- Il est mort ?
- Oui... Le 17 juin dernier avec quelqu'un qui m'était infiniment cher et d'autres de mes amis. Dieu ait leur âme ! Vous avez une chambre pour moi ?
- Bien entendu... et une place à la table d'hôtes.
- Non s'il vous plaît : pas de table d'hôtes ! Je voudrais parler avec vous... quand vous en aurez fini avec le service bien sûr !
- Entendu. Que voulez-vous manger ?
- Que voilà une phrase agréable à entendre, alors qu'en France l'hiver s'annonce rude. Il paraît que pas loin, à Huningue, les soldats de l'armée du Rhin que commande Pichegru commencent à manquer de pain. Vous risquez des incursions...
- Ce n'est pas d'hier qu'elles se produisent. Et puis, ici nous ne sommes en guerre avec personne. Alors, qu'est-ce que je vous sers ?
- Une soupe au fromage, du cervelas aux pommes de terre et l'un de vos délicieux " lecker-lis [xii] ". Pour le vin, vous choisirez vous-même.
L'auberge se remplit bientôt d'un brouhaha joyeux. De sa fenêtre Batz vit, en effet, arriver des soldats aux uniformes fatigués et pensa que la forteresse de Huningue dont, avant Baie, il avait aperçu les murs hérissés de canons, devait avoir autant de trous qu'un gruyère. En homme qui savait le prix des choses quand on va au-devant du danger, il savoura son repas arrosé d'un gai vin de Neuchâtel puis alluma sa pipe et attendit son hôte.
Celui-ci vint vers dix heures du soir, nanti d'une bouteille de kirsch et de verres. Les deux hommes trinquèrent puis Batz invita l'hôtelier à s'asseoir en face de lui de l'autre côté de la cheminée et remit lui-même une bûche dans le feu.
- Connaissez-vous un certain comte de Montgaillard ? fit-il.
- Oh, oui... S'il m'est permis, je dirais que je ne l'aime guère.
- Moi non plus et j'ai pour cela les meilleures raisons. On m'a dit que sa famille habite non loin d'ici, à Rheinfelden...
- En effet mais elle n'y vit pas dans le luxe. La comtesse et ses deux enfants habitent une petite maison près du Rhin. Les garçons ont aussi un précepteur, l'abbé du Montet...
- Un précepteur quand on a du mal à joindre les deux bouts ?
- Oh ! il ne coûte guère à Mme de Montgaillard, pour la bonne raison qu'il n'est jamais là. Toujours pendu aux basques du mari qu'il suit partout...
- J'ignorais ce détail. Savez-vous si Montgaillard est à Rheinfelden ?
- Il y est, et même en assez mauvais état.
- Tiens donc ! Et comment en avez-vous eu connaissance ?
- Parce que je l'ai vu. Il est arrivé ici il y a presque trois semaines couché dans une voiture que l'abbé du Montet conduisait à bride abattue en réclamant un médecin.
- Pourquoi ici au lieu d'aller droit à Rheinfelden ? C'est tout près.
- Parce qu'à Rheinfelden, il n'y a pas le docteur Wehr qui est une sorte de magicien. Montgaillard avait reçu un coup de pistolet dans la poitrine ; il brûlait de fièvre mais il était conscient et même furieux en dépit de son état. Une sorte de rage semblait l'habiter et aussi la volonté de tenir jusqu'à ce qu'il arrive entre les mains de Wehr. On l'a couché dans cette chambre qui est un peu à l'écart comme vous pouvez le remarquer. C'est là sur la table que le médecin a extrait la balle et donné les soins nécessaires. Je dois dire qu'il a été courageux, le Montgaillard ! En dépit d'une solide dose d'opium, la sueur lui coulait du front comme une rivière tandis que ses dents s'incrustaient dans un barreau de chaise. L'opération a réussi et, il y a une petite semaine, l'abbé du Montet l'a ramené chez lui avec la permission de Wehr mais, à mon avis, le blessé en a encore pour un bout de temps avant de courir les routes.
- Vous a-t-on dit où et comment il avait été blessé ?
- En Forêt-Noire, des brigands auraient attaqué sa voiture ! C'est tellement classique comme explication que c'est comme s'il n'avait rien dit. D'autant qu'ils n'ont pas été bien gourmands, les brigands : il avait toujours sa bourse et elle semblait bien garnie...
- Et il était seul avec ce prêtre ?
- Absolument. Il n'y avait même plus de cocher puisque c'était l'abbé qui menait. Il avait d'ailleurs l'air de s'y connaître.
- Rien de bien étonnant ! C'est fou ce qu'une révolution peut développer les facultés des gens ! Encore un mot, mon cher Merian... et s'il vous plaît, encore un verre de votre délicieux kirsch !
