— Formellement !
— Pour elle c’est tout ou rien ? Alors c’est qu’elle est idiote !
— Pas complètement, rectifia la marquise. Pour ce genre de femmes habituées à vivre sous les feux de la rampe et avoir à leurs pieds des foules délirantes, se retrouver dans l’anonymat, passer inaperçue, devenir madame Unetelle doit être intolérable !
— Si on laissait de côté les états d’âme de cette femme ? ronchonna Hubert. Quand elle et sa clique vont s’apercevoir que le professeur Zehnder s’est envolé, que croyez-vous qu’ils vont faire ? Le chercher, évidemment. Et je redoute que leurs regards ne se tournent automatiquement du côté le plus proche : le nôtre. Il me semble que c’est ainsi que je réagirais, moi ?
— Grâce à Dieu, le commun des mortels n’a pas votre brillant cerveau, cousin ! ironisa Marie-Angéline. Notre proximité ne signifie rien puisque nous nous sommes arrangés pour que l’évasion paraisse s’être produite en empruntant le mur du bas de la Malaspina ! Dans l’immédiat on ne peut qu’attendre et offrir un lit à notre invité pour qu’il s’y repose et retrouve ses forces. En outre appeler Langlois afin de le mettre au courant et se tenir prêts à toute éventualité. Au cas où les gens d’à côté tenteraient une offensive contre nous… eh bien, on les recevra… et qui vivra verra ! J’avoue cependant que je me sentirais beaucoup plus tranquille si Aldo et Adalbert étaient parmi nous…
Un moment plus tard, Oscar Zehnder pouvait enfin prendre, en toute quiétude, un repos durement gagné, et la villa Hadriana ses portes et ses persiennes hermétiquement closes semblait étendre sa protection innocente sur ses habitants. De l’autre côté du mur, la Malaspina, ignorant que son prisonnier lui avait échappé, avait tout à fait l’air de jouir de la même paix profonde cependant qu’au bas de ses jardins les deux dobermans continuaient paisiblement leur nuit… Il était plus d’une heure du matin…
Les deux cent quinze kilomètres séparant Zurich de Lugano allaient paraître à Aldo et Adalbert beaucoup plus longs et surtout plus pénibles que les six cents et quelque parcourus depuis Paris. Traversant le cœur de la Suisse, ils étaient presque entièrement montagnards. En outre, la petite pluie qui était apparue au moment du drame de Kilchberg s’était changée en averses rageuses qui noyaient le paysage et mettaient les essuie-glaces à rude épreuve. Ainsi que leurs nerfs. Et d’autant plus qu’en arrivant à Altdorf, à environ un tiers du parcours, ils n’avaient pas encore aperçu les feux arrière de Grindel. Aldo qui conduisait s’arrêta sur la place du village pour boire une tasse de café.
— On n’était pas si loin derrière et je n’ai pourtant pas mal roulé…
— Aucun doute là-dessus ! Je me demandais justement s’ils ne s’étaient pas planqués à l’écart de la route pour nous laisser passer. Après la fusillade ils doivent se douter qu’on s’est lancés à leurs trousses ?
— Alors on fait quoi ? On se met en embuscade pendant un moment pour vérifier ou on continue ?
— À mon avis, il vaut mieux continuer : le risque est trop grand d’arriver à la fumée des cierges. Mais si tu es fatigué je te relaie ! On n’est plus très loin du col du Saint-Gothard et par ce temps idyllique ça ne va pas être une partie de plaisir puisque l’hôtel nous a prévenus que le tunnel routier est fermé pour travaux !
— Tu veilles vraiment sur moi mieux qu’une nounou, sourit Aldo. Mais rassure-toi, ça va. Dès que j’en sens le besoin, tu reprends le volant !
On repartit et le cauchemar continua pour traverser quelques-uns des plus beaux paysages de là Suisse sans autre perspective que le ruban sinueux de la route éclairée par les phares sur laquelle la pluie ne cessait de tomber. Ce ne fut qu’en arrivant sur Airolo et au lever du jour qu’elle consentit enfin à lâcher prise et le soleil était bien présent quand, enfin, on aperçut Lugano…
Grâce à Dieu la rituelle – et heureusement l’unique – crevaison de pneu avait consenti à attendre que le jour soit venu et que l’on eût atteint la douceur du Tessin !
