— Je pencherais plutôt pour le Brésil ! fit rêveusement Adalbert. Il est encore plus facile de s’y refaire une nouvelle vie… et en plus les pierres précieuses – n’oublions pas la passion de Gandia pour les joyaux ! – y poussent comme les pissenlits après la pluie !

— Quoi qu’il en soit, coupa Aldo en se levant pour partir, la priorité absolue c’est d’être présent à l’entrevue de ces deux salopards !

— Restez encore un instant, j’ai quelque chose à vous montrer…

Langlois prit un dossier dans un tiroir de son bureau et l’ouvrit pour en sortir une photo qu’il tendit à Aldo :

— Vous connaissez cet homme ?

Morosini scruta l’image qui représentait un homme en smoking, qu’il portait d’ailleurs avec une certaine allure, appuyé à une rambarde derrière laquelle on apercevait une plage et la mer. Il avait l’impression de l’avoir déjà vu sans réussir à le situer. Après quoi il la passa à Adalbert en disant :

— Il ne m’est pas inconnu mais son nom ne me revient pas. Et toi ?

— En dehors du fait qu’il me rappelle vaguement ton beau-père…

— Bravo, Vidal-Pellicorne ! L’homme s’appelle… ou s’appelait James Willard. Il était croupier au casino d’Eastbourne. C’est Warren qui vient de m’envoyer cette photo. Willard a disparu depuis un moment déjà et je dirais…

— … qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’il repose à présent dans un cimetière zurichois ! acheva Aldo soudain très sombre.

Il avait repris le portrait et, en surimpression, revoyait l’effroyable dépouille qu’il avait dû contempler dans un caveau de la morgue.

— Avait-il de la famille ? demanda-t-il.

— Une femme et deux enfants. Le fils sert dans la Marine royale. La fille est mariée à un assureur et elle a une fille… Je vous rassure, Morosini, car je vous connais bien, leur situation financière est satisfaisante…

— Si nous retrouvons Moritz vivant, cela m’étonnerait qu’il se contente de votre conviction. Sinon… mais n’allons pas trop vite ! Warren sait-il où en sont les choses ?

— Je viens seulement de recevoir ça mais je vais l’appeler… dès que vous serez partis, fit-il gracieusement. Il faut qu’il sache exactement où nous en sommes sinon il va m’envoyer la moitié de Scotland Yard ! Vous savez comment il est ? La disparition d’un banquier milliardaire suisse l’intéresse mais nettement moins que celle d’un sujet de Sa Gracieuse Majesté ! Cela posé, j’appelle Sauvageol. Le plus simple est encore que vous l’emmeniez faire un tour sur les bords de la Marne. Cette balade vous permettra de le jauger... et de vous convaincre de ses capacités ! Je ne crains pas d’affirmer qu’en dépit de sa jeunesse il est en passe de devenir le meilleur de mes inspecteurs !

— Ce qui signifie que vous l’engue… que vous le maltraitez à longueur de journée en vertu du bon vieux principe « qui aime bien châtie bien » ? avança Adalbert suave.

— Que vous voilà donc délicat dans vos propos ! C’est vrai que je l’engueule plus fort que les autres… quand il le mérite ! Ce qui n’est pas souvent. Et si vous désirez des détails sur la vie que l’on mène à Lugano, il vous racontera tout ce que vous voudrez !

Quelques minutes plus tard, présentations faites et ordres donnés, les trois hommes quittaient le Quai des Orfèvres. Il ne faisait aucun doute que le courant de sympathie fonctionnait dans tous les sens et cela dès que l’on eut rejoint la voiture. Comme Morosini voulait lui laisser la place à côté du chauffeur, Sauvageol refusa :

— Avec votre permission, je préfère monter derrière !

Adalbert se mit à rire :

— Vous redoutez la place du mort ?

— Évidemment non. Seulement je préfère que l’on ne me remarque pas dans un coin où il ne doit pas y avoir foule, sauf peut-être dans l’après-midi où l’on promène les enfants au bois. Il faut que je sois quasiment invisible !

L’avenue de la Belle-Gabrielle offrait, dans la journée, une image plus rassurante qu’en pleine nuit. Comme il faisait beau, voitures, vélos et promeneurs avaient pris possession du bois de Vincennes, cependant que dans les maisons la plupart des fenêtres étaient ouvertes.

De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs ; Adalbert put s’offrir le luxe d’un créneau impeccable afin de permettre au jeune inspecteur d’examiner les lieux à son aise.