- Avec joie ! C'est moi qui le fais, répondit l'aubergiste en resservant son client. Que voulez-vous savoir ?
- Si vous pouviez m'apprendre où se situe au juste dans Rheinfelden, la maison de Montgaillard, vous me rendriez un signalé service. Mais au fond il n'y a aucune raison pour que vous le sachiez...
- ... et aucune non plus pour que je ne le sache pas ! Le... comte m'avait demandé d'envoyer un valet pour prévenir son épouse de sa venue. Il s'agit d'une maison entourée d'un jardin donnant sur le fleuve, près la Messerturm ou tour du Couteau. Il y a des murs blancs et un grand toit rouge foncé... C'est la première sur le chemin des salines [xiii]. Voulez-vous que je vous donne ce valet pour vous accompagner ?
- Surtout pas, mon cher Merian, surtout pas ! Je ne souhaite aucun témoin pour l'entrevue que je veux avoir avec ce gentilhomme de pacotille !
- Comme il vous plaira, mais vous savez que ma maison comme moi-même sommes à votre service.
- J'en suis certain, mon ami, et croyez que j'apprécie votre aide à sa juste valeur...
Fatigué par son voyage, Batz s'accorda une bonne nuit d'un repos d'autant plus serein qu'il savait à présent son ennemi immobilisé. Il était certain de trouver le prédateur au nid et ceci le consolait un peu de cela car de nombreuses questions demeuraient sans réponse, dont les principales étaient : qui avait attaqué Montgaillard et pourquoi ? Et qu'avait-il fait du petit roi ?
Au matin, il se leva vers neuf heures et fit savoir à Merian qu'il ne quitterait pas sa chambre avant le soir. Le Sauvage était fréquenté par trop de gens disparates, voire dangereux, pour qu'il prît le risque de s'y faire reconnaître. Il resta donc tranquillement chez lui, s'y fit servir et occupa son temps avec la lecture des gazettes locales sans y trouver matière à intérêt. Au-dehors le temps menaçait neige et un vilain ciel gris-jaune couvrait la ville. Le froid était vif et Batz trouva quelque plaisir à passer sa journée les pieds sur les chenets. Evidemment, la nuit serait moins confortable...
Elle vient tôt en hiver. A quatre heures elle tombait déjà. Batz s'habilla chaudement, vérifia ses armes : le chargement des deux pistolets glissés dans sa ceinture, le jeu facile de son épée dans le fourreau. Enfin, il boucla son léger bagage composé de deux sacoches et fit appeler l'aubergiste tout en demandant que l'on selle son cheval. Merian apparut presque aussitôt et Batz remarqua tout de suite le pli soucieux de sa rude figure.
- Que se passe-t-il ?
- Je ne sais pas si cela présente une importance quelconque pour vous, monsieur le baron, mais un certain Lemaître s'est arrêté ici tout à l'heure pour prendre un repas et faire soigner son cheval qui boitait. Pas grand-chose d'ailleurs : une pierre coincée sous un fer... Je crois me souvenir que c'est l'un des agents du comte d'Antraigues.
- Vous vous souvenez à merveille. Et que fait-il à présent ?
- Il a soupe, retenu une chambre pour la nuit en précisant qu'il rentrerait sans doute tard, puis il a demandé un cheval frais et il est parti il y a environ un quart d'heure.
- Savez-vous de quel côté ?
- Il suit le Rhin en direction de l'est.
- Celle de Rheinfelden ?
- Exactement. Vous pensez que...
- Je ne pense rien du tout, mon ami. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que d'Antraigues et Montgaillard soient acoquinés. Tous deux sont originaires du Languedoc et je ne suis pas certain qu'ils n'aient pas été à l'école ensemble à Sorèze. Eh bien, si Dieu le veut, j'aurai peut-être cette nuit l'occasion de faire d'une pierre deux coups. Depuis le 21 janvier 1793 j'ai un compte à régler avec le sieur Lemaître. On ne l'a guère vu en France, depuis...
- Le 21 janvier ? Le jour de la mort...
- Du Roi ! Oui. Si nous n'avons pas réussi, mes amis et moi, à l'arracher à l'échafaud, c'est en grande partie la faute de ce Lemaître de malheur. J'avais eu l'imprudence de le croire un ami et de le recevoir chez moi comme tel ! L'un de mes pires souvenirs, Merian ! J'ai juré sa mort...
- Prenez garde, monsieur le baron ! Baie fourmille d'espions de tous les camps. Cet homme en compte sans doute plusieurs au nombre de ses connaissances et il se peut qu'il aille à un rendez-vous !
- Nous verrons bien ! Au fait, sauriez-vous si d'Antraigues est toujours à Venise ?
