— On ne sait pas où on va mettre les pieds alors mieux vaut trop que pas assez. Souviens-toi de notre joyeuse soirée au château d’Urgarrain !

Ils allèrent prendre la place qu’ils s’étaient choisie et qui permettait de ne rien perdre de ce qui se passerait derrière l’église puis, abrités par le renfoncement du mur et la retombée du lierre, ils attendirent…

Pas très longtemps. Juste avant que le clocher ne sonne avec vigueur la demie de onze heures, une voiture qu’ils ne connaissaient pas et venant du sud, qui devait donc être celle de César, vint stopper sur les arrières de l’église au ras de l’espace herbeux. Phares éteints, elle avait glissé sans bruit dans l’ombre plus dense de Saint-Pierre. Et ne bougea plus.

Personne ne descendit. Le silence retomba et l’obscurité empêchait de dénombrer les occupants à l’intérieur, même pour les yeux aigus d’Aldo. Si l’on se référait au dernier coup de téléphone Gandia-Grindel, le premier devait être accompagné d’un de ses sbires et de Kledermann sans doute ligoté et peut-être bâillonné…

— Je ne sais pas ce que tu en penses, chuchota Adalbert, mais je trouve ce rendez-vous plutôt délirant ! Pourquoi en plein village ?… Pourquoi auprès de cette église quand les alentours fourmillent de coins tranquilles et même près d’un lac tellement commode quand on veut se débarrasser d’un gêneur ?

— Pour ce qui est du lac, c’est impensable pour un Zurichois : ce lac est quasi sacré ! Il est le plus propre et donc le plus pur des cantons helvétiques ! Et puis Gandia doit avoir ses raisons.

— Mais s’il invite l’autre à trucider lui-même son oncle, ça va faire du bruit ? Un flingue…

— Pourquoi pas un couteau ? Le vacarme viendra de nous car je ne suis pas là pour le laisser rigoler, conclut Aldo en tirant de sa poche son pistolet dont il débloqua la sécurité et qu’il garda en main.

Adalbert en fit autant. À ce moment un ronronnement de moteur leur parvint et le double pinceau lumineux des phares balaya brièvement l’arrière de l’église.

— Tiens, commenta Adalbert, voilà les Frères de la Côte(13) !

En effet, la silhouette bien connue à présent de la Citroën grise venait se garer au bord du tapis vert à peu près en face de la précédente… Les passagers en descendirent au premier coup de minuit qui fit sursauter les guetteurs. Gaspard tenait le sac de bijoux de la main gauche, gardant la droite dans sa poche. Mathias venait derrière lui. Au deuxième coup, Gandia sortit à son tour et marcha à leur rencontre… et tout se déchaîna pendant que s’égrenaient les dix autres coups de minuit. Avant d’avoir prononcé la moindre parole Grindel sortit sa main de sa poche et tira. Avec un râle bref, César se plia en deux et s’écroula. Presque en même temps, Mathias courant en zigzag arrosait l’arrière de la voiture tandis que Grindel revenait à la sienne dont le moteur tournait, ramassait son frère en voltige et le pied au plancher fonçait vers la rue principale malgré les tirs désespérés d’Aldo et d’Adalbert qui dut effectuer un saut de côté, roulant sur lui-même pour éviter d’être renversé tandis qu’Aldo canardait la voiture dans l’espoir d’atteindre le réservoir d’essence… Mais non ! En dépit de son adresse, la maudite voiture avait déjà disparu !

— C’est pas possible ! Ils sont possédés du démon ! ragea-t-il.

— Tu as quand même dû en amocher un ! remarqua Adalbert en guise de consolation. Mathias doit avoir une balle dans l’épaule !

— Mais il est vivant, bon Dieu ! Vivant, cette ordure, alors que Moritz…

— L’est tout autant, fit Adalbert qui explorait la Fiat abandonnée. Viens voir !

Il y avait bien un cadavre sur la banquette arrière mais ce n’était rien d’autre qu’un mannequin habillé de vêtements élégants.

— On ferait mieux de filer, maintenant, conseilla Adalbert en allant ramasser le sac abandonné. Tout le village va nous arriver dessus et il va falloir s’expliquer avec la police !

Ils s’immobilisèrent pour écouter mais rien ne bougea :

— Ce n’est pas possible ! Ils sont tous frappés de surdité !

— L’horloge qui sonnait minuit sans doute ? Il faut avouer qu’elle fait pas mal de boucan et Grindel devait le savoir.

