas là qu’vous habitez ? rigola-t-il.

— Non, mais c’est là que je vais ! Et dépêchez-vous !

Pour lui faire clairement comprendre qu’elle n’en dirait pas davantage, elle se cala au fond de la banquette, passa une main dans la dragonne et tourna la tête de l’autre côté. Déçu mais désireux de lui montrer ses talents, il démarra sur les chapeaux de roue. Par chance, c’était un véritable virtuose du volant et un quart d’heure plus tard il stoppait devant l’entrée de la police judiciaire. Marie-Angéline voulut le régler mais il objecta :

— Vous préférez pas qu’je vous attende ? À moins qu’on vous y garde et que vous n’avez pas la tête à ça ! C’est pas facile de trouver un confrère par ici et c’est l’heure de pointe !

Elle n’eut pas le loisir de répondre : l’un des factionnaires se penchait à la portière en touchant son képi.

— On ne stationne pas ! Vous désirez quelque chose, madame ?

— Voir le commissaire principal Langlois. S’il est présent évidemment !

— Je ne l’ai pas vu partir !

— En ce cas, attendez-moi, chauffeur !

— Je serai en face ! fit-il ravi.

L’instant suivant, la fière descendante des Croisés franchissait, non sans une certaine appréhension qu’elle s’efforçait de cacher, ce seuil que tant de célébrités du crime avaient franchi avant elle, grimpait au premier étage où un planton, assis derrière une petite table pourvue d’un téléphone, lui demanda ce qu’elle voulait.

Elle répéta sa demande qu’elle compléta en présentant sa carte de visite dont elle espérait beaucoup. Et le résultat dépassa ses espérances : à peine avait-elle vu son messager disparaître dans ce qui devait être le bureau du grand chef qu’elle en vit surgir celui-ci en personne :

— Si je m’attendais !… Mais entrez, entrez ! Et asseyez-vous !

Il semblait bien agité – et même plutôt amusé ! –, cet homme toujours tellement maître de lui ! Pratiquement propulsée dans un fauteuil, Plan-Crépin remit à une date ultérieure l’examen de cette grande pièce qu’Aldo et Adalbert connaissaient de longue date. On ne lui en laissa pas le temps.

— Mademoiselle du Plan-Crépin chez moi ? C’est un jour à marquer d’une pierre blanche ! fit-il en souriant. Mais je suppose que vous n’êtes pas venue uniquement pour me dire bonjour ! J’en serais ravi car nous avons rarement l’occasion de bavarder tous les deux… et vous savez que je regrette souvent de ne pas pouvoir vous engager ?

Dieu qu’il était charmant quand il le voulait ! Plan-Crépin ne douta pas un instant qu’il soit sincère mais s’inquiéta tout de même de sa réaction à l’écoute de sa confession. Et comme il supposait qu’elle apportait des nouvelles du tandem Aldo-Adalbert, elle prit une profonde respiration et répondit :

— Non. J’ai à vous donner des nouvelles d’un assassin !

Il tressaillit. Son sourire s’effaça, ses sourcils se froncèrent et son visage se ferma tandis qu’il retournait s’asseoir derrière son bureau.

— Lequel ?

— Gaspard Grindel ! Je l’ai vu il n’y a pas une heure !

— Et où, s’il vous plaît ?

— Dans son appartement de l’avenue de Messine où il avait dû venir chercher quelque chose. Quand il est parti il emportait deux sacs de voyage.

— Comment le savez-vous ? Vous l’avez vu ? Il vous a parlé ?

— Parlé non, vu oui… enfin pas entièrement. Je n’ai contemplé que ses pieds et ses jambes tandis qu’il s’adjugeait un ou deux verres de rhum dans sa cuisine !

— Et que faisiez-vous dans sa cuisine ?

— Moi ? Rien ! J’étais sous la table !

Voyant le front du policier se charger de nuages orageux et peu désireuse de pousser trop loin la plaisanterie, elle se hâta d’ajouter :

— Persuadée qu’il y avait quelque chose à trouver dans cet appartement, j’ai réussi à m’y introduire…

— Et de quelle façon, je vous prie ?

— Par la porte donnant sur l’escalier de service. J’ai observé qu’elles étaient nettement plus accessibles que les autres. Avec une épingle à cheveux on réalise de grands prodiges…

— Ah oui ? Tiens donc !

Le terrain devenait glissant et Plan-Crépin n’aimait pas l’air gourmand qu’il affichait. Elle choisit l’attaque :

— Écoutez, monsieur le commissaire, ce que j’ai à vous rapporter est plutôt difficile parce que je dois me rappeler chaque parole du dialogue dont j’ai été le témoin. Alors si vous m’interrompez tout le temps je n’y arriverai pas !

— Pardon !… Une seule question : entre qui et qui ce dialogue ?

— Entre Grindel et l’individu qui se prétend la réincarnation de César Borgia.

— Dans ce cas, allez-y !

Posément, en se donnant le temps de choisir ses mots – au moins au début ! –, Plan-Crépin raconta son aventure. Comment croyant explorer un appartement vide elle avait eu la surprise d’y découvrir le cousin et comment, en se servant du téléphone de la galerie d’entrée, elle avait pu surprendre l’accrochage verbal entre les deux hommes que sa fantastique mémoire lui permit de restituer intégralement et quasi mot à mot et comment, ensuite, elle s’était retrouvée sous la table de la cuisine.