— Vous les avez vus effectivement mais ensuite vous avez eu… un caprice !

— Je suis là depuis combien de temps ?

— Quatre jours.

— Et… ma femme ?

À peine eut-il posé la question qu’il se la reprocha mais elle était partie toute seule. Cette fois ce fut l’infirmière qui répondit, rassurante :

— Elle n’est pas encore arrivée mais cela peut se comprendre si elle vient de Venise ! Sans doute ne tardera-t-elle pas ? acheva-t-elle avec un bon sourire auquel Aldo s’efforça de répondre.

Le chemin était long en effet… surtout il avait fallu déjà le parcourir en sens inverse et dans quelles circonstances ! Et à condition que Lisa soit rentrée, mais elle avait pu aussi bien se rendre à Zurich, chez son père, ou à Vienne chez sa grand-mère où elle avait dû conduire les enfants ! Et plus encore quand on représente une page de vie que l’on a décidé de tourner ! Et pour qui ?

Bien qu’il essayât de la repousser, l’affreuse image s’imposait de nouveau à lui, la dernière que son regard eût enregistrée avant qu’il ne s’écroule : Lisa courant dans les bras d’un autre homme qui l’attendait là, aussi naturellement que si elle n’était qu’une visiteuse au château.

Ils s’étaient embrassés avant qu’elle ne monte dans la voiture dont l’homme avait repris le volant pour reculer dans le bois. Qui était-il cet homme vers qui elle avait couru comme vers un refuge ?

Son instinct répondait : Gaspard Grindel. Le cousin qui aimait Lisa depuis l’enfance et qui le détestait, lui Aldo. N’allait-il pas jusqu’à faire suivre le mari exécré quand il se trouvait à Paris ? Il y dirigeait la succursale de la puissante banque Kledermann et il n’était pas difficile de deviner d’où provenait le sac de dollars que Lisa avait jeté aux pieds du ravisseur de son époux. Avec quel mépris puisque cet argent était censé racheter aussi Pauline Belmont, sa « maîtresse ». Lui, elle l’avait à peine regardé, sinon pour lui signifier qu’elle ne voulait plus le voir avant de se précipiter dans les bras de son rival !

À l’amère jalousie qu’il ressentait se mêlait la colère. Pour s’être trouvé à point nommé aux alentours de la Croix-Haute, il fallait que l’homme eût pris le risque de suivre la voiture de ceux qui avaient dû cueillir Lisa à sa descente de train en gare de Lyon, mettant ainsi en péril non seulement les otages, ce qui était de bonne guerre, mais aussi Lisa elle-même, ce qui l’était moins ! Et avait bien failli réussir puisque la folie meurtrière de Lucrezia Torelli avait condamné tout de monde à mourir dans l’enfer du château ravagé par l’incendie ! Drôle d’amour en vérité ! Comment Lisa, si fine cependant, ne l’avait-elle pas compris ?… Et si… Mais non, ce serait trop insupportable !

Il comprit qu’il pleurait en sentant une main légère essuyer ses larmes et rouvrit les yeux pensant voir l’infirmière auprès de lui, mais il s’agissait d’Adalbert et il grogna :

— Drôle de spectacle que je t’offre.

— Bah ! Ce n’est pas si affligeant ! Tu es rasé, propre comme un sou neuf !

— Et je pleure comme un gamin…

— Ne te gêne pas pour moi ! C’est plutôt rassurant !

— Ah, tu trouves ?

— Bien sûr ! Ça prouve seulement que tout fonctionne normalement là-dedans, fit Adalbert en posant un doigt léger sur le pansement qui enveloppait la tête de son ami. Ce n’était pas évident au départ ! D’après ton chirurgien – qui entre parenthèses est un maître ! –, ta chance a l’air de tenir bon.

— Ma chance ? Avec ma vie en miettes, une femme qui me méprise autant qu’elle me déteste… et qui peut-être m’a déjà remplacé ? Et par un homme qui vient d’essayer de me tuer ?

Comprenant que le temps des plaisanteries réconfortantes n’était plus au programme, Adalbert attira une chaise pour être plus près du lit et s’assit :

— Je ne pensais pas en venir aux explications si vite mais je devrais te connaître mieux. Qu’as-tu vu en sortant du château ?

— Un homme a appelé ma femme et elle a couru à sa rencontre. Ils sont partis après s’être embrassés et moi je n’ai plus rien vu du tout…

— J’étais derrière toi et j’en ai vu à peu près autant…

— Sais-tu d’où est parti le coup de feu ?

— Pas de la voiture, bien sûr, mais ça en était proche.

— D’où tu conclus ?

