Elle pensait quitter Paris le 10 septembre mais un terrible événement incita Pitou à lui faire presser son départ : le 1er septembre (ou 14 fructidor), la grande poudrière du Champ-de-Mars explosa, ravageant tout sur son passage de Passy au faubourg Saint-Germain. Il y eut plus de deux mille morts et des centaines de blessés.

- Cela pourrait être un coup des derniers fidèles des jacobins, estima le journaliste, mais c'est sûrement un attentat criminel. Si ces gens-là se mettent à faire sauter Paris par morceaux, je préfère vous savoir au loin.

On partit donc, par la route du sud. Lalie souhaitait, et c'était bien naturel, aller prier sur la tombe de sa fille et aussi voir ce qu'il était advenu de son petit château. Elle n'aurait sans doute pas osé le demander à Laura mais ce fut celle-ci qui en fit la proposition :

- Le détour ne sera pas si grand, dit-elle, et nous gagnerons la Bretagne par la route de la Loire.

Cependant, on ne resta guère à " Alferine ". La comtesse ayant disparu passait pour émigrée. Elle était d'ailleurs inscrite sur la liste et ses biens avaient été vendus... Le manoir appartenait à présent à un ancien métayer qui s'y était installé. Des vaches paissaient dans le parc autour de la petite chapelle où Claire reposait. Encore eut-on beaucoup de mal à en obtenir la clef :

- Faudra voir à m'retirer tout ça ! grogna l'homme, un certain Maclou. J'veux pas dTjondieu-series chez moi et un d'ces jours j'vais raser c't édifice...

- Où reposent mon défunt mari et ma fille ? s'indigna la comtesse avec une émotion qu'elle ne put maîtriser. Comment pourriez-vous faire une chose pareille, Maclou ? Vous n'étiez pas un mauvais homme pourtant...

- Tsuis comme je suis et, à c't'heure, j'veux être maître chez moi ! Je n'ai pas besoin d'étrangers...

Mme de Sainte-Alferine allait protester, mais déjà, Joël Jaouen prenait le bonhomme à la gorge d'une seule main, le plaquait contre le mur de la chapelle, et lui mettant son crochet sous le nez :

- Touche seulement à ce lieu saint et à ceux qui y reposent et, sur le salut de mon âme, je jure de te pendre au premier arbre venu mais je ne t'y traînerai qu'après t'avoir égorgé avec ça !

- Mais je... je, bredouilla l'homme épouvanté, je... disais ça comme ça ! Une idée.- dans l'vent, quoi !

- Alors arrange-toi pour qu'il l'emporte loin d'ici ! Et sache deux choses : un, je reviendrai voir, et deux, débrouille-toi pour ne pas faire trop de dégâts dans ce manoir parce que le jour n'est peut-être pas si éloigné où on te le reprendra. La chance tourne à Paris, tu sais, et ça ne va pas tarder à changer partout !

- Te... te fâche pas ! J'obéirai. Tiens ! Via la clef...

Il la tendit et s'enfuit à toutes jambes vers la maison. Laura le regarda s'éloigner :

- Vous ne craignez pas qu'il aille chercher du renfort ?

- J'ai là tout ce qu'il faut pour le recevoir, dit Jaouen avec un grand calme en montrant les pistolets passés à sa ceinture. Ils sont chargés et j'ai aussi cette épée dont je sais me servir...

Mais Maclou ne revint pas. Longuement, Lalie put prier devant la dalle qui recouvrait son enfant, y déposa le bouquet de rosés que Jaouen était allé cueillir dans ce qui restait d'une petite roseraie, se pencha pour déposer un baiser sur la pierre de tuf-feau blanc puis, se relevant, glissa son bras sous celui de Laura qui achevait sa prière :

- Partons ! murmura-t-elle. Je regrette seulement qu'il n'y ait plus ici le moindre couvent pour m'y retirer et rester auprès d'elle...

- Moi, je m'en réjouis, dit la jeune femme avec beaucoup de douceur, parce que je n'ai pas envie de vous perdre et parce que je suis persuadée qu'une autre vie vous attend...

- Une autre vie ? Comme c'est beau d'être jeune et de croire en l'avenir !

Puis, se détournant, elle posa sa main sur l'épaule de Jaouen :

- Merci de ce que vous avez fait ! Je ne l'oublierai jamais.

Il s'inclina sans répondre, sortit de la chapelle, referma derrière les deux femmes et offrit la clef à la comtesse :

- Gardez-la ! dit-il. Je ne crois pas qu'on aura le mauvais goût de venir vous la réclamer. Ici au moins, vous êtes toujours chez vous...

