Juliette Benzoni

La comtesse des tenebres

Première partie

RETOUR AU PAYS

AUTOMNE 1794

CHAPITRE I

LA MAISON VIDE

L'auberge du Vieux-Pélican, située dans la rue du Naye à Saint-Servan, était restée, en dépit des secousses de la Révolution, la plus fréquentée de la toute nouvelle cité [i] que le " proconsul " Le Carpentier avait rebaptisée Port-Solidor après avoir jeté son vieux saint à la mer au propre comme au figuré. Elle érigeait toujours sa solide façade à deux étages de beau granit gris, bâtie en 1724, sur un rez-de-chaussée bouillonnant d'activité et, avec sa vaste cour à laquelle voitures et chevaux accédaient par un passage pavé, ses remises, ses écuries, son puits, son potager, sa cuisine, ses profondes caves voûtées, son cellier, sa porcherie, sa buanderie et ses latrines, elle constituait une sorte de petit Etat dans l'Etat qui ne lui avait pas valu que des jours heureux. Lieu de passage préféré des émigrés en route vers l'île de Jersey et l'Angleterre dans les années 1792, elle avait manqué sombrer dans la grande conspiration du marquis de la Rouerie qui devait attaquer Paris à revers tandis que les Prussiens du duc de Brunswick arriveraient par l'est. Trahi par son " ami " Chevetel, La Rouerie était mort en apprenant l'exécution du Roi et le malheur s'était abattu sur ses fidèles sous les traits d'un certain Lalligand-Morillon, envoyé par Danton à qui Chevetel avait dénoncé La Rouerie. Lalligand s'était installé au Vieux-Pélican dont le propriétaire, le généreux mais imprudent M. Henry, le prenant pour un candidat à l'émigration, s'était mis à son service. Une obligeance qui lui avait valu arrestation, expédition à Paris, retour à Rennes, nouvelle incarcération et finalement relaxe définitive.

Les mauvaises langues insinuaient que cette extraordinaire clémence était due au goût incomparable de ses homards cuits dans la braise dont l'abominable Le Carpentier était friand... Sa femme qui avait tenu l'auberge en son absence ne possédait pas le tour de main.

C'est dans la cour du Vieux-Pélican qu'un soir de septembre 1794 -vendémiaire an III - gris et pluvieux à souhait, une berline de louage attelée de quatre chevaux, éprouvée par le mauvais temps et les mauvais chemins, déposa trois voyageuses et un voyageur : Laura Adams, son amie la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, sa femme de chambre Bina et Joël Jaouen son homme de confiance.

A l'exception des émissaires du gouvernement empanachés de tricolore et généralement escortés de gendarmes, les voyageurs en voiture particulière étaient rares par ces temps troublés où, depuis la chute de Robespierre, brigands, maraudeurs et soldats perdus poussaient derrière les haies et dans les taillis forestiers comme violettes au printemps. Aussi l'arrivée de ces trois femmes accompagnées seulement d'un solide gaillard bardé de pistolets mais manchot - il est vrai que le crochet d'acier terminant son bras gauche n'avait rien de rassurant ! - créa-t-elle l'événement dans le petit personnel du Vieux-Pélican. Et cela d'autant plus que deux d'entre elles ne pouvaient être que des " dames " appartenant sans aucun doute à l'aristocratie. C'était écrit en toutes lettres dans leur allure, leur façon de porter leurs vêtements, simples mais élégants, et le timbre de leurs voix quand elles répondirent au salut de l'aubergiste. Aussi celui-ci bannit-il de son langage le vocabulaire de la République pour se mettre au service de " ces dames ", sans se soucier des buveurs et fumeurs de pipe qui encombraient sa grande salle.

Mais l'homme au crochet de fer, lui, s'en souciait :

- Nous venons de loin, dit-il, et ces dames sont lasses. Elles souhaitent souper et prendre du repos à l'écart de ces gens... Est-ce possible ?

- Chez moi tout est possible, assura le citoyen Henry avec un sourire entendu sur sa bonne figure ronde. Depuis longtemps on sait traiter les personnes de qualité, ajouta-t-il en baissant la voix.

Nous avons à l'étage un beau salon si l'on ne désire pas être servi en chambre.

- Pour ce soir, nous resterons chez nous, dit la plus âgée des deux femmes, mais avant le souper, faites-nous monter de l'eau chaude pour nous débarrasser des poussières de la route...

- Bien entendu, bien entendu. Si ces dames veulent me suivre, mon épouse s'occupera d'elles. Mada... je veux dire la citoyenne Henry connaît elle aussi ses devoirs.

