Fidèle à sa promesse, Langlois l’écouta sans broncher mais avec un intérêt croissant :
— Incroyable ! exhala-t-il. Puis il se leva. Pourriez-vous répéter encore une fois cette conversation ? Mais moins vite, soyez gentille !
— Ça, c’est plus difficile ! Si je dois me souvenir de tout je dois aller vite !
Il sortit de son bureau et revint trois minutes plus tard accompagné d’un jeune homme d’environ vingt-cinq ans qu’il présenta :
— Voici Henri Vannier ! Comme vous pouvez le voir à la petite machine qu’il apporte, il est sténotypiste ! Aussi rapide que ceux de l’Assemblée nationale et il nous rend d’énormes services, puisque grâce à lui nous pouvons étudier tout à loisir les échanges verbaux les plus vifs. Installez-vous, Henri. Et quand vous serez prêt…
Le jeune homme posa son engin sur une table d’appoint, fit un sourire à Marie-Angéline qui le lui rendit et attendit la suite. Ce qui ne tarda pas… Plan-Crépin répéta à la même allure que précédemment le dialogue téléphonique et sans en varier d’un iota sous l’œil mi-amusé mi-admiratif de Langlois :
— J’ai de plus en plus envie de vous enlever à Mme de Sommières ! la félicita-t-il quand Vannier fut reparti ! Vous êtes une aide précieuse et le tandem Morosini-Vidal-Pellicorne a de la veine de vous avoir…
— Puis-je poser une question ?
— Je crois que vous l’avez mérité.
— Comment se fait-il que Grindel soit à Paris ? Je croyais qu’il était assigné à résidence à Zurich sous la surveillance de la police !
L’instant de grâce était fini. Le visage de Langlois retrouva ses ombres :
— Je le croyais aussi ! Il a dû réussir à s’enfuir. Je ne vois pas d’autre explication. La police est plus que fiable en Suisse, composée de gens honnêtes et courageux qui se veulent serviteurs de la loi mais…
— Mais ?
— Peut-être leur manque-t-il la ruse et ce Grindel comme son complice m’ont l’air d’en avoir à revendre ! À propos où sont passés les « Frères de la Côte » ?
— Vous voulez dire Aldo et Adalbert ? répliqua Plan-Crépin en laissant fuser un petit rire. Ils seraient contents s’ils vous entendaient les associer à la ruse !
— Convenez avec moi qu’ils n’en manquent pas ! Vous non plus d’ailleurs !
— Je n’ai pas entendu. Quant à eux, ils ne vont pas tarder à revenir. Ils sont seulement allés à Venise où Aldo désirait régler quelques affaires avec Guy Buteau…
Elle se levait pour prendre congé. Il la retint :
— Encore un mot ! Les sacs que vous avez eus sous les yeux ? Pouvez-vous les décrire ?
— Des fourre-tout que l’on emporte en voyage. En toile de lin renforcée de cuir havane. D’une bonne maison d’ailleurs. Je dirais Lancel ou Vuitton… mais plutôt Lancel à cause du tissu.
— Assez grands pour contenir la collection Kledermann ?
— C’est à Aldo qu’il faudrait poser la question. Moi je ne l’ai jamais vue.
De ses deux mains elle indiqua approximativement les dimensions :
— À peu près cela ! Et à condition que l’on ait vidé les écrins et mis les pièces dans des sachets de peau. Ce qui leur sera dommageable s’ils sont plus ou moins entassés…
— Autre chose ! La collection Morosini ? Vous la connaissez celle-là ?
— Oui. Elle n’est pas aussi impressionnante mais elle vaut tout de même le déplacement. Magnifique !… En revanche, celui qui essaierait de se l’approprier devrait être non seulement un maître cambrioleur, mais posséder la force d’Hercule. À première vue c’est une curiosité : un énorme coffre médiéval bardé de fer et scellé dans les dalles de marbre de son bureau. Il est en outre doublé d’une chemise d’acier, bien moderne celle-là, et qui ne s’ouvre qu’avec un code… Dans le mur d’une petite pièce voisine il y en a un autre, moins imposant et caché par un tableau. C’est là qu’il range les bijoux de Lisa et ceux qui sont en transit.
— Vous n’auriez pas les codes, par hasard ? fit Langlois amusé.