Quelques instants plus tard, la chaise de poste prenait la route de Tours où l'on ferait étape.

Croyant que Laura n'avait pas entendu sa question, Lalie la répéta :

- Avez-vous une idée de ce que nous allons faire à présent ?

La tête appuyée au dossier en bois de son petit fauteuil, la jeune femme qui tenait ses yeux fermés ne les rouvrit pas.

- Souper... dormir... et puis voir comment les choses se présentent. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré nous arrêter dans cette auberge et ne pas entrer dans Saint-Malo. Il faut savoir où se trouve Pontallec...

- Personne ne vous connaît ici ?

- Non, je ne crois pas, en dépit du fait que la Laudrenais, notre malouinière qui est notre maison d'été, s'élève au bord de la Rance, pas bien loin d'ici. Seuls ma mère et mon frère Sébastien étaient fort connus dans le bourg. Moi je ne sortais guère du domaine que pour la messe du dimanche. Et d'ailleurs, pendant les vacances j'étais beaucoup plus souvent chez mon parrain, à Komer... où je vous emmènerai. Le reste du temps et depuis mes dix ans, je le passais au couvent. Et puis, qui irait chercher une Laudren sous mon masque d'Américaine ">

- Et votre Jaouen ? On ne le connaît pas non plus ?

- H n'y a aucune raison. Il n'était pas au service des miens mais à celui des Pontallec. H est né là-bas, frère de lait de celui qui est devenu mon époux, avec qui il a été élevé et dont il était l'homme de confiance. Notez que je n'ai pas dit l'âme damnée : il a rompu toute relation avec lui quand il a osé me ramener vivante d'un voyage au cours duquel il devait me tuer en simulant un accident [iv].

- Et depuis il s'est voué à votre protection. C'est chose toute naturelle : il vous aime, cela se sent.

- En effet, il me l'a avoué un jour, il y a déjà longtemps. Mais il sait que je ne l'aime pas. Pas comme il le souhaiterait tout au moins.

- Sait-il aussi que vous aimez Jean de Batz ?

- Oui... Cela ne l'a pas empêché de lui sauver la vie le jour de l'exécution de la Reine... mais, je vous en prie, Lalie, évitez de me parler de Batz en ce moment ! La Terreur est finie, il est libre, il est loin... et moi j'ai besoin de tout mon courage pour essayer de relever les ruines que Pontallec a l'habitude de semer sur son passage. En admettant qu'il soit encore vivant. Ce que je ne saurais lui permettre encore longtemps-Pendant ce temps, Jaouen et Bina étaient descendus dans la salle commune pour y prendre leur repas et se mêler aux autres consommateurs. D'abord regardés avec méfiance puisqu'ils venaient de la capitale, leurs noms et qualité de Bretons incitèrent assez vite les langues, un instant retenues, à reprendre leur activité. Simplement on ne s'occupa plus d'eux. Le sujet dont on débattait de façon quasi générale était le départ de Le Carpentier, rappelé à Paris quelques jours plus tôt par une " note de la Convention ".

- J'aurais bien voulu la voir, la note, dit un pêcheur occupé à planter un morceau de poisson sur une tranche de pain. M'est avis qu'il y en a pas eu du tout et que Le Carpentier a saisi la première occasion de filer sans tambours ni trompettes. Est ce que quelqu'un a assisté à son départ ?

- Si certains l'ont vu personne n'en a soufflé mot, dit l'aubergiste. Il faudrait interroger les soldats qui étaient de garde à la porte de Dinan.

- S'il leur a ordonné de se taire ils ne diront rien. On a encore peur de lui, j'crois bien, parce qu'on ne sait pas au juste ce qu'il garde comme pouvoirs-Un personnage déjà âgé, bien mis, qui mangeait une cotriade à une petite table près de la cheminée et que tous semblaient considérer, prit la parole :

- Inutile d'interroger les factionnaires, ils ne vous diront rien. Le grand homme a filé comme un voleur, la nuit, à marée basse et par les grèves. Quelqu'un l'a vu, et comme le Comité de surveillance de Port-Malo a été destitué le lendemain, personne ne lui courra après...

- La note était peut-être vraie, maître Bouvet, dit un homme. Si c'est le cas, il est parti pour Paris...

- En se cachant ? Je vous parie, moi, qu'il a regagné son Cotentin natal où il doit espérer se perdre dans les landes et les chemins creux...

- Et son ami Pontallec, qu'est-il devenu ? C'était Jaouen qui, élevant la voix, venait de se faire entendre. Tous les yeux se tournèrent vers lui mais ce fut le silence.

