- Quatre en comptant la petite. Pontallec s'était trouvé deux sbires, les frères Fragan, deux brutes aux muscles impressionnants mais pas beaucoup plus de cervelle qu'un petit pois, qui lui servaient de gardes du corps. Des marins convenables pourtant et qui viraient au cabestan avec autant de force que six hommes réunis. Aucun d'eux n'est reparu.

- Ça devrait pourtant, dit Henry qui connaissait la mer. On est au plein des grandes marées d'équi-noxe et le flot découvre loin. Et loin ils n'y sont pas allés, ceux du Marie-Rosé, Dieu ait leur âme malgré tout ! Au moins pour celles de la fille et des deux gars !

Personne ne s'était aperçu qu'Augustine Henry était entrée depuis un moment. Assise près du feu qu'elle tisonnait, elle écoutait en silence.

- Il faudra voir ! soupira Jaouen. C'est quel jour, la plus basse marée ?

- Demain, mais si c'est le bateau que vous pensez trouver, faut pas trop y compter. C'est profond là où il a coulé...

- On peut toujours espérer ! Bonsoir à la compagnie ! Il faut que j'aille prendre mes ordres pour demain.

Il quitta la salle. Augustine sortit derrière lui et l'arrêta au moment où il s'engageait dans l'escalier :

- Faites excuses, j'ai quelque chose à vous demander, quelque chose qui me tourmente...

- Hé bien ?

- C'est à propos de la jeune dame qui est là-haut. Depuis qu'elle est arrivée j'ai eu l'impression de ne pas la voir pour la première fois. Son visage me semble un peu familier et toute la soirée je me suis tourmentée pour essayer de le remettre...

- Il passe du monde dans votre auberge et si vous êtes physionomiste... grogna Jaouen mécontent en essayant de forcer le passage, mais elle tenait bon :

- Ne croyez pas que ce soit mauvaise curiosité, insista-t-elle gentiment, mais quand on retrouve les traits de quelqu'un qu'on aimait bien, ça fait toujours quelque chose...

- Il paraît que nous avons tous un sosie dans le monde. Exemple miss Adams : elle est américaine et...

- ... et elle ressemble au jeune M. Sébastien de Laudren, embarqué sur VAtalante en 1788, avec mon fils Yves qui était son ami d'enfance. IlAtalante... perdue corps et biens dans l'océan Indien la même année. Ils... ils avaient le même âge.

Il y avait des larmes dans les yeux de cette femme et Jaouen ne se sentit pas le courage de la rembarrer. Il ne se sentait pas davantage le droit de répondre à la question qu'elle n'osait pas formuler. Cela ne regardait que Laura et elle seule Simplement, il demanda :

- Vous connaissiez bien ce jeune homme et sa famille ?

- Lui surtout. Mme de Laudren passait une partie de l'été à la Laudrenais. Elle n'aimait pas quitter ses bureaux de Saint-Malo mais Sébastien, lui, venait chaque fois qu'il y avait des vacances avec l'abbé Joly son précepteur, un bien brave homme qui est mort de chagrin quand le naufrage a été annoncé. Les paperasses, ça n'intéressait pas le jeune Sébastien : il n'aimait que la mer alors, avec mon Yvon, ils allaient pêcher, se promener, visiter les moindres coins de la côte et, ici, on l'aimait bien. Il avait aussi une sour plus jeune de trois ans mais elle, on ne la voyait jamais au Vieux-Pélican. Une demoiselle n'a guère sa place dans une auberge et celle-ci, quand elle n'était pas au couvent, allait plutôt chez un sien parrain en forêt de Paimpont. Elle s'appelait...

- Anne-Laure, dit une voix qui parut comber du ciel et qui était celle de Laura : debout sur le palier, elle écoutait depuis quelques instants. Voulez-vous monter madame Henry ? Vous aussi Jaouen !

Ils la suivirent dans sa chambre où Lalie achevait son dessert. Laura alla jusqu'à la table pour se trouver en pleine lumière et se retourna :

- Vous avez de bons yeux, madame Henry, et bonne mémoire aussi. Je suis la sour de Sébastien, Anne-Laure de Laudren.

L'hôtelière recula comme devant un fantôme. - Sainte Vierge bénie ! L'épouse de Pontallec! Celle qu'on disait morte ? Je croyais... que vous étiez une... cousine ?

- Non c'est bien moi et je suis ici pour le rechercher et pour lui faire payer tout le mal qu'il a fait. A moi d'abord... à ma mère ensuite qu'il a convaincue de lui donner sa main et qu'ensuite il a tuée ! Alors dites-moi où il est !