— Rien encore mais je me suis donné à tâche de retrouver le tireur. J’aimerais d’ailleurs savoir comment l’homme à la voiture…

— Je crois qu’on peut, sans risque de se tromper, l’appeler Gaspard Grindel !

— L’amoureux obstiné qui gère la banque de ton beau-père à Paris ? Ce serait assez logique si l’on part du principe que c’est lui qui a dû être chargé de réunir l’argent et peut-être de l’apporter mais, ce qui me paraît plus difficile, c’est de se lancer sur la trace des ravisseurs de Lisa… plus dangereux aussi ! Et pourquoi pas en embarquant le tireur avec lui ? Et le tout sans se faire repérer ? Il faudrait être non seulement rusé mais aussi un as du volant possédant des yeux de chat…

— Pour ce qui est du volant, il l’est ! C’est sa passion : il court les Vingt-Quatre Heures du Mans chaque année. Il a même gagné une fois !

— Et Lisa t’a préféré ce héros ?…

L’entrée de l’infirmière en chef interrompit le dialogue :

— Je vous avais accordé dix minutes ! Et à condition de ne pas le fatiguer ! rappela-t-elle sévèrement.

— Ça ne doit pas faire beaucoup plus… et je m’en vais ! Quant à l’avoir fatigué, je crois lui avoir surtout changé les idées…

— En tout cas, priez les dames de la famille de bien vouloir attendre à demain…

— Oh non ! gémit Aldo.

— Oh si ! Déjà je n’aurais pas dû permettre à votre ami d’entrer mais comme il campe pratiquement dans la salle d’attente, il m’a fait pitié !

— Inspirer la pitié, lui ? C’est bien la première fois que ça lui arrive !

— Il y a un commencement à tout ! lança l’intéressé du seuil de la chambre. Mais soyons raisonnables ! À demain… et merci encore, madame !

En rentrant à l’hôtel, Adalbert se hâta de délivrer sa bonne nouvelle : Aldo avait refait surface et, cette fois, c’était pour de bon : le docteur Lhermitte en répondait.

— Dès demain vous pourrez le voir tout à votre aise !… Mais où est Marie-Angéline ?

— Où voulez-vous qu’elle soit ? À la cathédrale bien évidemment. Sa splendeur lui est apparue comme seule digne de recevoir ses prières. En outre, elle désire faire la connaissance de saint Gatien qui en est le protecteur. Au cas où il aurait une spécialité intéressante !

Adalbert ne put s’empêcher de rire :

— Elle ne laisse rien passer ! Aucune nouvelle de Venise ? Lisa n’est toujours pas rentrée ?

Le visage de Mme de Sommières se rembrunit :

— Non. En revanche on sait où elle est !

— À Vienne sans doute ? Auprès des enfants ?

— Non, à Zurich ! Guy Buteau m’a dit au téléphone qu’elle y était arrivée avant-hier juste à temps pour se faire hospitaliser…

— Mon Dieu ! Elle a eu un accident ?

— Oui… et inattendu : elle était enceinte de plus de cinq mois ! Elle est tombée et elle a perdu l’enfant. Et je ne vous cache pas – surtout si Aldo n’est plus en danger – que j’ai l’intention de m’y rendre. Je ne m’attarderai pas puisque Aldo doit passer sa convalescence chez moi mais cela me permettra peut-être de remettre les pendules à l’heure.

— Il est certain que, dans sa clinique, elle aura du mal à vous échapper !

— Adalbert ! s’indigna la marquise. Comment pouvez-vous être à ce point dépourvu de compassion ? Perdre un enfant, même à l’état d’ébauche, est un véritable drame pour une femme ! Particulièrement pour elle, car de plus maternelle je n’en connais pas ! J’espère seulement ramener un peu de paix dans ce couple qui est en train de se déchirer. En souhaitant qu’il ne soit pas trop tard ! Nous rentrons à Paris tout à l’heure avec Plan-Crépin et demain nous prendrons la direction de Zurich.

— Savez-vous où elle est hospitalisée ?

— Non, mais on trouvera !

— Et qu’est-ce que je vais raconter à Aldo, moi ? Il regrettait déjà de ne pas vous voir aujourd’hui ! Alors s’il ne vous voit pas demain !…

— Que j’ai pris froid, que je tousse, que j’éternue, toutes activités prohibées là où il est. De toute façon, nous ne serons pas absentes bien longtemps, juste l’aller et retour… Ah, vous voilà ! ajouta-t-elle à l’adresse de Marie-Angéline qui rentrait. Descendez donc demander l’heure d’un train pour Paris après déjeuner puis revenez faire les valises.

