- C'est incroyable ! murmura-t-elle. En avançant vers les pièces de réception qui occupaient le rez-de-chaussée, elle contempla le même spectacle : la maison avait été déshabillée de tout ce qu'elle pouvait contenir. Il n'y avait plus un meuble, plus un tableau, plus une tapisserie, plus un tapis, plus aucun de ces beaux objets collectionnés au cours des siècles par les Laudren du passé et, dans la bibliothèque, plus un livre, plus une lampe. On n'avait même pas laissé aux cheminées les pare-feu, les chenets, les tisonniers ni les pincettes. Même chose dans les chambres : tout avait été déménagé, avec soin sans doute car des bouts de papier d'emballage traînaient ici et là. Les placards de l'office étaient vidés de leurs bocaux et pots de confitures, les grosses poutres de la cuisine ne supportaient plus le moindre jambon, la moindre andouille ni le plus petit chapelet d'oignons L'imposante batterie de cuisine en cuivre s'était envolée avec les terrines et les pots à oille, chefs-d'ouvre des faïenceries de Marseille ou de Moustiers. Tout ce qui restait, c'était dans l'âtre un gros tas de cendres que Laura contempla avec l'impression d'en ressentir le goût dans sa bouche.

- Incroyable ! soupira Lalie. Je n'ai jamais vu, je crois, une maison vidée avec autant d'application ! Ce n'est pas là le fait de voleurs toujours plus ou moins pressés, moins encore de vandales qui laissent des traces plus visibles que les cailloux du petit Poucet ! On dirait que ceux qui ont fait cela ont pris tout leur temps...

- Je pense comme vous et j'avoue ne pas comprendre. Mon grand-père avait construit cette demeure pour y entasser le plus précieux, le plus aimable aussi de nos biens afin d'en jouir durant sa vieillesse. Notre maison de Saint-Malo est plus austère. D'abord les bureaux de finances occupent une partie du rez-de-chaussée, les petits bâtiments du port servent à la surveillance du trafic. Il y a bien sûr de belles choses mais...

- Il faudrait savoir ce qu'il en reste. Dites-moi, vos gardiens, ces Vincent, votre mère leur accordait confiance ?

- Pleine et entière ! Je suis inquiète de leur absence. La seule hypothèse valable est que la Laudrenais ait été vidée sur ordre de Le Carpentier, ou de ses séides.

- Je ne crois pas, fit Jaouen qui revenait après être allé examiner les alentours de la maison. Le " proconsul " pour ce que j'ai entendu dire se serait emparé de tout au nom du peuple, au grand jour et, au besoin à son de trompe. Il aurait fait amener des chariots qui seraient repartis lourdement chargés. Or la trace de notre voiture est la seule que j'aie pu relever. En revanche, le jardin côté rivière a été beaucoup piétiné. C'est pai le chemin de l'eau que tout a été emporté.

- Si vous pensez à Pontallec en fuite, c'est impossible. Le bateau qui a explosé n'était qu'un lougre. Beaucoup trop petit pour une telle quantité d'objets ! Rien que les livres de la bibliothèque n'y auraient pas tenu. Pour vider la Laudrenais il a fallu des barges...

- Sans doute. Reste à savoir de quel côté elles sont allées. Vers Dinan ou vers le port et là il n'y a pas de réponse possible. L'eau ne garde pas de traces... De toute façon, la maison ne nous en apprendra pas davantage. Allons chez les Vincent !

Les deux femmes sortirent derrière Jaouen et se dirigèrent vers les communs. Les gardiens y habitaient un bâtiment de ferme proche d'un grand potager où fanaient les salades cependant que d'autres légumes montaient en graine. La maison réservait de nouvelles surprises. Alors que le manoir était entièrement vide, on aurait dit que la famille Vincent venait de quitter son logis depuis quelques instants seulement : le couvert mis pour un repas, les grands chapeaux des hommes posés sur un coffre et la marmite accrochée au-dessus d'un feu éteint. Seule, la soupe qu'elle contenait, moisie, dégageait une odeur désagréable. Sur la longue table, le chanteau de pain était dur et commençait à verdir. Le voile de poussière aussi disait que le fait ne datait pas de la veille.

- Voilà un autre mystère ! s'exclama Laura. On dirait que ces gens sont partis brusquement alors qu'ils allaient se mettre à table. Auraient-ils été... arrêtés ?

- Auquel cas on ne leur aurait pas laissé le temps de souffler, compléta Lalie. Après quoi il n'y avait plus personne pour empêcher le déménagement ou, plus simplement pour y assister. Qu'en pensez-vous Jaouen ?