- C'est de cela que nous parlions en bas, intervint Jaouen. Je vous dirai ce que j'ai appris. Madame Henry, j'espère que nous pouvons compter sur votre discrétion jusqu'à ce qu'au moins nous ayons pris langue avec M. Hervé Bedée, le fondé de pouvoir de feue Marie-Pierre de Laudren.

Mme Henry s'approcha de Laura, la regarda au fond des yeux avec, sur son visage où les rides du chagrin n'avaient pas chassé l'affabilité, une expression de bonheur puis l'embrassa mais, tout de suite après :

- Faites excuses madame la m... oh, je ne sais plus comment vous appeler ! Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est une si grande joie de vous revoir ! Henry et moi, nous saurons la garder pour nous. Vous êtes ici chez vous et je peux vous assurer que vous n'y avez que des amis...

- Ne vous excusez pas : votre mouvement venait du cour et je suis heureuse d'être arrivée dans votre maison. Mais je suis venue aussi pour essayer de sauver ce qui reste de celle des miens et je ne resterai peut-être pas longtemps ici. Ainsi, demain j'ai l'intention d'aller à nos anciens bureaux pour voir M. Hervé Bedée. Vous le connaissez : je crois qu'il venait volontiers au Vieux-Pélican ?

Ces quelques mots que Laura prononça avec un sourire eurent le don de faire couler les larmes de Mme Henry...

- Mon Dieu ! gémit-elle. Vous ne pouvez pas savoir, bien sûr ! Ce pauvre M. Bedée et sa femme ont fait partie de la dernière grande " fournée " que Le Carpentier a envoyée à Paris pour être exécutée...

- A Paris ? Exécutés ? s'écria Laura indignée. Mais pourquoi ? La guillotine de Saint-Malo ne suffisait pas à ce démon ?

- Oh ! elle n'a pas chômé mais, pour ceux qui représentaient quelque chose ici, il a préféré les envoyer au loin...

- Pour qu'en haut lieu on ait la preuve de son activité terroriste ? grogna Jaouen avec mépris.

- Pas seulement. Il craignait, je crois, une réaction des petites gens en voyant traîner à l'échafaud les anciens marins, les religieuses, les dames les plus vertueuses et surtout Mme de Bas-Sablons qui était l'ange de charité des deux villes. Pour elle, l'échafaud de la porte Saint-Thomas ne suffisait pas : il fallait qu'elle endure le calvaire pour être montrée aux démons de Paris !...

Elle aurait pu continuer longtemps : Laura ne l'écoutait pas. La nouvelle de la mort de ce vieil ami, le plus fidèle administrateur que l'armement Laudren ait jamais eu, la bouleversait. Dans son idée et peut-être parce qu'il n'appartenait pas à l'aristocratie, il était indestructible et ne risquait rien, mais c'était une idée absurde. Pourquoi donc à Saint-Malo épargnerait-on un brave homme tranquille quand à Paris on était allé jusqu'à guillotiner des mendiants ? Et puis il y avait Pontallec et Hervé Bedée devait le gêner pour s'emplir les poches du bien de ses victimes.

Comprenant enfin que sa pensionnaire avait besoin de calme, Mme Henry se retira. Jaouen alors annonça :

- Je sais ce que vous pensez mais Pontallec est mort. Il a sauté avec le bateau sur lequel il s'enfuyait avec sa dernière maîtresse... une novice de couvent. L'explosion purificatrice serait l'ouvre du père de la fille...

- Ah!

Laura alla s'asseoir auprès de Lalie dont elle prit la main. Elle sentait le besoin de s'accrocher à une présence chaude et rassurante. Cette nouvelle-là était trop soudaine et Laura n'y était pas préparée. Antithèse totale du bon M. Bedée, Pontallec, ce génie du mal, pouvait-il avoir disparu dans les flammes comme si l'enfer l'avait soudain réclamé sien ? C'était presque trop beau, pourtant le soulagement tant espéré ne se produisait pas. Elle entendit Lalie demander :

- A-t-on retrouvé le corps ?

- Non, rien. Pas même les débris du bateau, mais les gens d'ici espèrent dans les grandes marées. C'était un lougre et ils étaient quatre à bord.

- Il y a combien de temps ?

- Un petit mois si j'ai bien compris. Demain j'irai au port essayer d'en apprendre davantage...

- Demain, coupa Laura, nous irons à la Laudrenais. Je veux voir dans quel état est la maison.