À la lumière du jour, les Bruyères blanches apparaissaient différentes. Ce n’était plus qu’un vaste pavillon confortable, aux fenêtres et au jardin fleuris, ouvert à la douceur d’une belle journée. Assis à l’ombre de marronniers, un homme aux cheveux blancs lisait un journal, un panama et une canne posés sur une chaise auprès de lui. À l’étage, une femme en tablier bleu, les cheveux cachés par un torchon, frottait les vitres avec énergie.

— Le lecteur de journal, c’est Schurr ? interrogea Sauvageol qui avait sorti un appareil photo.

— En personne ! répondit Aldo. Il est facile à reconnaître, n’est-ce pas ?

— Oui. Il est drôlement beau pour son âge. Et la femme perchée ?

— J’ignore ! Probablement la bonne !

— On peut repartir ! J’en ai assez vu pour le moment, reprit le policier après un silence attentif. Si j’ai pigé ce qu’a dit le patron, la collection Kledermann doit se trouver là-dedans ?

— Quand Grindel a quitté l’avenue de Messine, il emportait deux sacs de voyage qu’il a casés dans la malle arrière d’une voiture grise sans le moindre signe distinctif ! On ne voit pas ce que ça pourrait être d’autre ! fit Adalbert qui s’arrêta pile et se rangea de nouveau.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— La Citroën grise, derrière ! Elle va entrer dans le jardin des Bruyères.

En effet, une voiture, le nez à la grille, obstruait l’avenue derrière eux. Grindel en sortit pour aller ouvrir mais déjà Sauvageol sautait à terre, son Kodak à la main et un peu courbé afin de rester à l’abri des voitures en stationnement, mais revint tout aussi vite.

— On peut y aller ! dit-il en tirant un carnet de sa poche pour y griffonner des chiffres. J’ai le numéro de la voiture. Un numéro suisse d’ailleurs ! De Zurich ! C’était Grindel ou l’autre ?

— Grindel lui-même ! renseigna Aldo. On dirait que vous avez une sacrée chance, inspecteur !

— Oh, j’en suis convaincu ! acquiesça-t-il en rangeant son calepin et son appareil avec un large sourire. C’est peut-être parce que j’y crois ? Ça aide, vous savez ? Vous n’en manquez pas non plus !

— J’y croyais mais depuis quelque temps…

— Règle numéro 1 : ne jamais douter ! Même dans les pires circonstances ! Exemple : le type qui vous a tiré dessus à Chinon aurait dû vous tuer… mais il vous a raté ! De peu mais raté tout de même et ça fait toute la différence !

— Mon garçon, approuva Adalbert, vous avez une philosophie qui me plaît ! Si on allait déjeuner au bord de l’eau ? Il fait un temps superbe !

— Merci infiniment ! fit Sauvageol en riant, mais pour moi ce sera le Quai des Orfèvres !

Et pour les deux compères, la rue Alfred-de-Vigny où les attendait une Plan-Crépin déjà surexcitée :

— Alors ? Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose, déplora Aldo. On a fait une balade au bois de Vincennes, Sauvageol a photographié la maison et on a vu entrer Grindel avec la voiture grise, une Citroën dont il a noté le numéro…

— Et vous appelez ça pas grand-chose ? Mais sapristi, je me demande…

— Rien du tout !… Tante Amélie, peut-on vous l’emprunter pour une heure ou deux cet après-midi ?

— Plan-Crépin ? Avec bonheur, mon ami ! J’en profiterai pour m’accorder une sieste. Elle est tellement énervée qu’elle déteint sur moi !

— Où veux-tu aller ? demanda Adalbert.

— À l’Opéra ! Ça te va ?


On n’alla pas tout à fait jusque-là mais au coin du boulevard des Capucines et de la place de l’Opéra où s’élevait sur plusieurs étages le luxueux magasin Lancel dont la vue fit sourire Marie-Angéline qui avait compris.

— C’est à quel étage les bagages ?

— On va le savoir tout de suite !

C’était au troisième où un petit ascenseur les déposa presque dans les bras d’un jeune vendeur élégant qui s’enquit de leurs désirs. Et ce fut Plan-Crépin qui se chargea de la réponse :

— Nous voulons voir vos sacs de voyage.

Ils en eurent bientôt un large éventail, de tailles et de formes différentes mais elle n’hésita pas, désignant un modèle au profil de polochon fait de forte toile havane renforcée de cuir plus clair :

— Voilà celui que nous cherchons !

— Et il nous en faudrait deux ! compléta Aldo.