— Tout de même pas, non ! Puis jetant un coup d’œil à sa montre-bracelet : Je pense que mon taxi a suffisamment attendu et si vous n’avez plus besoin de moi…
— Dans l’immédiat non… Et je vous remercie sincèrement d’être venue sur-le-champ vous… confesser ! Je vous raccompagne…
Arrivés à l’escalier, il prit la main qu’elle lui tendait pour la serrer virilement puis ajouta :
— Il faudra qu’un de ces jours vous me fassiez la démonstration sur l’art d’ouvrir une porte au moyen d’une épingle à cheveux ! Vous savez, je suis un peu comme Louis XVI : tout ce qui touche à la serrurerie me passionne !
En rentrant rue Alfred-de-Vigny, Plan-Crépin trouva un véritable comité d’accueil : tout juste débarqués de Venise, Aldo et Adalbert s’efforçaient de calmer Mme de Sommières à peu près persuadée qu’il était arrivé un malheur à son fidèle bedeau. Elle en était aux larmes qui se changèrent vite en colère :
— Vous avez vu l’heure ? Et je vous avais avertie que si vous n’étiez pas là à sept heures je préviendrais Langlois !
— Que ne l’avons-nous fait : j’étais chez lui justement.
— On vous avait arrêtée ?
— Non. J’y étais allée de mon plein gré pour lui raconter ce dont j’avais été témoin. Bonjour, Adalbert, bonjour, Aldo ! Quel dommage que vous ne soyez pas rentrés plus tôt ! Je vous raconte mes péripéties dans cinq minutes. Permettez que d’abord j’offre des excuses à notre marquise !
— Plus tard, les excuses ! Passons à table ! Vous nous raconterez vos exploits en dînant ! Eulalie doit déjà être en transe !
Le ton raide tentait de masquer l’inquiétude que Mme de Sommières venait de vivre et qu’après une ou deux respirations profondes elle acheva d’éradiquer en se faisant servir par Cyprien et avant même le potage, un verre de… chambertin qu’elle avala d’un trait et qui lui rendit des couleurs. C’était tellement inattendu chez cette prêtresse du champagne qu’Aldo réclama :
— Puisqu’on balaie les traditions, on ne serait pas contre la même médecine, fit-il repris en chœur par les deux autres.
Après quoi on renvoya le potage à la cuisine « pour ne pas se noyer l’estomac » et en attendant qu’apparaisse le premier plat Mme de Sommières ordonna :
— Allez-y maintenant, Plan-Crépin ! On a assez attendu ! Qu’avez-vous trouvé chez ce Grindel ?
— Grindel en chair et en os… Mais soyez tous rassurés : il ne m’a pas vue et moi je n’ai vu que ses jambes.
Et, pour cet auditoire au moins aussi attentif que le précédent, elle réitéra le récit de son aventure augmenté de sa visite au Quai des Orfèvres. Le plus prompt à réagir fut Adalbert :
— Mais sacrebleu pourquoi les Suisses ne l’ont-ils pas bouclé purement et simplement ?
— Pour un faux témoignage que d’ailleurs Lisa a confirmé ? Ce n’est pas suffisant ! répondit Aldo. Un bon avocat pourrait alléguer une foule de raisons. Ils l’ont seulement mis en résidence surveillée…
— Bravo pour la surveillance ! Et où est-ce que l’on va le trouver à présent ? De toute évidence, il n’habite plus son appartement où il est rentré en catimini et très certainement pour récupérer les sacs. Toi qui la connais, penses-tu qu’ils puissent contenir la collection de ton beau-père ?
— Privée de ses écrins sans aucun doute ! Une bague, une paire de bracelets, cela ne tient guère de place… Il faut seulement espérer qu’aux mains de ce vandale elle n’aura pas trop souffert !
— Incroyable ! s’écria la marquise en lâchant bruyamment son couvert dans son assiette. Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour entendre une chose pareille ! Chez moi et venant de vous deux !
— Quoi donc, Tante Amélie ?
— Les bijoux ! Encore les bijoux ! Toujours les bijoux ! Et ce malheureux Kledermann ? Il me semble qu’avant de vous préoccuper de sa collection vous pourriez songer à lui, à sa vie ! Si j’ai bien compris le reportage de Plan-Crépin, il lui reste quinze jours à vivre et vous…
Elle était au bord des larmes. Aldo posa sa main sur la sienne qu’elle pressa affectueusement.
— Naturellement nous y pensons. Admettez cependant que la meilleure façon de préserver sa vie est de courir à la recherche de son bien le plus précieux après sa fille et ses petits-enfants ! Or comme vous venez de le faire remarquer nous ne disposons que de quinze jours…
— … et pas la moindre idée de l’endroit où Grindel devrait apporter l’un des sacs ! compléta Plan-Crépin…
— Si vous avez des lumières là-dessus, ne vous gênez surtout pas pour nous éclairer ! fit Aldo agacé.