Celui-ci, qui visitait les deux petites chambres voisines où étaient les lits de la famille, reparut, tenant à la main une coiffe de femme où se voyaient des taches suspectes :

- Je crains que ce ne soit plus grave. Il y a du sang là-dessus.

- Où l'avez-vous trouvée ? demanda Laura.

- Dans la ruelle d'un lit, au pied du mur. Il y avait aussi du sang sur ce mur. On a essayé de le laver... maladroitement !

Laura qui pâlissait regardait à présent ce décor modeste mais familier avec horreur :

- Comment savoir ?

- Il faut prévenir la gendarmerie. De toute façon, s'il y a eu arrestation, ils le sauront et s'il s'agit... d'autre chose ils chercheront. Auparavant, peut-être faut-il aller à Saint-Malo voir ce qu'il en est et aussi vous faire reconnaître pour ce que vous êtes ?

- L'épouse de Pontallec ? ironisa Lalie. Vous voulez la faire écharper, mon garçon ?

- Non, la dernière des Laudren. Si je connais bien mes frères bretons, ils comprendront qu'elle ait tout fait pour échapper à la mort. D'ailleurs, à Saint-Malo, il y a les vieux serviteurs et le docteur Pèlerin qui l'ont déjà reconnue au moment du décès de sa mère. Ils la reconnaîtront encore-Demain matin je vous y conduirai.

Mais en rentrant au Vieux-Pélican, on trouva Bina en grande conversation avec sa mère, Mathurine, qu'elle avait pris sous son bonnet d'aller voir à la faveur de la marée basse en empruntant les " petits ponts " : ces chemins de galets, alors découverts, évitaient le grand tour de la " mer intérieure ". Celle-ci s'étendait sur environ cinq cents hectares et où trois cents vaisseaux pouvaient trouver abri. Un vaste espace de sable, de rocs formant des anses, des hauteurs, des marais, des cales, le tout meublé de cabanes, de corderies, de magasins d'approvisionnement, de voileries, de forges, de moulins, de fermes et d'auberges. La ville corsaire et la pointe du Naye à Saint-Servan en commandaient la passe. Les " petits ponts " offraient l'avantage de réduire le long périple à une centaine de mètres, avec l'inconvénient de se mouiller les pieds et de risquer de se faire surprendre par le retour du flot. A marée haute, évidemment, des passeurs existaient, les Bateliers du Naye qui étaient d'anciens marins au long cours ou de la grande pêche, mais ils ne partaient pas toutes les deux minutes et Bina connaissait sa région natale comme sa poche. Ce fut ce qu'elle expliqua à sa maîtresse au-devant de qui elle se précipita :

- Je pensais seulement lui dire que nous étions là et apprendre d'elle comment les choses allaient chez nous, mais elle a voulu absolument venir vers vous, ajouta-t-elle en conclusion. J'espère que je n'ai pas fait de bêtise ?

- Non, la rassura Laura. Tu as bien fait...

- ... mais il vaudrait mieux, à l'avenir, cesser de prendre des initiatives sans prévenir personne ! reprocha Jaouen.

Il dut abréger son sermon. Mathurine, qui achevait de boire le cidre chaud offert par Mme Henry, s'approchait d'eux avec la majesté d'un navire rentrant au port les cales pleines. Elle fit une petite révérence puis déclara, sévère :

- Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné de voir notre maîtresse habiter une auberge de campagne quand elle possède, en ville, une grande et belle demeure !

- Est-ce que vous n'oubliez pas un peu qui habitait cette grande et belle demeure jusqu'à il y a peu ?

- Il est mort et le diable s'est emparé de sa mauvaise âme.

- Comment aurais-je pu le savoir ? En outre, Mathurine, vous oubliez qu'ici aussi nous avons une demeure. J'espérais m'installer à la Laudrenais...

- Peut-être, mais il fallait d'abord venir à la grande maison. C'était plus convenable et c'est ce qu'aurait fait votre mère. Quant à savoir ce qui s'y passait, il n'y avait qu'à envoyer votre valet en éclaireur !

- Mathurine, Mathurine ! gémit Laura avec l'impression de se retrouver hors du temps, oubliez-vous ce que nous venons de vivre ? Vous n'allez pas, j'espère, me parler de convenances ?

- Mais si ! Et justement à cause des jours affreux que nous avons vécus, les convenances doivent revenir ! Et c'est à des personnes comme madame la marquise qu'il appartient de les ressusciter !

