— … et vous êtes surprise que je sois encore à la clinique ?

— Je n’aurais pas osé l’exprimer ainsi.

— Cela tient à ce que je ne pourrai plus avoir d’enfants.

— Croyez que j’en suis désolée mais vous en avez déjà trois : c’est une jolie famille ?

— J’aurais voulu en avoir une ribambelle ! J’adore les enfants…

Son visage s’était soudain illuminé à cette idée jusqu’à en être extatique. La marquise fit une grimace :

— Si leur père est à l’article de la mort, ne croyez-vous pas que trois orphelins est un nombre suffisant ? À moins que vous ne songiez à vous remarier à peine le cercueil refermé ? assena-t-elle impitoyable.

Le résultat fut un peu ce qu’elle en attendait : Lisa éclata en sanglots et se retourna dans ses oreillers. Sa visiteuse la laissa pleurer tout son soûl en espérant que ces larmes emporteraient une part de cette rancœur qui empoisonnait la jeune femme. Quand enfin elle s’apaisa, Mme de Sommières se pencha sur elle pour glisser un bras autour de ses épaules :

— Ne croyez pas, surtout, que je sois devenue votre ennemie. Je vous comprends et je vous garde la même affection. Avant de repartir je voudrais que vous répondiez à une seule question : aimez-vous encore Aldo ?

Après un silence qui parut durer une éternité, elle entendit une sorte de soupir :

— Je ne sais pas… Je ne sais plus !… Mais c’est à lui qu’il faudrait poser la question.

— S’il survit je n’y manquerai pas… mais je connais la réponse ! D’ailleurs elle vous a été donnée par la lettre de Mrs. Belmont. Pour qu’une telle femme s’humilie ainsi devant vous c’est qu’elle sait parfaitement que vous êtes la plus forte et le serez toujours. Entre enflammer les sens d’un homme et conquérir son cœur il existe une longue distance que Mrs. Belmont ne franchira jamais !

— Qu’en savez-vous ? Qu’en sait-elle elle-même ? Vous oubliez que j’ai connu Aldo avant qu’il ne tisse avec vous des relations privilégiées. Avant qu’il ne s’éprenne de moi, j’ai été le témoin muet de ses passions et autres coups de cœur pour des femmes qui ne valaient pas cette Américaine. Celle-là est plus redoutable que toutes les autres réunies…

— Vous ne répondez pas à ma question : l’aimez-vous toujours ?

Il était écrit qu’elle n’en saurait rien. La porte de la chambre s’ouvrit sous la main d’un homme grand, roux – encore que légèrement grisonnant ! – et solidement bâti, suisse de toute évidence qui entra sans avoir pris la peine de frapper : le cousin Gaspard, sans aucun doute !

Son regard bleu, visiblement irrité, croisa celui de la marquise mais il ne prononça pas le moindre mot. Il s’empara du vase aux roses blanches, l’emporta et disparut avant qu’aucune des deux femmes n’ait pu intervenir.

La porte se rouvrit alors mais cette fois ce fut sous la main de Plan-Crépin.

Tout aussi déterminée elle s’empara des roses rouges qu’elle prit à pleins bras :

— Désolée, Lisa ! fit-elle avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire, mais on ne se débarrasse pas de nous comme ça ! Je vais les déposer de votre part dans la première chapelle que nous rencontrerons ! Car il est évident que notre visite a assez duré ! Il va revenir !

D’abord médusée, Mme de Sommières se leva :

— Elle a raison. Je crois vous avoir dit tout ce que je souhaitais vous faire entendre et l’avenir vous appartient. Un mot encore cependant : si votre époux survit, il passera sa convalescence chez moi… où vous serez accueillie comme l’enfant de la maison que vous n’avez jamais cessé d’être…

Une voix indignée lui coupa la parole : celle du cousin qui, en rentrant, se retrouvait nez à nez avec Plan-Crépin :

— Ce sont « mes » roses ! Qui vous permet ?…

— Vous avez bien pris les nôtres ? Alors ne venez pas vous plaindre ! C’est de bonne guerre ! Il me semble !

— J’en apporterai de nouvelles !

— C’est votre affaire ! Pour l’instant laissez-moi passer !