- Eh bien ? insista-t-il. Etes-vous tous devenus muets ? Ou bien n'avez-vous jamais entendu ce nom ? Pontallec ?

Avec un bel ensemble, ces gens dont certains étaient sans doute des révolutionnaires se signèrent plus ou moins discrètement cependant que l'aubergiste Henry s'approchait :

- Citoyen, dit-il, si vous êtes de ses amis, vous feriez mieux de quitter cette maison. Tous ici nous l'avons connu mais pas pour notre bien. Alors...

Le geste complétait la parole et indiquait la porte. Jaouen haussa ses larges épaules :

- Je ne suis pas son ami, loin de là, et si je le cherche c'est parce que j'ai un compte à régler avec lui. Mais vous venez de dire : " Nous l'avons connu. " Est-ce qu'il n'est plus là ?

L'atmosphère se détendait. Les conversations reprenaient, bien qu'à mi-voix. Henry alla chercher une bouteille d'eau-de-vie, des verres, et vint s'asseoir à la table où Bina ouvrait de grands yeux effrayés sans plus oser manger.

- D'où le connaissiez-vous ? demanda-t-il encore, méfiant.

- Avant la Révolution, nous étions à son service, l'un et l'autre, fit Jaouen en désignant Bina de la tête. Moi je l'ai quitté pour aller me battre aux frontières après qu'il eut tenté à plusieurs reprises de faire assassiner sa jeune femme. Il a d'ailleurs fini par la dénoncer avant de prendre le large...

Le vieux monsieur que l'on appelait maître Bouvet quittait lui aussi son coin et s'approchait en bourrant sa pipe. On lui fit place, ou plutôt Bina, sentant qu'il valait mieux laisser les hommes entre eux, se leva pour lui donner la sienne avec une petite révérence dont il la remercia en lui pinçant la joue.

- La petite Laudren ! soupira-t-il en s'installant. Je ne l'ai guère connue. On a dit qu'elle avait été massacrée en septembre 1792. Ce qui a permis à son époux de la remplacer par sa mère. En revanche, j'étais proche de Marie-Pierre de Laudren et j'ai fait de mon mieux pour l'empêcher de commettre cette folie, mais il était séduisant le bougre ! Et il ne lui a pas porté chance à elle non plus...

- Il l'a tuée en s'arrangeant pour que cela ait l'air d'un accident, coupa Jaouen. Croyez-moi, j'en sais davantage sur ses crimes que vous tous réunis... mais ça ne me dit pas ce qu'il est devenu ?

- On n'en sait rien ! assena Me Bouvet. Il a disparu environ deux semaines avant son ami Le Carpentier...

- ... mais dans un bel incendie ! précisa Henry. Et on ne voit pas bien comment il aurait pu en réchapper.

- Quand un bateau brûle sur l'eau, il ne brûle jamais tout entier et on n'a pas retrouvé de corps.

- Les tempêtes de l'hiver le rapporteront bien un jour, renchérit le notaire.

- Si vous me racontiez ? demanda Jaouen qui écoutait le vieil homme avec attention.

- Je ne peux vous dire que ce que tout le monde sait. Une nuit, Pontallec s'est embarqué très discrètement sur le Marie-Rosé, un lougre appartenant à l'armement Laudren mais plus de première jeunesse. Solide encore tout de même et qui devait suffire à atteindre, au large, le navire anglais qui devait l'attendre. Il avait avec lui sa maîtresse, Loeiza. Une bien jolie fille, il faut dire, mais Pontallec l'avait prise aux Ursulines quand elles ont été jetées dehors. C'était la fille unique de Bran Magon de la Fougeraye, un hobereau des hauts de Rothéneuf. Celui-ci n'a pas aimé du tout que la petite devienne la catin de ce failli chien. Surtout quand il l'a sue enceinte. Il est allé la chercher et il l'a enfermée chez lui mais Loeiza, on ne sait pas trop comment, a su le départ de son amant, elle s'est enfuie et l'a rejoint. Alors ils sont partis ensemble mais ils ne sont pas allés bien loin : le Marie-Rosé venait de dépasser les Ouvres quand il a explosé. Un sacré feu d'artifice qui a illuminé le ciel et que tous ont pu voir ! Les mauvaises langues ont prétendu que La Fougeraye était sur le rempart et qu'il riait...

- Il devait bien y être pour quelque chose, fit Jaouen songeur. Auquel cas il n'y a pas de doute à garder : Pontallec est mort... Ils étaient nombreux à bord ?