— Nous rentrons ? gémit-elle, déçue. Mais pourquoi ? Aldo…

— Est tiré d’affaire, dixit le docteur Lhermitte. Adalbert a eu l’autorisation de le voir par faveur spéciale et nous n’aurions pu lui rendre visite que demain. Or, nous avons une mission à remplir.

— Nous allons à Venise ?

— Non. À Zurich où Lisa vient de faire une fausse couche. Alors il faut que demain soir nous soyons là-bas !

— Je vois ! Dois-je prévenir qu’on nous garde les chambres ? Car nous reviendrons, n’est-ce pas ?

— Naturellement… et avec des nouvelles réconfortantes !… Du moins je l’espère.

— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Adalbert.

— Jamais de la vie ! Qui tiendrait compagnie à Aldo… puisque Pauline vient de repartir ? Quant à ce vieux fou d’Hubert, il est en train de filer le parfait amour avec Wishbone auquel il fait visiter le pays tout en essayant sournoisement de le convertir au druidisme. Ils s’entendent comme larrons en foire ! Mais, au fait, pourquoi voulez-vous nous accompagner ?

— Parce que cela fait beaucoup de voyages à la suite de beaucoup d’émotions… et que je ne vous trouve pas une mine florissante, voilà ! lâcha-t-il.

— Ah, ne recommencez pas avec mon âge ou je vous jette dehors ! J’admets que nous en avons tous « pris un coup » mais, croyez-moi, je tiens debout. Et puisqu’on nous répond de la santé d’Aldo, c’est un gros poids de moins. En outre, je ne redoute pas les voyages et vous le savez parfaitement ! Enfin, comme Lisa est coincée dans un lit elle aussi, il faut en profiter. Et rien n’est plus stimulant pour moi que l’espoir de réconcilier ces deux-là ! Vous en prime, nous ferions un peu trop délégation. Vous comprenez ?

— Je pense que oui ! Et vous avez en Marie-Angéline une force de frappe non négligeable ! Je me contenterai donc de vous conduire à la gare… et de prier saint Christophe !… C’est bien lui qui s’occupe des voyageurs ?

— C’est bien lui ! Plan-Crépin lui voue un attachement tout particulier…


Le lendemain soir, les deux femmes débarquaient en gare de Zurich et se faisaient conduire à l’hôtel Baur-au-Lac qui avait toujours eu les préférences de la famille. À cause de son confort mais aussi de son élégant décor XVIIIe siècle et surtout de ses magnifiques jardins auxquels une mince couche de neige tombée en fin de journée ajoutait au charme romantique… mais, ce soir, ni l’une ni l’autre n’y fut sensible. Le voyage avait été plus long que prévu en raison d’une station inattendue sur une voie de garage afin de laisser passer un train officiel. Résultat, elles étaient éreintées. Aussi dînèrent-elles dans leur appartement puis se couchèrent sans que Mme de Sommières éprouvât le besoin de se faire lire quelques pages. À peine la tête sur l’oreiller elles s’endormirent l’une comme l’autre sans avoir échangé plus d’une douzaine de paroles.

Ce fut au petit déjeuner que l’on décida de ce qu’il fallait faire pour rencontrer Lisa sans témoins, autant que possible. L’appel téléphonique qui avait prévenu Venise s’était borné à signaler l’accident à Guy Buteau mais sans mentionner l’établissement où elle avait été transportée. On avait d’ailleurs raccroché aussitôt et, selon Guy, la voix – inconnue ! – était celle d’un homme mais pas celle de Moritz Kledermann, le père de Lisa.

— Autrement dit, cela pourrait être n’importe qui, fit la marquise en reposant sa tasse de café vide.

— Le maître d’hôtel peut-être ?

— Vous rêvez, Plan-Crépin ? Les domestiques sont ce qu’il y a de mieux donc incapables d’agir aussi grossièrement ! Je pencherais plutôt… pour le cousin Gaspard ! Si nous tombons sur lui, il est très capable de nous envoyer promener sans plus de façons !

— Nous pensons qu’il campe devant la porte de Lisa ?

— C’est à peu près ça ! Téléphonez donc à la réception et dites-leur d’appeler le secrétaire de Kledermann, à sa banque, pour lui demander un rendez-vous avec son patron. Nous n’avons, que je sache, aucune raison de nous cacher. Surtout de lui ! C’est un homme froid mais courtois et qui jusqu’à présent – du moins – aimait bien Aldo. Il me paraît on ne peut plus logique de causer un peu avec lui en vertu de ce principe qu’il est préférable de s’adresser à Dieu plutôt qu’à ses saints !… Mais vous le savez mieux que moi ! Filez !