— Qu’est-ce qu’on décide maintenant ?

— Oh, on n’a pas le choix entre trente-six solutions : on prend la route de Lugano. Je jurerais que ce truand va vouloir faire le ménage à la Malaspina. Et il faut tâcher de lui brûler la politesse. Tu vois qu’on a eu raison de régler l’hôtel et de faire le plein ! Avec de la chance ils vont peut-être souffler un peu avant de passer à l’attaque ?

— Nous aussi… mais juste pour boire du café de notre Thermos… et jeter un coup d’œil à ce sac abandonné avec tant de désinvolture ! fit Adalbert en prenant ledit sac sur ses genoux. Ça m’étonnerait qu’il y ait le moindre bijou là-dedans ! Curieux comme les grands esprits se rencontrent ! ajouta-t-il en extirpant un morceau de coton et un paquet de haricots secs. On n’a tout de même pas le même épicier !



12


Une dette d’honneur

Obsédé par l’idée de voir ce qui se passait au juste à la villa Malaspina, Marie-Angéline consacrait la majeure partie de son temps à l’observer. Du haut de la tour dans la journée mais, le soir venu et le dîner expédié, elle donnait la préférence au mur mitoyen où, l’ayant suivi sur toute sa longueur, elle avait découvert une sorte de dépression à demi recouverte par les retombées d’une aristoloche accrochée au tronc d’un arbre voisin. L’ascension ne lui posant aucun problème, elle allait s’y installer armée de jumelles dès la dernière bouchée avalée et restait là jusqu’à minuit, laissant la fin de la nuit aux observateurs de la tour.

La connaissant, Mme de Sommières s’était bornée à lui demander si son point d’observation lui semblait meilleur que l’autre.

— Bien meilleur ! La villa est plus proche et, surtout, elle est moins de travers. Le soir, quand c’est éclairé et que les fenêtres sont fermées, je peux voir des silhouettes. Et quand c’est éteint j’entends plus distinctement les bruits.

— Et les chiens ne vous ont pas repérée ?

— Si, mais outre que mon odeur doit leur convenir, Boleslas a dû vous dire que les achats de viande ont fortement augmenté ?

— Nous n’effleurons même pas le sujet. C’est Wishbone qui assume les frais de la maison et ce genre de détail ne l’intéresse pas ! En attendant prenez garde à vous et, je vous en prie, ne vous aventurez jamais toute seule dans les jardins de cette fichue clinique !

Cette histoire de clinique, justement, Plan-Crépin y croyait de moins en moins. Certes, une ambulance avait fait son apparition trois jours plus tôt et à la nuit close, mais s’il y avait un arrivage, cela ne changeait strictement rien à Malaspina. Les malades devaient être à peu près au nombre de quatre à présent et cependant quand venait la nuit aucune nouvelle fenêtre ne s’éclairait. On ne les logeait tout de même pas à la cave ?

Idem pour les travaux annoncés par Gandia. Aucune trace ! Pas la moindre brouette de gravats ! Pas le moindre écho de ces chansons que tous les ouvriers du monde, singulièrement les Italiens, fredonnaient ou sifflaient en travaillant ! Devaient-ils envelopper leurs marteaux de chiffons pour ne pas troubler le repos des malades ? Cela non plus l’observatrice n’arrivait pas y croire. Elle y crut encore moins quand, deux nuits auparavant et alors qu’elle s’apprêtait à rentrer se coucher, elle avait recueilli des échos – trop faibles hélas pour y comprendre quelque chose ! – d’une violente dispute opposant un homme, à une femme ! Qu’est-ce que tout cela signifiait ?

À cette occasion, elle s’en ouvrit à Wishbone qui, après l’avoir écoutée attentivement, se déclara prêt à tenter d’élucider l’énigme que représentait la tanière de Gandia. Armés chacun de revolvers, de balles et de steaks premier choix, ils partirent se poster sous l’aristoloche et attendirent que, la ronde du maître-chien effectuée, la maison reprenne son visage nocturne : rez-de-chaussée éteint et seulement trois fenêtres allumées à l’étage. Encore un petit moment et les deux dobermans reparurent, filant droit sur Plan-Crépin à la quête de leurs gâteries quotidiennes. Mais ce soir, il s’agissait de viande hachée à laquelle on avait mêlé un somnifère… en espérant que leur flair ne le détecterait pas. Mais non ! Ils engloutirent le résultat obtenu sans état d’âme apparent et s’endormirent paisiblement…

— Parfait ! approuva Wishbone. On y va maintenant.

