L'arrivée de la carriole aurait pu prendre figure d'événement car les voitures n'y venaient plus beaucoup, pourtant le tenancier ne parut pas s'en émouvoir :
- Vous voulez quoi ? Boire, manger ? Je vous préviens qu'on n'a pas grand-chose !
- On s'en contentera ! répondit La Fougeraye. Tu auras bien aussi une chambre pour la citoyenne ? La nuit vient, le temps se couvre, ajouta-t-il avec un coup d'oil aux sombres nuages qui cachaient l'horizon. Fait pas chaud non plus ! Un coin de feu et un peu de soupe feront l'affaire pour moi. Quant à mon cheval, j'ai ici l'avoine qu'il lui faut !
Sans plus s'occuper de ces clients inattendus, l'homme commençait à dételer l'animal pour le mener à une petite écurie tandis que le gentilhomme aidait Laura à descendre.
- Allez dans la salle ! La Gaïd vous servira.
- C'est ta femme ou ta servante ?
- Les deux ! Le temps n'est plus où elle pouvait se prélasser en regardant s'activer les filles... Et toi, la citoyenne est ton épouse ?
- Depuis quand un aubergiste pose-t-il des questions ?
- Depuis qu'on ne sait plus trop à qui on peut avoir affaire ! Et on est au bout du monde : les distractions manquent !
- Tu es fort insolent, mon bonhomme, mais je veux bien te répondre : c'est ma fille.
- Ça paraît plus logique en effet !
- Devons-nous vraiment passer la nuit ici ? demanda Laura en regardant l'homme emmener l'attelage.
- J'admets qu'il n'est pas très avenant mais le cheval et vous avez besoin de repos et il n'y a rien d'autre à moins d'une lieue.
Avec ses cheveux longs et gris comme la barbe qui lui mangeait la figure, son regard dur, sa silhouette trapue et ses longs bras terminés par des poings noueux qui lui donnaient assez l'allure d'un grand singe, l'aubergiste n'avait en effet rien de rassurant.
- Soyez tranquille, ajouta La Fougeraye, je n'ai pas l'intention de dormir cette nuit ! Allons voir à quoi ressemble la Gaïd !
Son aspect les médusa. Ils s'attendaient à une contrepartie féminine du bonhomme : même âge et même aspect à la fois délabré et rugueux ; ils trouvèrent une jeune femme d'une surprenante beauté : un front haut et blanc sous une abondante chevelure brune, des yeux noirs étincelants sous de fins sourcils, une bouche un peu grande peut-être mais charnue et passionnée. Pauvrement vêtue d'une jupe et d'un caraco de laine noire rapiécé avec un fichu rouge et un tablier gris, elle était si belle que sa présence dans cette salle d'auberge - bien tenue au demeurant et où un feu d'ajoncs flambait clair dans la cheminée - semblait incongrue : on l'aurait plutôt imaginée vêtue de satin et de velours sous les lustres de cristal d'un salon. Pourtant, il y avait en elle quelque chose de sauvage et de méfiant et elle ne semblait pas particulièrement ravie de recevoir des voyageurs. Elle les examina, surtout Laura, avec une insistance qui finit par indisposer la jeune femme :
- Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Ai-je quelque chose d'étrange ?
- Non, mais je vous ai jamais vue et je connais tous ceux d'ici. C'est pour un passage ?
- On est bien curieux, décidément ? fit la voix profonde de La Fougeraye. Et pourquoi parlez-vous de passage ? Y en a-t-il encore ?
- Dame oui ! A ce qu'on dit les nouveaux chefs à Paris sont pas meilleurs que les anciens et il y a encore des gens à préférer l'autre côté de l'eau.
- Pas nous. Nous... passerons seulement la nuit si vous avez une chambre pour Madame et à souper pour tous les deux...
- Mettez-vous là, je vais vous servir dans un moment, dit-elle en passant un coin de son tablier sur la table proche du feu.
Quittant sa pose indolente, elle s'activa soudain, chercha des écuelles, des cuillères, des gobelets, posa le tout à même le bois puis s'occupa de la grosse marmite noire qui bouillottait au-dessus des flammes. Elle ôta le couvercle et, tandis qu'une bonne odeur de poisson bouilli envahissait la salle, elle prit une soupière qu'elle emplit avant de la poser sur la table, après quoi elle alla s'asseoir dans l'âtre, laissant ses clients se servir eux-mêmes. Conscients de sa présence, ceux-ci prirent leur repas sans parler. Laura n'acheva pas le sien. L'atmosphère était si pesante qu'elle lui coupait l'appétit. Laissant son écuelle à moitié pleine, elle but un peu de cidre râpeux et se leva, aussitôt imitée par son compagnon :
- Pardonnez-moi, je n'ai pas faim. Je préfère aller me reposer.
