Chemin faisant, Jaouen pensait que ce Crenn était bien le plus extraordinaire gendarme qu'il lui eût été donné de rencontrer. Il s'exprimait avec élégance, dédaignait le " tu " et le " citoyen " égali-taires et se passionnait au moins autant pour l'aspect physique de Laura que pour le problème qu'il allait avoir à débrouiller. Il constata aussi que le capitaine jouissait d'une certaine popularité et que les sourires des femmes comme les saluts des hommes jalonnaient sa marche vers l'auberge. Quand on y arriva la salle était pleine de gens qui parlaient tous en même temps, commentant à l'envi les dernières - et passionnantes ! - nouvelles. A la lettre, on lui tomba dessus et il n'eut d'autre ressource que sauter sur une table pour se faire entendre de tous :

- On dirait que les nouvelles vont vite ? cria-t-il. Et j'aimerais savoir qui vous a parlé de la Laudrenais et des Vincent ?

Ce fut maître Bouvet qui lui répondit.

- On a entendu les dames arrivées hier en parler à la citoyenne Henry. Le bruit s'est répandu en peu d'instants : notre ville est petite et tout le monde ici connaissait les Vincent...

- C'est regrettable mais puisque le mal est fait ! Tâchez de les faire tenir tranquilles, maître ! Moi, je vais voir ces dames et ensuite je viendrai m'entretenir avec vous tous, mais l'un après l'autre. Si l'un de vous sait quelque chose, il me rendra service...

Quelqu'un lança :

- Est-il vrai qu'une des voyageuses soit la fille Laudren, celle qu'on croyait morte et qui avait marié Pontallec ?

- Ne l'ayant pas encore rencontrée, je ne peux pas répondre.

Ce fut Jaouen qui s'en chargea, pensant qu'il était préférable de mettre les points sur les i au plus vite :

- Si on la croyait morte c'est parce que Pontallec en était persuadé : il avait tout fait pour qu'elle soit massacrée à Paris. Ce qui lui a permis d'épouser sa mère... et d'assassiner celle-ci à son tour. Quant au nom de Pontallec, elle ne veut plus l'entendre et demain elle se rendra à la municipalité de S... Port-Malo pour obtenir d'en être débarrassée selon la loi et retrouver son nom de fille.

- Le divorce républicain, quoi ? émit une voix. Mais on ne divorce pas d'avec un mort.

Crenn reprit la parole :

- Tant qu'on n'aura pas retrouvé son cadavre, ou au moins un morceau, on ne pourra pas être sûrs. Ainsi elle sera protégée par la loi !

- Est-ce qu'elle va reprendre les affaires Laudren ? dit un autre.

- Il faudrait d'abord savoir ce qu'il en reste, fit Jaouen avec amertume. Ce qu'a subi la Laudrenais n'est guère encourageant...

- Je ne suis pas ici pour tenir une réunion publique, coupa le capitaine. A présent, je vais la voir. A tout à l'heure !

Sautant de sa table, il partit au pas de course vers l'escalier dans lequel Mme Henry, désolée et confuse de tout ce bruit sorti de chez elle, le précéda avec un flambeau.

Lorsque Crenn, son bicorne sous le bras, entra dans sa chambre, Laura qui se tenait assise près de la cheminée se leva. Elle était déjà au courant par Bina de ce qui se passait en bas.

- Eh bien, soupira-t-elle après l'échange de saluts, il semblerait que la discrétion dont je souhaitais entourer mon retour ici soit réduite à un vou pieux et rien d'autre !

- Je dirais même une pure utopie, madame, fit le gendarme dont le sourire béat disait assez l'effet que lui produisait la jeune femme. Une personne comme vous ne saurait passer inaperçue. Mais, avec votre permission, je me mets dès à présent à votre service pour vous aider autant qu'il me sera possible...

- Je vous en remercie. Je désire surtout apprendre au plus vite ce qu'il est advenu des Vincent et pourquoi ma maison n'est plus qu'une coquille vide.

De plus en plus impressionné par la beauté de son interlocutrice, Crenn se lançait déjà dans une sorte de discours destiné à la convaincre de son efficacité quand Lalie, agacée de le voir passer d'un pied sur l'autre, s'en mêla :

- Asseyez-vous donc, capitaine ! Vous serez tellement mieux pour parler...