Étant donné l’espèce de familiarité qu’elle avait nouée avec les deux toutous et au cas où la dose de somnifère ne serait pas suffisante, Marie-Angéline voulut sauter la première mais Wishbone atterrit presque en même temps qu’elle. Cependant son attention était ailleurs :

— Regardez ! fit-il en désignant l’angle de la terrasse supportant la demeure où venait d’apparaître la silhouette d’un homme occupé à enjamber la balustrade puis, après avoir tenté de s’agripper aux moellons, se laisser tomber. Si celui-là n’est pas en train de s’enfuir je veux bien être changé en rat d’égout !

— Pouah ! Vous ne pourriez pas trouver une autre comparaison ? J’aurais préféré « changé en carton à chapeau », c’est moins répugnant.

— En attendant il n’a pas l’air de se relever ! Allons l’aider ! Ou plutôt je m’en occupe ! Inutile de s’exposer à deux ! Restez là !

Se glissant entre buissons fleuris et topiaires, il rejoignit l’homme qui tombé sur le doc ne s’était pas encore relevé, se contentant de se frotter le dos. Comme il ne l’avait pas entendu venir, il étouffa un cri quand Wishbone se pencha sur lui :

— Vous pensez vous être cassé un os en sautant ? demanda le Texan en anglais.

— Tiens ! Un Britannique… ou plutôt un Américain, dit l’autre pas particulièrement surpris. Pour répondre à votre question je suis seulement un peu étourdi. Étonnant qu’en tombant sur le derrière ça vous résonne dans la tête !

— Si vous êtes en train de vous sauver, il va falloir vous relever et escalader un mur… si toutefois et comme je l’imagine vous avez entrepris de vous enfuir !

— On ne peut rien vous cacher ! soupira l’homme en se remettant sur pied avec l’assistance du Texan. Mais vous-même, que faites-vous là ?

— Nous c’est le contraire. Je dis nous parce que je suis accompagné d’une amie. On serait heureux de visiter ce monument !

— Je ne vous le conseille pas ! D’où venez-vous ?

— D’à côté : la villa Hadriana !

— Ça me va ! Filons !

Tout en rejoignant les aristoloches, Cornélius ne put s’empêcher de faire remarquer à sa trouvaille que pour s’enfuir par une nuit d’été, des vêtements sombres eussent été plus adaptés qu’un chapeau et un pantalon clairs. Seule la veste était foncée.

— Quand on kidnappe les gens, grogna l’inconnu, il est rare qu’on leur laisse le temps de faire leurs malles !

Ils arrivèrent enfin dans l’ombre des arbres où Marie-Angéline trépignait.

— Vous en avez mis du temps ! Vous êtes blessé ? demanda-t-elle au rescapé.

— Non ! Mal au coccyx seulement mais…

Il s’approcha tout près d’elle afin de mieux la voir !

— Dieu me pardonne !… Vous êtes Mlle du Plan-Crépin ?

Elle aussi venait de le reconnaître :

— Le professeur Zehnder ? Vous ici ? Comment…

— Vous ne pensez pas qu’on serait plus à l’aise à la maison pour papoter ? intervint Wishbone impatienté. Et d’abord franchir le mur !

— On y va !

Marie-Angéline allait prendre son élan puis se ravisa :

— Un instant ! Il serait préférable de transporter les chiens plus loin ! Comme on ne sait pas combien de temps ils vont dormir, s’ils se réveillaient ne serait-ce qu’au jour, les gens de Gandia sauraient immédiatement où chercher quand ils s’apercevront de la disparition du professeur !

On les déposa presque au bas des jardins, là où l’enceinte n’était plus commune avec Hadriana mais avec une petite propriété inhabitée, sans oublier de laisser des traces de pieds. Ensuite on regagna le passage où au moyen de branches on s’efforça de tout effacer… Après quoi Plan-Crépin s’enleva la première, se mit à califourchon sur le faîte et se penchant aussi bas que possible tendit la main à Zehnder que le Texan poussa vigoureusement aux fesses sans se soucier de son arrière-train douloureux. En quelques instants, ils étaient de l’autre côté où ils trouvèrent Hubert et Boleslas pour les recevoir.

Aucune lumière n’était allumée. Seul le salon était éclairé, mais persiennes et doubles rideaux l’occultaient. Dans la villa Malaspina, le silence était total. L’évasion du célèbre chirurgien était parfaitement réussie…