- C'est bien naturel. Je vous souhaite une bonne nuit. Cette femme va vous accompagner. Moi, je vais rester ici encore un moment, ajouta-t-il en s'inclinant avec la raide politesse dont il était cou-tumier.
La Gaïd alluma une chandelle et se dirigea vers l'escalier perdu dans les ombres noires de la salle. Laura la suivit, et leur pas fit grincer les marches de bois. La Fougeraye acheva son souper, vint prendre sous le manteau de la cheminée la place abandonnée par la femme, tira sa pipe et son tabac des basques de son habit, bourra la première et se mit à fumer, adossé au jambage de granit.
Il fuma ainsi de longues minutes sans voir reparaître quiconque. L'aubergiste ne jugea pas utile de se manifester et sa femme ne redescendit pas. Le silence était total et, au bout d'un moment, il s'en inquiéta. Jamais encore il n'avait vu d'auberge comme celle-là, c'est-à-dire sans le moindre client. Même dans un trou perdu et durant l'hiver, il se trouvait toujours un buveur avide d'un peu de compagnie pour en pousser la porte et s'affaler à une table. Or celle-ci offrait en outre l'attrait d'une hôtesse à la beauté exceptionnelle. Le mari lui-même, l'homme qui s'entendait si bien à poser des questions, n'avait pas reparu. Il ne fallait pas si longtemps pour mettre un cheval à l'écurie, le bouchonner et lui donner ce dont il avait besoin...
La Fougeraye alla vers l'une des petites fenêtres et regarda dehors : le vent était tombé et il pleuvait : une pluie fine qui dégouttait le long des murs et se mêlait à la poussière extérieure des vitres... Il n'en décida pas moins d'aller faire un tour. Logeant sa pipe presque éteinte dans un coin de sa bouche, il prit son manteau, le jeta sur ses épaules, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit dans la nuit mal éclairée par un croissant de lune souvent occulté par des nuages. La marée haute gonflait l'estuaire de l'Arguenon, cachant le gué qu'à mer basse on passait sur le dos d'un solide gaillard chaussé de hautes bottes. Personne n'était en vue.
Après un regard à l'auberge où, à l'étage, une seule fenêtre était éclairée - celle de Laura sans doute - il fit quelques pas sur le chemin. La soupe de la Gaïd était bonne certes, mais épaisse et lourde et lui fit sentir le besoin de marcher un peu. De l'autre côté de la rivière il pouvait apercevoir les toits du château du Val qui, naguère encore, appartenait aux Chateaubriand, et plus près de l'eau deux ou trois maisonnettes où se montrait de la lumière. Il les regarda un instant puis, tout naturellement, se retourna vers la masse noire des bâtiments du couvent déserté, et là il se figea : il aurait juré que la flamme d'une chandelle venait de passer à l'étage noble, prolongé de deux terrasses, qui avait été le logis abbatial. Etait-ce une illusion ? Tout était redevenu obscur et il allait se remettre en marche quand le phénomène se reproduisit : une lumière faible brilla derrière une vitre puis disparut comme si l'on venait de tirer un rideau... Encore ne disparut-elle pas tout à fait pour les yeux de chasseur d'un homme habitué à scruter l'horizon marin comme les profondeurs des forêts. Alors il décida d'aller voir d'un peu plus près.
Pour être venu plusieurs fois au temps où l'on vivait en paix, où les hommes de Dieu n'étaient pas encore des parias, La Fougeraye connaissait les aîtres du vieux monastère dont l'abbé fut un temps un sien cousin ainsi que le chemin pour y aller. La nuit n'était pas encore assez sombre pour qu'il ne pût le retrouver. Marqué par deux piliers à demi écroulés, il s'ouvrait entre deux talus plantés de frênes dont les feuilles emplissaient les profondes ornières de ce qui n'était plus guère qu'une sente.
Le gentilhomme la suivit avec précaution, franchit l'ancienne porterie, déboucha sur une terrasse encombrée de hautes herbes sèches et arriva devant la porte du logis surélevée de quelques marches. Il les monta puis, logeant sous son bras l'un des pistolets tout armés qu'il portait à sa ceinture sous les pans de son habit, il posa sa main sur le battant de chêne. A sa surprise, celui-ci céda, tourna sur ses gonds sans grincer ce qui prouvait que l'on en prenait soin. Dans le grand vestibule qu'il connaissait bien, il buta contre les débris du grand crucifix, naguère encore le seul ornement des murs nus, faillit tomber mais réussit à se rétablir sans faire trop de bruit et en retenant de justesse le juron qui lui montait aux lèvres. Il venait d'apercevoir la mince raie lumineuse filtrant au seuil de ce qui avait été le parloir de l'abbé. Le doute n'était plus possible : il y avait quelqu'un dans cette demeure des ombres que l'on disait hantée. Il voulut en avoir le cour net : la peur, il ne connaissait pas. Pourtant, avant de s'approcher de cette porte close, il traça sur lui-même un vaste signe de croix comme s'il allait se jeter à l'eau puis, serrant plus fort la crosse du pistolet, il fit jouer doucement la clenche de bronze, elle aussi bien huilée, et entrouvrit avec d'infinies précautions. Ce qu'il découvrit en approchant son oil de la fente lui inspira un double sentiment de stupeur et de satisfaction parce qu'il ne s'était pas trompé dans ses déductions : jamais au temps de sa plus grande richesse ce logis n'avait connu pareille splendeur. Tapisseries, meubles, miroirs, argenterie, objets précieux, ce qu'il voyait ne pouvait provenir que de la Laudrenais. La totalité n'y était pas et le reste sans doute était réparti dans les autres pièces de la maison. Là, une main habile avait reconstitué une sorte de salon improvisé mais chaleureux et des rideaux de velours masquaient les deux fenêtres. Des tapis étendus sur les vieilles dalles en réchauffaient le contact.