Il prit un chandelier et précéda le petit cortège dans un escalier de chêne bien ciré et orné d'une belle rampe sculptée. Un instant plus tard, il ouvrait devant les voyageuses une grande chambre lambrissée où un valet était déjà en train d'allumer le feu tandis que deux servantes préparaient les lits à l'ancienne mode garnis de rideaux de cotonnade du même rouge fraise que les gros édredons arrondis sur les couvertures.

- Si ces dames préfèrent deux chambres séparées, je peux leur donner satisfaction, fit Henry, mais nous avons beaucoup de passage en ce moment et c'est la plus belle de la maison. Il y a en outre un cabinet où l'on peut dresser un lit pour la... l'officieuse.

- Ce sera très bien, décida la comtesse. Ma... cousine et moi avons longtemps partagé la même chambre, et qui ne la valait pas, tant s'en faut !

L'aubergiste se tourna vers son autre cliente, espérant une approbation, mais elle se contenta de lui adresser un vague sourire sans rien ajouter, et il en éprouva une sorte de déception. Depuis qu'elle était entrée chez lui, cette jeune femme l'intriguait. Il avait l'impression que ce visage fin dont les grands yeux noirs contrastaient si joliment avec les cheveux d'un blond cendré clair ne lui était pas inconnu. Il est vrai qu'au temps où il était prisonnier à Paris et à Rennes, il en avait tant vu, de ces jeunes et nobles figures dont la plupart devaient disparaître dans la mort ! Evidemment elle était vivante, mais cela ne signifiait pas qu'elle n'ait eu une parente lui ressemblant...

Comme chaque fois qu'il se trouvait embarrassé, il alla en référer à son épouse. Femme de grand jugement, de grand courage aussi - elle l'avait prouvé durant la longue absence de son époux -, Mme Henry était douée d'une mémoire des visages assez exceptionnelle. Il la rejoignit au moment où elle s'apprêtait à précéder dans l'escalier, avec de petits bols de bouillon chaud, la servante chargée de l'eau demandée :

- Son passeport l'annonce américaine, murmura-t-il, mais je suis sûr de l'avoir déjà vue quelque part... ou alors quelqu'un qui lui ressemble !

- Si, moi, je l'ai déjà vue, je m'en souviendrai ! assura-t-elle. Mais quand elle redescendit, elle était presque aussi perplexe que son mari.

- C'est étrange, dit-elle. J'ai en effet l'impression de la connaître mais je n'arrive pas à me rappeler où et quand je l'ai rencontrée !

Pendant ce temps, après avoir quitté ses vêtements de voyage s'être rafraîchi le visage et les mains, celle qui les intriguait tant s'était installée près du feu avec son amie pour boire le bouillon de bienvenue si aimablement offert.

- Nous y voici ! soupira Lalie en reposant son bol sur le petit plateau placé entre elles deux. Que faisons-nous à présent ?

Depuis son expérience dans le petit peuple de Paris, l'aristocratique vieille dame - elle dépassait la cinquantaine mais en paraissait un peu plus -s'était attachée à ce diminutif de son prénom que Jean de Batz lui avait donné lorsqu'elle s'était changée en " citoyenne Briquet ". Elle lui trouvait quelque chose d'allègre et de réconfortant parce qu'il lui rappelait leur entente, leur camaraderie durant les jours terribles où elle le renseignait sur ce qui se passait à la Convention et au club des Jacobins, et où il lui avait permis d'assouvir la vengeance jurée sur le corps martyrisé de sa fille [ii]. Elle avait vu tomber sous le couperet la tête de Chabot, le capucin défroqué, celui qu'elle haïssait au point de ne plus oser s'approcher du corps du Christ parce qu'elle ne pouvait ni ne voulait pardonner. A ce moment, s'estimant satisfaite, elle n'espérait plus que de mourir à son tour et elle s'était laissé arrêter avec un sombre enthousiasme, mais la mort n'avait pas voulu d'elle et pas davantage de la charmante Laura Adams dont elle avait partagé la prison. C'étaient ces jours passés sous les voûtes pesantes de la Conciergerie qui les avaient rapprochées. Ainsi, Lalie avait tout appris de la vie passée de cette fille de vingt ans qui lui plaisait tant et en premier lieu son identité réelle : Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec, ainsi que ses relations avec Jean de Batz. Et ce que Laura ne dit pas, Lalie n'eut aucune peine à le deviner : sa jeune amie aimait le baron autant qu'il était possible d'aimer.

Depuis, les deux femmes ne s'étaient pas quittées, trouvant dans leur vie commune un charme grandissant à mesure qu'elles se connaissaient mieux. À présent, Mme de Sainte-Alferine remerciait le ciel de lui avoir donné une nouvelle fille, cependant que Laura s'habituait à voir en elle une seconde mère qui, par ses qualités d'énergie et de courage, ressemblait un peu à la première, sans en avoir le caractère autoritaire et les emportements violents dus à la part espagnole de son sang. Lalie, elle, cultivait l'impassibilité que lui facilitait un visage dont elle pouvait effacer toute expression, mais le solide sens de l'humour qu'elle avait conservé en faisait une compagne des plus agréables...