CHAPITRE II

L'AMI DES VAGUES

Quand, après avoir franchi la porte Saint-Vincent, longé la grand-rue et la rue Porcon-de-la Barbinais, sa voiture s'arrêta devant l'hôtel de Laudren, Laura sentit un petit serrement de cour. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle revenait au grand jour dans la maison de famille. Et la présence du capitaine Crenn qui l'escortait à cheval officialisait en quelque sorte ce retour. Plus loin dans la rue, elle pouvait apercevoir l'enseigne de la Morue-Joyeuse, l'auberge où à deux reprises elle s'était arrêtée quand l'entrée lui en était interdite. Cette fois encore, la belle porte de vieux chêne au chambranle orné de têtes de lions et de fleurs était fermée, mais la porte charretière s'ouvrit à doubles battants devant les chevaux. Midi sonnait à la cathédrale voisine et Mathurine attendait à la porte de la cour avec Bina - accourue au petit matin à la marée basse -, Elias et Guénolé, les deux vieux serviteurs, deux frères qui étaient attachés à la maison depuis le père de Laura, et enfin, un peu à l'écart, un petit homme frêle et sans âge dont le long nez s'ornait d'une énorme paire de lunettes. Laura se souvenait de l'avoir déjà vu dans la maison mais était incapable de mettre un nom sur son visage-Bonnet empesé de frais et sévère robe noire sous un vaste tablier blanc, Mathurine, avec une paire d'ailes et une épée flamboyante, aurait assez bien évoqué l'ange exterminateur posté à la porte du Paradis tant son maintien était solennel. Comme si celle-ci ne les connaissait pas, elle présenta les serviteurs à " Madame " puis alla se planter près du petit homme à grosses lunettes :

- Madame ne se souvient peut-être pas de Madec Tevenin ? C'était le secrétaire de feu M. Bedée.... Et c'est tout ce qui reste des employés de Madame Marie-Pierre.

Les sourcils de Laura remontèrent d'un bon centimètre :

- Tu veux dire qu'il est l'armement Laudren à lui tout seul ?

Le petit homme prit la parole :

- C'est la triste réalité, Madame, dit-il en saluant d'un air contraint. Encore ne devrais-je pas être là. Après la mort de M. Bedée, M.... enfin le citoyen Pontallec, a jeté tout le monde dehors en prétendant que nous étions les complices de ce " vieux brigand " - c'est lui qui parle, Madame, pas moi ! - et qu'il entendait gérer la maison à lui tout seul.

- Tout seul ? Des bureaux qui comptaient six employés ? Que je sache, il n'a jamais rien compris à ce qu'il appelait le mercantilisme ?

- Oh, le citoyen Le Carpentier est venu s'en occuper avec lui mais tout ce que je peux dire, en demandant pardon à Madame, c'est qu'ils se sont occupés surtout de récupérer des créances par la force si besoin était et il l'était souvent ! - et de ramasser tout ce qui se pouvait trouver d'argent liquide. Et puis tout le monde a disparu. J'allais revenir pour voir ce que l'on pouvait sauver encore - car, tout de même, nous avons un navire dans l'océan Indien - quand Mme Mathurine est venue m'annoncer hier votre retour. Aussi suis-je accouru me mettre à votre service...

Après ce long discours débité sans respirer, il emplit ses poumons frêles d'une longue goulée d'air cependant que Laura venait lui prendre les mains dans un geste plein de gentillesse.

- Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Malheureusement moi non plus je n'y connais rien mais, peut-être qu'avec votre aide et en m'appliquant j'arriverai à...

- Moi je m'y entends assez dans les affaires de mer, coupa négligemment Mme de Sainte-Alferine. Si vous m'y autorisez, je verrai les vôtres...

Elle se serait déclarée clerc de notaire que Laura n'aurait pas été plus surprise :

- Vous ma chère amie ? Comment est-ce possible ?

- C'est plus que possible : c'est une vérité qu'il vous est bien naturel d'ignorer parce que je ne vous ai guère parlé de ma prime jeunesse, mais nous sommes un peu du même bord. Je suis de Nantes où mon père François de la Ville-Bouchaud armait pour le commerce entre... l'Afrique et l'Amérique.

- Un négrier ! s'indigna Crenn qui adorait se mêler des conversations.

Lalie darda sur lui un oil de granit :

- En partie mais pas seulement ! Et vous, jeune homme, gardez vos indignations ou alors énumé-rez-moi vos ancêtres et ce qu'ils faisaient ! Et rassurez-vous, notre maison n'existe plus. Mon père n'a eu que des filles - quatre dont je suis la dernière l'une étant auprès de Dieu et deux un peu moins près, c'est-à-dire en religion. Ma mère est morte lorsque j'étais enfant et mon père m'a élevée comme le garçon qu'il aurait voulu avoir. Je le suivais partout et surtout dans ses bureaux et ses entrepôts. J'en aimais les odeurs...