Le titre oublié fit à Laura l'effet d'un soufflet :

- Je vous interdis de m'appeler ainsi ! Et vous devriez comprendre pourquoi. Désormais vous m'appellerez Madame tout simplement. Encore heureuse de ne pas me donner du citoyenne.

- Bien... Madame ! Je repars donc pour préparer la venue de Madame... et de ceux qui l'accompagnent, ajouta la vieille femme avec un regard sur Lalie. Du coup Laura faillit se mettre à rire :

- Je pense que vous pourrez appeler comme il convient Mme la comtesse de Sainte-Alferine. Ceci vous consolera de cela... A demain, Mathurine !

Toujours aussi raide, l'ancienne femme de charge de Marie-Pierre de Laudren salua selon le protocole et tourna les talons pour quitter l'auberge.

- La mer monte, dit Jaouen, je vais la reconduire. Il serait vraiment dommage qu'elle se noie ! Au retour j'irai chez les gendarmes...

A travers les vitres de la salle, heureusement vide à cette heure calme, Laura et Lalie les regardèrent s'éloigner :

- J'en ai eu une comme celle-là ! commenta Lalie. Fidèle comme un chien et solide comme un vieux chêne... mais quel caractère ! Elle se donnait des airs de duègne espagnole. Je l'ai regrettée à sa mort.

- Ma mère avait du sang espagnol, dit Laura, Mathurine s'en est imprégnée. Elle est devenue son ombre tutélaire, son ange gardien et je n'ai jamais imaginé la maison sans elle.

- Nous allons donc nous rendre à son... invitation ?

- Moi j'appellerais plutôt cela un ordre, fit Laura en souriant, mais elle n'a pas tout à fait tort : il n'est pas normal que nous vivions à l'auberge. En outre, ajouta-t-elle, soudain soucieuse ' dois essayer de me rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'armement Laudren puisque M. Bedée n'est plus là pour s'en occuper.

Lorsque Jaouen revint tard ! -, il ramenait avec lui le capitaine Crenn, commandant la gendarmerie, qu'il avait eu quelque peine à découvrir. Saint-Servan, ou plutôt Port-Solidor, possédait alors deux brigades, l'une à pied logée chez l'habitant, l'autre à cheval installée avec les services de la mairie dans l'ancien couvent des Capucins. Celle-ci comptait sept chevaux et autant d'hommes, et le point de jonction était la salle où les moines entreposaient naguère leur approvisionnement mais on ne s'y réunissait pas souvent. Quant au capitaine - noblesse oblige ! - il habitait entre l'église Sainte-Croix et l'anse Solidor une belle maison appartenant à la riche veuve d'un entrepreneur de construction navale dont les chantiers, les ateliers de radoub occupaient une partie importante de ce port voué à une activité qui était la principale industrie du pays. Bel homme au physique avantageux, Alain Crenn menait là une vie confortable, assez éloignée des tracas municipaux mais proche - c'était une justification comme une autre ! - du monument le plus important de la cité, la tour Solidor, triple donjon médiéval défendant depuis des siècles l'entrée de la Rance et qui servait de prison depuis le début de la Révolution. Crenn pouvait la voir de sa fenêtre et se plaisait apparemment dans cette contemplation car il détestait être dérangé à partir du coucher du soleil. Aussi Jaouen dut-il beaucoup parlementer et couvrir pas mal de chemin avant qu'un gendarme compatissant se décide à lui confier l'adresse de son chef. Encore dut-il ensuite apprivoiser les domestiques de la veuve et la veuve elle-même avant d'être admis en la présence de celui que tous considéraient comme le grand homme de la maison. Mais miracle ! Alors qu'il s'attendait à un militaire grincheux, bourru et rébarbatif qui l'enverrait paître, il trouva un homme intelligent dont l'oil vif et le sourire narquois lui plurent aussitôt.

- Une affaire intéressante, enfin ? s'exclama celui-ci. Vous n'imaginez pas le plaisir que vous me faites ! Voilà des mois que j'arrête des innocents et que je laisse filer des sacripants ! Etonnez-vous à présent que je reste chez moi aussi souvent que possible !

- J'espérais que vous la jugeriez ainsi.

- Si ce bougre de Pontallec - dont Satan ait l'âme ! - y a été mêlé, il ne peut pas en être autrement. Allons au Vieux-Pélican ! D'ailleurs, il m'arrive souvent d'y souper ou d'y passer un moment !