Le ton était si autoritaire qu’il s’exécuta machinalement, ouvrant même la porte devant elle. Cependant, Mme de Sommières se penchait pour embrasser Lisa mais celle-ci détourna la tête :

— Non !… Je vous en prie. J’aurais trop l’impression que ce baiser vient d’un autre !…

Un éclat de colère traversa les prunelles vertes de la marquise :

— C’est là votre réaction alors qu’à l’heure qu’il est il a peut-être cessé de vivre ? Je vous plains…

Sans se retourner, elle se dirigea vers la porte que Grindel ouvrit devant elle avec un large sourire :

— Cela devait arriver un jour, jubila-t-il. À force de tirer sur la corde elle se casse et ce bellâtre lui en a trop fait voir !

— Ne chantez pas victoire si vite ! Il est difficile à oublier, le « bellâtre » ! Je n’en dirai pas autant de vous !

Derrière elle Lisa, dans son lit, avait repris sa pose immobile, les bras le long du corps et le regard fixé au plafond.



3


Les surprises du voyage à Zurich

Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, les deux femmes commencèrent par garder le silence. Prudent en ce qui concernait Marie-Angéline qui, son action d’éclat passée, se demandait si elle n’allait pas lui occasionner une verte mercuriale mais Mme de Sommières en était à cent lieues. Elle songeait à cette Lisa inconnue qu’elle venait de découvrir. Une Lisa que la nouvelle d’Aldo à deux doigts de la mort et peut-être déjà mort n’avait pas semblé émouvoir le moins du monde. Seule comptait la trahison…

— Ce n’est pas possible, conclut-elle enfin comme si elle se parlait à elle-même. On nous l’a changée. Que son époux soit mourant ne l’intéresse pas. En noircissant le tableau j’espérais susciter un mouvement spontané, un cri peut-être… mais non ! Elle avait plutôt l’air de considérer sa fin prochaine comme un châtiment mérité.

— Elle a lu la lettre de Mrs. Belmont ?

— Oui. J’ai au moins obtenu cela.

— Et qu’en a-t-elle dit ?

— Pas grand-chose ! Sinon qu’elle n’est absolument pas convaincue.

— Elle a pleuré pourtant ? J’ai entendu à travers la porte !

— Oui, mais il s’agissait de sa fausse couche… et surtout parce que cet accident l’a privée de tout espoir de fabriquer d’autres enfants…

— Trois ce n’est déjà pas si mal !

— C’est ce que je lui ai dit. Et puis le cousin Gaspard est arrivé… et vous savez la suite !

— Euh… oui ! J’espère seulement que mon geste… vengeur ne nous a pas trop contrariée ?

— Pas du tout ! Je dirai même au contraire que j’approuve puisque c’est lui qui a commencé…

— Il y a une chose à laquelle nous n’avons pas pris garde. J’ai trouvé bizarre cette clinique où l’on n’entend aucun bruit, surtout si elle est gynécologique. Pas de vagissements, pas de cris de bébés, pas de chariots qui roulent, pas d’allées et venues ! Dans la chambre de Lisa, en dehors de sa blancheur absolue, aucun signe médical ! Même pas de feuille de température ! Curieux, non ?

— En effet ! J’avoue ne pas y avoir prêté attention !

— Moi si puisque je n’avais rien d’autre à faire dans mon couloir…

On arrivait à l’hôtel dont le voiturier ouvrait déjà la porte du taxi pour aider la marquise à descendre tandis que Marie-Angéline payait. Mme de Sommières, elle, se dirigea droit sur la réception. Un bref dialogue avec le portier et elle rejoignit Plan-Crépin près des ascenseurs. Elle couvait visiblement une colère qu’elle ne jugea pas utile de faire partager au liftier. Ce ne fut que quand la porte de leur appartement se fut refermée qu’elle lâcha les vannes :

— Voulez-vous m’expliquer ce que Lisa fait dans une clinique psychiatrique ?

— Hein ?

— Vous avez bien entendu. Le docteur Morgenthal qui la dirige est un neurologue distingué. Il n’y reçoit que le dessus du panier. Et comme il se doit ses soins sont hors de prix !

— Une maison pour piqués de luxe, je vois ! Je commence à comprendre pourquoi, à Venise, Guy Buteau n’a pas pu obtenir le nom de l’établissement où Lisa a perdu son enfant ! Évidemment, après le voyage assez terrifiant qu’elle a accompli pour porter la rançon et les sévices qu’elle a subis quand elle a failli brûler avec Aldo, Pauline et Wishbone, la perte de l’enfant a pu agir violemment sur ses nerfs déjà malmenés par l’aventure de son époux.

— Oui… Pauvre Lisa ! Je me reproche à présent de lui avoir parlé comme je l’ai fait… Elle méritait plus de ménagements !