— Vous en savez autant que moi, alors faites marcher vos petites cellules grises, comme dirait Hercule Poirot, le petit Belge perspicace de cette Mme Agatha Christie que nous avons eu le plaisir de rencontrer en Égypte !
Adalbert se mit à rire, ce qui eut l’avantage de détendre l’atmosphère.
— Du calme tous les deux ! Ce n’est pas en se bagarrant qu’on fera avancer les choses !
— Tu aurais une idée ?
— Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Selon moi, cela ne devrait pas être très loin de l’endroit où le corps du faux Kledermann a été retrouvé.
— Là-haut, près de Dieppe ?
— La falaise de Biville ?
— Pourquoi pas ? Essayons de raisonner ! Grindel n’a pas dû disposer de beaucoup de temps pour cambrioler la chambre forte. D’autre part, il ne pouvait pas aller jusqu’en Angleterre récupérer la clef aussitôt après l’enlèvement…
— C’est entendu, cela lui aurait valu un sacré bout de chemin pour regagner Zurich ! Sans compter le passage des frontières.
— … qu’il pouvait à ce moment-là franchir sans difficulté. Je vous rappelle que c’est un as du volant possesseur d’au moins une voiture de course ! On avale des kilomètres avec ça !
— La voiture que j’ai aperçue avenue de Messine n’avait rien d’un bolide, observa Plan-Crépin. Plutôt grise et petite, elle n’avait rien peur attirer l’attention. L’idéal pour passer inaperçu ou pour faire des achats dans Paris. Aussi j’ai dans l’idée qu’il ne devait pas aller bien loin.
— Ce qui veut dire ?
— Qu’il doit avoir un autre pied-à-terre ici ou dans la proche banlieue parisienne. Même s’il y avait une bouteille de rhum et si un certain désordre régnait dans le bureau, cet appartement n’a pas été occupé depuis plusieurs jours.
— Il serait seulement venu y récupérer les sacs qu’il y aurait entreposés après le vol ? fit Aldo dubitatif… N’était-il pas plus simple de les rapporter en Suisse ? Évidemment il y a la frontière à passer !
— Quelque chose me dit que ça ne devrait pas lui poser de problèmes ! émit Adalbert. Il est bâti comme un montagnard, ce type…
— Beaucoup le sont, en Suisse, fit remarquer Tante Amélie. C’est le pays qui veut ça !
— Sans doute, mais j’aimerais tout de même savoir où il est né. Il faudra le demander à Langlois. En admettant que ce soit du côté du Jura, il pourrait connaître certains chemins de contrebandiers…
— Tu rêves, mon vieux !…
— Alors sois bon, ne me réveille pas encore ! Voilà comment je vois le tableau : une belle nuit, il monte avec sa voiture jusqu’à une distance raisonnable de la ligne frontalière. Il la laisse dans une planque repérée d’avance et continue son trajet à pied. Arrivé en Helvétie, il cache les sacs dans un coin X ou Y, retourne chercher l’auto puis s’en va tranquillement présenter son passeport aux douaniers, fait un bout de route, après quoi, la nuit suivante par exemple, il ne lui reste plus qu’à récupérer le trésor de l’oncle Moritz !
— Ingénieux ! apprécia Plan-Crépin, mais, dans ce cas, pourquoi avoir laissé cette fichue collection ici ? Il doit bien avoir un endroit où la cacher ?
— Sans doute, mais son associé est en Suisse lui aussi, même si c’est un canton différent, et comme Grindel n’a nulle envie de partager et qu’il est suspect à Zurich, il a jugé plus prudent de revenir en France où il avait jusqu’à présent une situation confortable, bénéficiant du privilège d’être un banquier suisse, dirigeant une banque suisse. Évidemment, de la façon dont tournent les choses, il devenait urgent de reprendre possession de ladite collection dans cet appartement où la police risque de venir farfouiller… et là-dessus le coup de téléphone de Borgia vient lui tomber sur le poil. Peut-être même s’est-il affolé ? Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui annonce que son oncle est toujours bien vivant et qu’on le tient caché, tout prêt à ressusciter si Grindel s’obstine à faire cavalier seul et à garder le magot pour lui ! À la réflexion, ce doit être cette dernière explication qui est la bonne…
— Alors autre question : comment Borgia a-t-il su qu’il était là pour lui répondre ? demanda Plan-Crépin.
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