- Non. Il est à Vérone auprès du régent de France. Quant à savoir ce qu'il y fait...
- Sa cour, mon ami, dans l'espoir qu'un jour cette régence qui aurait dû être exercée par notre pauvre Reine se changera en titre royal et que Mgr le comte de Provence deviendra le roi Louis XVIII... Ce qu'à Dieu ne plaise ! En attendant, il faut que je retrouve le bout du fil que l'on m'a rompu. A bientôt, ami Merian ! Si les choses se passent comme je l'espère, je reviendrai demain matin.
Batz assena une tape vigoureuse sur l'épaule de l'aubergiste et descendit rejoindre son cheval.
CHAPITRE V
" ... ROHAN SUIS !... "
Quatre lieues séparaient Baie de l'ancienne ville d'Empire de Rheinfelden dont les deux parties s'élevaient de part et d'autre du Rhin mais qui appartenait alors en totalité au grand-duché de Bade. Le baron, comme celui qu'il suivait, aurait donc à passer une frontière mais il s'en souciait peu sachant qu'il n'y aurait guère de surveillance aux abords de la cité. Il la connaissait assez pour savoir que les relations entre les deux pays étaient excellentes et que, surtout de nuit et par temps de neige, les factionnaires avaient plutôt tendance à rester au chaud dans leur poste.
Il ne neigeait pas beaucoup et la mince couche blanche répandue sur le sol ne résisterait pas longtemps. Elle avait au moins l'avantage de préciser le paysage de collines souvent abruptes d'où surgissait parfois la silhouette hautaine et mélancolique d'un vieux burg à demi ruiné. Le temps des farouches burgraves qui ne permettaient à aucun voyageur de passer le fleuve sans prélever leur dîme n'était plus. Ils semblaient seulement destinés à retenir sur leurs épaules fatiguées le déferlement de la Forêt-Noire qui s'écroulait là, entre Baie et Constance. La nuit se piquetait de petites flammes allumées dans les fermes éparpillées par une main géante. Parfois autour d'un clocher blanc qui s'effilait en une longue pointe. Au-dessus, les grandes vagues de sapins inscrivaient en noir leur promesse de mystérieuses profondeurs.
Bien reposé et bien nourri, le cheval de Batz dévorait la route avec une allégresse réconfortante qui trouvait un écho dans le cour de son maître. Dès l'instant qu'il savait où trouver son gibier, le chasseur sentait lui revenir sa joie de vivre. Il avait erré trop longtemps dans les ténèbres, cherchant à tâtons un chemin invisible, pour ne pas retrouver sa confiance en soi... Ce soir il aurait des nouvelles de son petit roi perdu, dût-il les arracher par la violence de la gorge d'un mourant ! Bientôt, après le village d'Augst, les tours de Rheinfelden et ses murailles médiévales apparurent au bout de la route. Quittant le bord du fleuve, le cavalier choisit de les contourner, ce qui lui éviterait un possible factionnaire assoiffé de zèle. La maison de Montgaillard était de l'autre côté de la cité, sur le chemin des salines. Cela lui prit un peu de temps mais enfin, il l'aperçut, telle qu'on la lui avait décrite, avec un jardin s'achevant en terrasse sur le Rhin.
C'était une grosse bâtisse ressemblant à beaucoup d'autres dans la région : un grand toit et de petites fenêtres dont plusieurs, au rez-de-chaussée, étaient éclairées. L'endroit étant un peu écarté, les volets étaient tirés mais leurs découpes naïves laissaient passer l'éclairage intérieur. Batz mit pied à terre sans bruit puis, tenant son cheval aux naseaux pour l'empêcher de hennir, il le conduisit à l'abri d'un auvent où il l'attacha :
- Sage ! souffla-t-il en flattant l'encolure du bel animal. Il se peut que j'en aie pour un moment...
En s'approchant, Batz vit qu'un autre cheval était attaché près de la porte protégée par un petit porche et sourit : Lemaître, très certainement ! Se pouvait-il que le Destin lui livre deux proies en une seule fois ? Il caressa les crosses polies de ses pistolets, s'assura une dernière fois du libre jeu de son épée et avança doucement vers la porte. Se montrant toujours d'une extrême exigence sur la qualité et la souplesse de ses bottes, il pouvait marcher sans faire le moindre bruit et alla vers la fenêtre la plus éloignée du cheval. En grimpant sur l'entablement, il amena son oil à la hauteur de la découpe qui lui montra une salle meublée de façon rustique où une servante aux nattes tressées d'un ruban noir avec un corsage orné de chaînes d'argent regardait avec réprobation un petit abbé rondelet qui, encore à table, n'en finissait visiblement pas de déguster son dessert alors que les autres convives n'étaient plus là. Où pouvaient-ils bien être ?
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