Non loin du vieux manoir du Tertre-Richard, dont les jardins, dessinés par Le Nôtre, le jardinier de Versailles, faisaient toujours l'admiration des Servanais, la Laudrenais possédait tout autant de charme si ses allées descendant jusqu'à la Rance n'évoquaient pas Versailles, mais plutôt quelque gentilhommière anglaise. Un superbe cèdre en dominait le centre, offrant par les chaleurs de l'été une ombre fraîche où l'on aimait à se retrouver. Bâtie au début du siècle, c'était une malouinière simple mais très agréable à vivre : sept fenêtres de façade dont l'une, celle du milieu ornée d'un balcon à balustres, dominait la porte. Celle-ci ouvrait sur un large perron de sept marches dont les balustrades assorties à celles du balcon ressemblaient à deux bras ouverts pour accueillir le visiteur et le mener doucement à la longue terrasse sur laquelle donnaient les hautes croisées du rez-de-chaussée. Trois belles lucarnes et quatre cheminées ornaient son grand toit d'ardoises bleues vers lequel grimpait avec courage un gigantesque rosier blanc aux rieurs délicates et parfumées jadis rapporté des Indes par un ancêtre de Laura. Laura aimait cette maison presque autant que son petit château de Komer à cause de la vue sur la rivière que l'on découvrait de ses fenêtres. A Komer, les eaux de l'étang semblaient dormir sur leur mystère ; à la Laudrenais, elles vivaient de la vie même de la mer dont le flot remontait loin. Lorsqu'ils étaient enfants, Sébastien et elle passaient de longues heures près de la petite grève où la basse marée déposait la barque à regarder le mouvement des eaux, leurs verts changements. C'étaient pour la petite Anne-Laure des instants précieux, ceux où elle avait son frère pour elle seule, des moments qui allégeaient la mélancolie d'une enfance solitaire. La plupart du temps, Sébastien allait au collège l'hiver et, durant les vacances, il se tournait de plus en plus vers la mer où il voyait son destin. Au contraire de sa sour, il n'aimait pas Komer qu'il trouvait trop enfermé dans la forêt et ses légendes, un peu étouffant pour un garçon amoureux des immensités. Ils ne se retrouvaient guère qu'à la Laudrenais. Un jour enfin, le jeune homme s'était embarqué pour les îles de l'océan Indien et n'en était jamais revenu. Un navire de la Compagnie des Indes avait apporté la nouvelle du naufrage. La mère s'était ensevelie sous le deuil et le travail, la sour était partie pour Komer demander à l'enchanteur Merlin, à la fée Viviane l'apaisement d'un de ces gros chagrins d'enfant qui ressemblent à des orages et laissent des traces quand ils s'en vont. Elle s'était retrouvée fiancée à Josse de Pontallec...

En approchant ce jour-là de la Laudrenais, c'était à Sébastien qu'elle pensait. Le jardin était encore beau, quoi que négligé, et la maison semblait intacte sous son rosier où demeuraient quelques rosés d'automne...

- C'est bien joli ! apprécia Lalie. Et puisqu'à présent vous en êtes seule propriétaire vous devriez vous y installer.

- Il faudrait pour cela que je me fasse reconnaître comme telle par les autorités et je n'ai plus guère de preuves de ma véritable identité, sinon à Komer où j'ai laissé beaucoup de choses.

- D'après ce que vous m'avez dit ce n'est pas si loin...

- Il faut d'abord se faire ouvrir cette grille, sourit-elle tandis que Jaouen allait agiter la cloche pendue à l'un des piliers à proximité des communs où logeait une famille de gardiens.

Mais il eut beau sonner et re-sonner, personne ne se montra.

- On dirait qu'il n'y a plus âme qui vive ? ronchonna-t-il en empoignant la grille pour la secouer. A sa surprise, elle s'entrouvrit sous sa main avec une protestation de gonds assoiffés d'huile, il eut d'ailleurs quelque peine à l'écarter en grand pour livrer passage à la voiture et l'amener devant le perron. Quand celle-ci s'arrêta, le silence ne fut plus troublé que par le cri des mouettes sur la rivière.

- Où ont bien pu passer le père Vincent, sa Maryvonne et leurs fils ? dit Laura. Nous aurions bien besoin d'eux pour entrer : ils ont l'un des deux jeux de clefs, l'autre restant à Saint-Malo...

- Si la grille était ouverte la maison l'est peut-être aussi ? observa la comtesse. Voyez donc, Jaouen !

Elle l'était en effet. Jaouen entra mais ressortit presque aussitôt :

- Venez voir ! dit-il en offrant la main à la vieille dame pour l'aider à descendre cependant que Laura sautait à terre et se précipitait dans le vestibule. La surprise la figea : la vaste salle dallée d'où s'envolait un bel escalier de pierre était entièrement vidée de ses meubles et de ses tapisseries...