Pendant quelques jours, toutes deux avaient goûté, dans la maison de la rue du Mont-Blanc où habitait Laura, à la détente physique de se retrouver, sous le soleil d'été, dans un cadre aimable, de pouvoir se laver, porter des vêtements propres, du linge sentant bon la lessive, d'une nourriture convenable, toutes ces petites choses auxquelles on n'attache guère d'importance dans la vie courante mais qui prennent un prix extraordinaire après un séjour en enfer... C'était aussi le cas, bien entendu, de tous ceux que les prisons venaient de relâcher et en vérité, on aurait dit que Paris tout entier respirait pendant que s'ouvraient, timidement d'abord puis de plus en plus nombreuses, les cachettes où nombre de braves gens dissimulaient un parent, un ami, un prêtre, tous ceux que menaçait l'effroyable Loi des suspects désormais annihilée.

Par Ange Pitou, revenu définitivement au journalisme d'opposition, elles apprirent qu'après la mort de Robespierre, une violente réaction s'était produite contre les bourreaux. C'étaient eux qu'à présent on envoyait par dizaines à l'échafaud, tandis que la Convention tremblait sur ses bases, que le Comité de salut public n'existait plus... que Jean de Batz enfin, toujours présent, quittait Paris pour se rendre en Suisse.

Lorsque Pitou laissa tomber ce nom, il observa Laura. Il la vit tressaillir, pâlir comme un blessé dont on effleure la plaie. Il sut à cet instant qu'elle aimait Batz - ce dont il se doutait ! - et que son amour à lui n'avait aucune chance, mais il n'en éprouva pas d'amertume. Il savait qu'entre ces deux-là existait, plus puissante encore que de son vivant, l'ombre charmante et désolée de Marie Grandmaison morte sur l'échafaud : l'amie de l'une, la maîtresse tendrement aimée de l'autre.

Mme de Sainte-Alferine elle aussi tressaillit, en fronçant les sourcils :

- Que cherche-t-il là-bas ? Les traces du petit roi qu'on lui a volé [iii] ?

- Il ne m'a rien dit de ce qu'il avait pu apprendre, répondit Pitou. En revanche, je sais que le jour où tombait la tête de Robespierre, Barras s'est fait ouvrir la prison du Temple et ce qu'il y a vu l'a effrayé : un petit garçon littéralement emmuré depuis six mois, sans soins, sans lumière - ou si peu ! -, presque sans feu. On lui passait sa nourriture par un guichet et personne ne se souciait de changer son linge ou de ramasser ses déjections. Quel que soit l'enfant que l'on a soumis à ce supplice, ceux qui l'ont ordonné mériteraient d'être marqués au front du fer rouge de l'infamie. Barras, évidemment, a ordonné que l'on s'occupe de lui. Quant au savetier Simon, son... " précepteur ", il a été guillotiné le même jour que Robespierre,

- Et la petite Madame ? s'inquiéta Lalie. Barras l'a-t-il vue ?

- Je crois, oui... il semblerait qu'elle soit en bonne santé

En dépit du tendre intérêt qu'elle portait à la petite Marie-Thérèse depuis la terrible journée du 10 août 1792, Laura ne s'était pas mêlée à la conversation. Elle pensait à Batz, essayant de deviner dans quel chemin il s'engageait encore. Etait-ce, comme venait de le dire Lalie, celui des ravisseurs de Louis XVII ? Et, en ce cas, il savait peut-être à qui ils avaient obéi en osant un rapt aussi audacieux sur les terres du duc de Devonshire : envoyés de la Convention désireux de récupérer un otage si précieux ou envoyés de Monsieur, comte de Provence et se disant régent de France, qui, certainement, ne le laisseraient pas vivre longtemps afin d'assurer à leur prince la succession de son frère, le roi Louis XVI ? Laura craignait que Jean n'eût opté pour cette seconde éventualité car la route de la Suisse ne lui disait rien qui vaille. Elle pouvait trop facilement conduire aussi à Venise où le comte d'Antraigues, l'ennemi juré de Jean, devait continuer de tramer ses conjurations au bénéfice du " régent ". Mais puisqu'elle n'y pouvait rien, puisqu'il était parti, Laura décida qu'il était temps pour elle de veiller à ses propres affaires et de se rendre à Saint-Malo pour y apprendre enfin ce ^u'il était advenu de Pontallec, et aussi de la maison d'armement des Laudren dont il s'était emparé par voie criminelle.