Il était neuf heures et Marie-Angéline en était à sa troisième tasse de café quand la cloche de la grille agitée par une main vigoureuse se fit entendre. Plan-Crépin se précipita mais Wishbone qui, pour s’occuper, maniait au jardin un râteau négligent l’avait devancée pour ouvrir les deux battants de fer forgé devant la voiture couverte de boue qu’Adalbert conduisit d’emblée au garage. À demi étranglée par la joie, elle sauta au cou d’Aldo avec une telle impétuosité qu’elle faillit le jeter à terre en criant :
— Merci, Seigneur ! Vous m’avez exaucée et les voilà !
Ce qui précipita tout le monde sur le perron. Ce fut un moment d’émotion intense, même de la part d’Hubert cependant peu porté aux effusions et même chez Oscar Zehnder qui se tint à quatre pour ne pas embrasser lui aussi les arrivants. Lesquels le reconnurent avec stupeur :
— Sacrebleu, professeur, qu’est-ce que vous faites là ?
— On va vous expliquer ! coupa Mme de Sommières. Mais d’abord rentrons dans la maison ! Nous allons finir par ameuter tout le quartier !
On se retrouva dans la vaste cuisine où Marie-Angéline et Boleslas s’affairèrent à réconforter les voyageurs et à nantir les autres d’un supplément de petit déjeuner, cependant que la joie des retrouvailles cédait peu à peu la place à l’inquiétude sur les heures à venir.
— Si je comprends bien, après l’arrivée du professeur Zehnder, vous avez cessé de surveiller la villa ? fit observer Aldo.
— Vous avez mal compris, cousin ! Boleslas et moi, on a fini la nuit dans la tour. À mon âge, on ne fréquente plus beaucoup le bon sommeil de la jeunesse. Ce que je compense par une petite sieste. En revanche, cela me permet de bouquiner, d’écrire… Mais passons ! Nous avons donc veillé, avec Boleslas qui, lui, possède le précieux privilège de s’endormir quand il veut et où il veut !
— Hubert ! gronda Mme de Sommières, quand perdrez-vous cette manie de répondre par une conférence quand on vous pose une question ! Vous n’avez rien vu d’inquiétant, sinon vous l’auriez déjà dit !
— En revanche, vers quatre heures du matin, on a entendu les chiens aboyer comme s’ils n’avaient jamais été drogués. Une voix d’homme leur a imposé silence… et point final ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Pourquoi pas ce que je me proposais si vous n’étiez pas arrivés, messieurs ? dit Zehnder. Aller à la police de Lugano et porter plainte pour enlèvement et mauvais traitements ? Je suis un compatriote, moi, et… quelqu’un d’un peu connu ! Je suppose que l’on prendrait mon histoire en considération ? Et d’ailleurs pourquoi ne le ferions-nous pas… hein ?
— Je ne crois pas qu’on en ait le temps ! dit Adalbert. Si nos deux assassins ne sont pas encore arrivés, ils ne vont pas tarder ! Si nous étions à Zurich ou à Berne ou à Genève, on se précipiterait chez les flics, mais ici on est plus italiens que suisses ! Et votre projet risque de déchaîner une série de palabres plus hasardeuses qu’efficaces ! Avec tout ça, vous êtes sûrs qu’aucune voiture ne s’est pointée à l’horizon depuis le lever du soleil ?
— Sûrs ! affirma Plan-Crépin. Le portier n’a pas bougé et il est improbable que Grindel ait les clefs !
— Bon ! Continuez à surveiller…
— Boleslas va retourner là-haut mais…
— Pas de mais ! On a assez perdu de temps ! Si les frères Grindel ne sont pas encore arrivés il faut en profiter ! Adalbert, donne-moi les clefs de ta voiture !
— Qu’est-ce que tu veux en faire ? Nous allons au-devant d’eux ?
— Non, pas toi ! Et je ne vais pas au-devant d’eux, je vais prévenir les gens de la Malaspina ! À y réfléchir, c’est la seule conduite intelligente à tenir…
— Si c’est tellement brillant, pourquoi rien as-tu pas parlé plus tôt ? protesta Adalbert après un moment de silence suffoqué.
— Parce que je n’avais pas encore entendu le professeur Zehnder ! Vous avez dit que c’était un certain Max qui vous avait amené et qui dirige la maison ?
— En effet.
— Alors ça vaut la peine de tenter le coup ! C’est lui que je vais voir et prévenir de ce qui va leur tomber dessus ! Vous ne le savez peut-être pas tous, mais je lui dois la vie, ainsi que Wishbone d’ailleurs… et sans compter Lisa et Pauline Belmont. C’est lui qui nous a évité de griller dans l’incendie du château de la Croix-Haute ! Ce qui n’est pas ton cas, Adalbert ! C’est pourquoi je préfère que tu restes ici auprès de Tante Amélie et de Marie-Angéline…
— Et nous on ne compte pas ? protestèrent Hubert et Zehnder d’une seule voix.