Soudain, comme, fasciné par ce spectacle, il élargissait son champ de vision, il vit se lever une ombre terrifiante. Même pour le vieux dur à cuire qu'il était. Il n'eut pas le temps du moindre raisonnement. Le cri d'horreur s'étrangla dans sa gorge. Un coup terrible s'abattit sur sa tête. Le crâne fendu, il s'écroula dans son sang.
CHAPITRE IV
TROIS HOMMES
Tandis que Laura rentrait au pays pour retrouver ses racines en même temps que son bourreau et tenter de sauver ce qui pouvait l'être encore, Jean de Batz, au lieu de partir pour la Suisse comme il avait enjoint à Pitou de l'annoncer à la jeune femme, prolongeait son séjour à Paris. A ses risques et périls car, même si les enragés de la Terreur n'existaient plus, le conspirateur n'en restait pas moins recherché par la police et inscrit sur la dangereuse liste des émigrés. Mais l'enquête, forcément discrète, menée en Angleterre après que son petit roi lui eut été enlevé de nuit par des hommes masqués qui l'avaient blessé et réduit à l'impuissance, lui avait apporté la conviction que l'enfant avait été ramené en France et, peut-être, réincarcéré dans la vieille prison d'où il avait vu son père, sa mère et sa tante partir pour l'échafaud. La belle duchesse de Devonshire, qui leur donnait asile dans une dépendance de son splendide château de Chatsworth où le baron espérait achever l'hiver avant d'entreprendre le long voyage pour rejoindre le prince de Condé en Allemagne, mit à son service son amitié avec le prince de Galles, afin de lui faciliter les recherches. L'un des meilleurs policiers britanniques lui fut accordé et l'on sut ainsi que, peu de temps après l'enlèvement, cinq hommes de mauvaise mine accompagnant un Français et son jeune fils s'étaient embarqués au petit port de Skegness en annonçant Calais comme destination. Ces gens semblaient bien pourvus d'argent et leurs passeports au nom, pour les principaux, de Maurice Roques et son fils Charles, étaient parfaitement en règle. A l'auberge où les voyageurs prirent un repas en attendant la marée, un vieux soldat qui avait longtemps combattu en Amérique et qui comprenait le français s'était intéressé à ce groupe. A l'enfant surtout : il semblait à la fois souffrant, effrayé, et touchait à peine à son assiette. Il entendit alors le " père " lui dire en riant : " Allons, un peu de courage ! Tu devrais être content : je te ramène à la maison où tu vas retrouver ta bonne Maman Simon qui te faisait manger de si bonnes choses... "
On obtint aussi une description de ce Roques : un petit homme, noir de poil, avec des yeux enfoncés sous l'orbite mais perçants et une voix à la fois sèche et autoritaire. Pourtant son allure, ses manières étaient celles d'un aristocrate et Batz n'en fut que plus malheureux. Que plusieurs nobles de vieille souche eussent choisi de servir la Révolution, il le savait bien, mais qu'il s'en trouvât un assez vil pour traquer jusque dans son refuge un enfant royal mais pitoyable et le ramener à sa prison, à ses bourreaux, cela il ne pouvait l'accepter. Alors, après avoir remercié la duchesse, le prince, il était revenu à Paris juste à temps pour assister au bain de sang de la place du Trône renversé et voir mourir Marie Grandmaison, sa Marie dont l'amour ne lui avait jamais fait défaut, qui ne l'avait jamais trahi, fidèle jusqu'à cette mort affreuse qu'elle aurait pu éviter en l'abandonnant, lui, à son sort... La nuit venue, il avait suivi les tombereaux qui emmenaient les soixante victimes de la " messe rouge " vers les fossés creusés dans une parcelle du jardin d'un ancien couvent, et de ce qu'il avait vu, il avait cru devenir fou de douleur et d'horreur. Pour cela, ce petit garçon auquel il vouait sa vie et qu'on lui avait repris, il fallait qu'il le retrouve et le mène au port du salut... en attendant peut-être le trône de France.
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