— Je n’en suis pas certaine. Souvenons-nous de sa quasi-indifférence quand nous avons évoqué la mort possible d’Aldo. De même pour les enfants : ils sont à Vienne donc tout est pour le mieux ! Nous sommes loin de cette Lisa qui aimait Venise au point de ne plus envisager de vivre ailleurs. Je me demande ce qu’elle répondra quand ils lui demanderont des nouvelles de leur père.

— Vous n’allez pas un peu loin ?

— Peut-être, pourtant je ne peux m’ôter de l’esprit une idée qui, j’en suis persuadée, n’a rien de saugrenu : la femme que nous venons de voir n’est plus cette Lisa que nous aimions tant. Et je me demande à présent si ce changement n’a pas un rapport avec cette clinique… neurologique ?

— Vous pensez qu’elle est en train de devenir folle ?

— Pas vraiment, mais Dieu seul sait quel genre de soins on lui donne et ce qu’on peut lui faire avaler sous le prétexte commode de soigner un choc nerveux – réel, je n’en doute pas ! – subi à la Croix-Haute !

— Vous pensez à quoi ? À une drogue ?

— Pourquoi pas ? Je n’ai jamais eu une confiance illimitée en ce genre d’établissement. N’aurait-il pas été préférable pour Lisa, après sa fausse couche, d’être conduite près de la grand-mère qu’elle adore ? À fortiori si les petits sont chez elle. Au lieu de cela on l’installe dans un univers aussi déprimant que possible ! Grand confort mais grand silence avec le seul cousin Gaspard comme chef d’orchestre ! Celui-là je le trouve plus qu’envahissant.

— Vous n’êtes pas la seule et je m’étonne que son père la laisse entièrement sous sa coupe. Il est à Londres, soit ! Mais pour combien de temps encore ? Les voyages d’un banquier de sa trempe dépassent rarement deux ou trois jours ! Rappelez donc la banque et demandez-leur quand Moritz Kledermann doit revenir.

Quelques minutes plus tard le secrétaire du banquier répondait, fort aimablement d’ailleurs,… qu’il l’ignorait.

— Dites, s’il vous plaît, à Mme la marquise de Sommières qu’à mon immense regret je ne peux lui répondre. M. Kledermann peut rentrer demain, la semaine prochaine ou dans quinze jours. Les affaires dont il s’occupe sont très importantes et, en ce qui me concerne, je ne l’attends guère avant une semaine. Cependant, comme il s’agit de sa famille, vous pouvez le joindre : il descend toujours au Savoy… mais pour le week-end il se rend volontiers à Hever Castle chez son ami lord Astor.

— Voilà ! conclut Plan-Crépin. Je ne sais pas ce que nous en pensons mais je nous vois mal discuter de tout cela au téléphone…

— Il ne peut pas en être question ! C’est beaucoup trop grave et je vous avoue, Plan-Crépin, que je me sens assez désorientée. Attendre un ou deux jours passerait encore, mais nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps ! À quoi faire d’ailleurs ? À nous morfondre, car je suis à peu près persuadée que si nous retournons à cette fichue clinique on ne nous permettra pas de voir Lisa ! Ce n’est pas un cousin qu’elle a c’est un chien de garde qui m’a tout l’air d’être un brin trop sûr de lui ! N’oubliez pas qu’il est amoureux d’elle depuis l’adolescence, qu’il exècre Aldo et je le crois prêt à tout pour lui arracher sa femme… En outre, j’ai hâte de voir où en est notre blessé !

— Conclusion : nous rentrons à Tours ?

— Oui, nous rentrons ! Je voudrais parler de tout cela à Adalbert ! Cependant, et puisqu’il n’est pas possible de nous entretenir avec Kledermann, je vais lui laisser un mot.

— Pour lui raconter ce que nous avons vu à la clinique ?

— Non. Pour lui dire que je souhaite vivement avoir une conversation avec lui, donner des nouvelles d’Aldo et signaler qu’il va prochainement – du moins je l’espère ! – s’installer chez nous pour y passer sa convalescence. Pas davantage. Il y a des choses dont on ne peut s’entretenir que face à face. Vous irez vous-même porter cette lettre à son secrétaire, monsieur… ?

— Walter Leinsdorf, se hâta de compléter Marie-Angéline qui savait l’agacement que causaient à la marquise ses soudaines – et rares ! – pertes de mémoire.

— Merci. Avons-nous un train pour ce soir ?

— Il doit y en avoir un qui part en ce moment et un autre à vingt-deux heures trente. Mais si je peux me permettre ?