- Comment donc ! ricana Crenn incorrigible. Le " bois d'ébène ", ça embaume ! Tout le monde sait ça !

- Dire que je vous prenais pour un garçon intelligent ! Nous avions quelques serviteurs noirs mais pas d'esclaves et je n'ai jamais vu à Nantes ceux de notre unique navire transporteur. Et s'il vous plaît laissez-moi finir mon propos ! J'ai appris beaucoup de choses de mon père, comme votre mère, ma chère Laura, l'avait appris de son époux. Il y a des années évidemment que je n'ai mis mon nez dans les livres de comptes mais je sais toujours la différence entre un bordereau et un connaissement. Enfin, cela me ferait joie de vous être bonne à quelque chose.

- Vous voulez dire que c'est le Ciel qui vous envoie ! Qu'en pensez-vous, monsieur Tevenin ?

- Si Madame se sent le courage d'affronter les gens de mer aussi fermement que le faisait Madame Marie-Pierre, je serai le plus heureux des hommes ! Tavoue qu'ils me font... un peu peur !

- Pas à moi ! Venez me montrer ce que Pontallec a bien voulu nous laisser !

Saisissant le jeune homme par le bras, elle disparut avec lui dans l'entrée des bureaux. Pendant ce temps, Laura reprenait possession de la maison ou plutôt la redécouvrait. Elle y avait si peu vécu qu'en parcourant salles et chambres, elle n'arrivait pas à éprouver l'impression de rentrer chez elle. Seul le cabinet de travail de sa mère, avec ses livres de mer et ses instruments de navigation, lui sembla familier mais elle refusa catégoriquement de s'installer dans la belle chambre quasi espagnole de Marie-Pierre que, cependant, Mathurine avait préparée pour elle.

- Pontallec y a vécu avec ma mère, déclara-t-elle. Il me serait impossible d'y dormir. Où avais-tu prévu de loger Mme de Sainte-Alferine ?

- Dans votre ancienne chambre.

- Il n'en est pas question : elle habitera chez ma mère... ce qui au fond est assez normal si elle doit diriger le commerce. Moi, tu m'établiras chez mon frère!

- Pourquoi pas chez vous en ce cas ? bougonna la vieille femme.

- Parce que j'y ai peu de souvenirs. La plupart étaient à la Laudrenais où il n'y a plus rien

J'aimais beaucoup Sébastien et, dans sa chambre, je me sentirai plus proche de lui...

Confuse, Lalie éleva bien quelques objections, mais Laura insista avec tant de conviction qu'elle finit par accepter d'occuper la chambre de Marie-Pierre comme elle allait aussi occuper son bureau. Et la vie, petit à petit, s'organisa dans l'hôtel de Laudren dont le capitaine Crenn devint l'un des commensaux habituels.

Il eut à cour, d'abord, de régulariser la situation de Laura auprès des autorités et, à première vue, cela pouvait présenter quelques difficultés étant donné la situation confuse laissée par la fuite de Le Carpentier. Cependant, les gens de " Port-Malo ", s'ils n'étaient pas hostiles à la République, n'entendaient pas se laisser mener n'importe où par les caprices de fous sanguinaires. Un comité révolutionnaire avait été nommé à l'instigation de l'agent national, Mahé, alors en poste dans la ville. Ce comité se composait de douze citoyens dont la première manifestation fut l'arrestation dudit Mahé. Arriva ensuite de Paris le successeur de Le Carpentier, nommé Boursault, qui n'offrait aucune ressemblance avec l'ancien " proconsul " : en fait, il fit juste le contraire. Les derniers prisonniers furent libérés, les familles spoliées autorisées à rentrer chez elles, le trafic du port - à peu près paralysé ! - remis en marche et enfin un nouveau maire, Laurent Louvel, fut installé après une vigoureuse reprise en main de l'administration. Le culte - constitutionnel bien sûr ! - fut même rétabli après expulsion de la " déesse Raison ", ce qui fit plaisir à beaucoup de monde, principalement chez les paysans qui se hâtèrent de remettre en place calvaires, statues votives et croix de chemins. La froide vertu républicaine prônée par Robespierre faisait place à un retour aux us et coutumes comme aux beaux sentiments d'antan...