— Si vous voulez bien m’excuser, je vais aller voir à la réserve ! fit le jeune homme avec empressement.

Il revint quelques minutes après portant les objets demandés. Pendant son absence, ses clients – il y en avait de nombreux à cet étage du magasin ! – n’avaient pas échangé une parole, se contentant d’errer à travers le rayon qui sentait bon les cuirs de qualité. Cette longue errance permit à Adalbert de tomber amoureux d’une mallette de crocodile noir dont le prix fit atteindre le ravissement au jeune vendeur quand il revint muni de la copie conforme du sac. Il les accompagna à la caisse avec la mine d’un chef de guerre amenant des rois captifs à son maître et, après les avoir salués, les quitta avec de visibles regrets…

— Je croyais que tu avais déjà une montagne de bagages ? remarqua Aldo tandis qu’ils regagnaient la voiture.

— Il en va des valises comme des hommes : elles s’usent ! Singulièrement la mallette qui m’accompagne toujours lorsque je prends ma chère Amilcar qui mérite le meilleur ! C’est en pensant à elle que je n’ai pas résisté à celle-là ! acheva-t-il sur un soupir ravi.

— Dans ce cas, tu devrais la faire rhabiller entièrement en croco ta « charrette » ! Ce serait encore plus chic !

— Quand vous aurez fini de parler chiffons on pourra peut-être aborder les affaires sérieuses ? s’indigna Marie-Angéline. Votre idée est excellente, Aldo, mais la réalisation me paraît compliquée ! D’abord nous ignorons le poids de chacun des sacs ! Ils m’ont paru assez lourds quand Grindel les a déposés devant mon nez pendant que j’étais sous la table, mais ce n’est qu’une impression !

— On peut s’en faire une idée approximative en pesant les bijoux de Tante Amélie enveloppés de daim. Ainsi que de l’espace qu’ils occupent.

Arraché à son plaisir de s’être offert un bel objet, Adalbert se décida enfin à s’intéresser au but de l’expédition :

— Dites donc, vous deux, vous n’auriez pas dans la tête l’envie de cambrioler les Bruyères blanches ? Ce serait du suicide !

— Et il n’en est pas question. En revanche, il devrait être possible, dès que nous connaîtrons le lieu du rendez-vous de ces deux fripouilles, de suivre Grindel et de procéder à l’échange des sacs pendant le voyage. Un seul naturellement puisque César ne réclame que la moitié…

— Aussi pourquoi en as-tu acheté deux ?

— Parce que c’est plus prudent. César peut réclamer le second. Inutile d’ergoter : de toute façon on n’en est pas là ! Mais revenons-en à la rencontre. Elle sera peut-être musclée… ou peut-être pas, mais ne mettra pas la vie de Moritz en danger. Il se peut que le pseudo-Borgia envoie Gaspard chercher l’autre sac…

— Ça m’étonnerait, dit Adalbert. Ce ne sont des enfants de chœur ni l’un ni l’autre et on risque d’avoir des surprises si, comme je l’espère, on réussit à assister à l’entrevue…

— Justement ! Si on parlait de celle-là ? reprit Plan-Crépin. Où pourrait-elle avoir lieu selon vous ?

— Si c’est César qui choisit, pourquoi pas Lugano ? Il y est chez lui.

— Trop ! Gaspard se méfiera et comme il a décidé de prendre l’offensive il proposera sûrement un endroit différent. D’autre peut, il voudra s’assurer que son « partenaire » exécutera sa part du contrat et, de préférence, en sa présence… et on ne m’ôtera pas du crâne, conclut Marie-Angéline, que Kledermann est séquestré quelque part dans la villa Malaspina.

— Je ne vous ai pas attendue pour y penser, dit Adalbert, mais je vous rappelle que nous avons là-bas un poste avancé qui, à part la présence d’une vieille folle, n’a même pas entraperçu César, que Sauvageol – qui lui est resté un moment – a fini par rentrer parce qu’à part ladite vieille folle il n’a jamais rien remarqué d’extraordinaire et que le bruit court, à présent, qu’ayant sans doute d’urgents besoins d’argent, César aurait vendu la Malaspina pour en faire une clinique. Donc…

— Donc il y a quelque chose qui nous échappe, enchaîna-t-elle têtue. Une malade mentale tellement surveillée qu’on lâche dans le jardin, la nuit, des dobermans aux crocs meurtriers ? Où est la nécessité ? L’empêcher de se promener sous les étoiles au risque de la réduire en bouillie ? Empêcher qu’on l’enlève ?