— Bien sûr que si, mais sous ne serez pas de trop au cas où mon idée tournerait au fiasco ! Et vous pourrez même prévenir la police ! Adalbert, je t’en prie, n’insiste pas ! Tu n’as pas eu affaire à Max et je suis pleinement convaincu que ce n’est pas un mauvais type !…
— En revanche, moi je le connais ! intervint Wishbone ! Et encore mieux que vous, Morosini ! Alors si vous m’acceptez, je pense que ma place est auprès de vous ! D’ailleurs, afin d’éviter les paroles inutiles, je sors la voiture.
— Je vous rejoins ! dit Aldo. N’oubliez pas dans votre enthousiasme de prendre une arme ! Ça peut être utile !
Le Texan qui se dirigeait déjà vers la porte s’arrêta, tira un colt de sa poche de pantalon, le présenta à plat sur sa main et sourit.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Depuis qu’on est dans ce patelin, je suis toujours couvert ! Il ne faut pas me prendre pour un enfant de chœur !
— Rassurez-vous ! Cela ne me serait même pas venu à l’esprit !
Aldo, alors, se tourna vers Adalbert dont le visage fermé révélait clairement la colère rentrée.
— On ne va pas encore se brouiller ? Essaie de me comprendre !
— Quoi ? Après avoir couru cette aventure ensemble, tu me débarques au dernier moment ? Non, ça je ne comprendrai jamais.
— Et il a raison ! assena Marie-Angéline ! D’autant plus qu’avec les deux professeurs, Boleslas et votre servante, on est très capables de se débrouiller !
— … et que je me débrouille encore très bien avec un fusil de chasse et qu’il s’en trouve deux ou trois dans un placard, ajouta la marquise.
Aldo les regarda tous les trois avec une sorte de désespoir.
— C’est vous qui ne me comprenez pas. Si je demande à Adalbert de rester auprès de vous, c’est que… je ne suis pas certain de revenir et qu’alors il n’y a plus que lui, mon « plus que frère », à qui je puisse confier tout ce que j’aime, vous deux, Lisa qui se souviendrait peut-être qu’il fut un temps où elle m’aimait… et mes petits !
Et pour éviter de se ridiculiser à cause de cette envie de pleurer qui lui venait, il quitta la cuisine en courant pour aller rejoindre Wishbone installé au volant et qui, pour l’occasion, venait de recoiffer son feutre noir en auréole…
Ses dernières paroles avaient pétrifié ceux qu’il laissait derrière lui. Adalbert bougea enfin et vint prendre la main de la vieille dame qu’il garda fermement serrée dans la sienne.
— Comment se fait-il, murmura-t-il, que l’on s’entende si bien et que l’on se comprenne parfois si mal ?
Ce qui réveilla Plan-Crépin. Elle explosa littéralement :
— Si ce grand imbécile s’imagine qu’on va rester comme des cloches à se tourner les pouces, à marmotter des prières en reniflant dans nos mouchoirs, il se trompe lourdement ! Messieurs les professeurs, on vous confie notre marquise. Quant à nous, mon cher Adalbert, on va visiter le placard du vestibule, après quoi on ira camper sous les aristoloches afin de surveiller ce qui va se passer dans cette… foutue Malaspina… et voir quel accueil nos deux fous vont recevoir !
— Plan-Crépin ! Vous devenez vulgaire ! sermonna Mme de Sommières quasi machinalement. Quant à moi, ajouta-t-elle avec un rien de mélancolie, j’aimerais que l’on cesse de me prendre pour une espèce de patate trop chaude que l’on se renvoie en famille !
Et elle disparut dans sa chambre afin de s’y enfermer pour dissimuler son émotion.
Plan-Crépin et Adalbert couraient déjà dans le jardin en direction du mur sur lequel celui-ci hissa pratiquement sa compagne à bout de bras puis lui tendit les armes avant de la rejoindre avec une certaine aisance. Au moment où ils s’installaient sous les aristoloches, Wishbone stoppait sa voiture devant la grille de la Malaspina et donnait deux coups de klaxon pour appeler le gardien.
Celui-ci sortit, visiblement de mauvaise humeur. Du seuil de son pavillon, il lança :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— On vous le dira si vous acceptez de vous approcher ! répondit Aldo toujours courtois.
Le cerbère vint à la grille en traînant les pieds mais se garda de l’ouvrir.
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