Avec précaution, Batz explora les fenêtres voisines qui lui offrirent seulement le côté de la pièce où trônait le poêle de faïence vernie... Levant alors la tête, il chercha le moyen d'approcher les ouvertures de l'étage où filtrait une lueur jaune et revint vers le coin de la maison où se tordait le tronc vigoureux d'un lierre. Il entreprit de l'escalader en évitant de trop froisser les feuilles pour ne pas être entendu. Cela lui prit un moment, d'autant que la neige trempait et glaçait ses mains au travers des gants, mais enfin il put voir ce qui se passait dans cette chambre. Cette fois, il avait trouvé ce qu'il cherchait : deux hommes. L'un blafard, le teint cireux en dépit des rouges marques de la fièvre, était couché dans un lit, étayé par plusieurs oreillers : c'était Montgaillard. L'autre qui se tenait debout auprès de lui était Lemaître et Batz put constater que l'harmonie n'avait pas l'air de régner entre eux. Malheureusement la pièce était grande et, en dépit de son attention passionnée, le baron n'entendait pas ce qu'ils se disaient. Ce que Lemaître disait plus exactement car Montgaillard, agrippé des deux mains à son drap qu'il remontait jusqu'à son menton, ne soufflait mot et semblait décidé à s'en tenir là, laissant l'autre vociférer à son aise. Lemaître criait même si fort que Batz perçut certains éclats de voix :

- ... sert à rien de vous entêter ! Attitude grotesque... à moitié mort... d'Antraigues veut savoir...

La tempête vocale attira bientôt une jeune femme blonde coiffée d'un bonnet " à papillon " et modestement vêtue de sombre. Elle se précipita entre son époux et le furieux à qui elle désigna la porte d'un air déterminé qui finit par en avoir raison, d'autant plus que, de l'autre main, elle braquait sur lui un pistolet. Lemaître, devinant sans doute qu'elle n'hésiterait pas à tirer, finit par se calmer et abandonna la position. Batz l'entendit cependant vociférer :

- Je reviendrai mais pas tout seul ! Il faudra bien qu'il parle !

Comprenant que l'homme allait sortir, Batz dégringola de son lierre et retourna vers la porte du jardin. Il vit Lemaître sortir de la maison, détacher son cheval et le mener par la bride jusqu'à la barrière donnant sur la route et qu'il lui fallait ouvrir. C'est là que Batz l'attendait : au moment où l'autre allait se mettre en selle, il surgit soudain devant lui, un pistolet au poing :

- Un moment s'il vous plaît ! fit-il avec une politesse gouailleuse. Il y a longtemps que je vous cherche et la place m'est heureuse à vous y rencontrer, ajouta-t-il avec un sourire de loup.

La surprise, de toute évidence, était totale :

- Le baron ?... Ici ?...

- Et pourquoi pas ? Vous y êtes bien, vous. Lâchez cet animal et venez un peu par ici ! Nous avons à causer...

- Je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! On se dépêche ! Notez que si vous refusez la conversation je vous tue tout de suite et tout sera dit. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que vous veniez faire ici. Je le sais et suis encore bon de vous donner une chance de vous expliquer.

- Si vous avez décidé de me tuer, faites-le !

- Je n'aime pas tuer un homme sans défense et vous avez une épée. Nous nous battrons... là ce sera très bien, ajouta Batz en désignant le bord herbu du fleuve. Cela évitera les frais de funérailles !

- Et si moi je ne veux pas me battre ?

- Alors j'en reviens à ma première idée et cette fois sans hésiter puisque vous joignez la lâcheté à la trahison !

Sous la double injure, Lemaître grinça des dents :

- Traître à qui ? A vous ? C'est sans importance...

- C'est possible... encore que dans ce cas on n'accepte pas l'hospitalité d'un homme, mais vous êtes traître au Roi mort à cause de vous !

- De moi... ou de sa stupidité ? En outre, il n'était pas mon roi. Le mien, c'est celui qui sera Louis XVIII...

- S'il en a le temps, gronda Batz. Et maintenant, misérable, tire ton épée et viens te battre ! Je compte jusqu'à trois. Un... deux...

Il n'eut pas à compter trois. Lemaître avait sorti son arme et se dirigeait vers l'endroit choisi par le baron. Celui-ci remit son pistolet à sa ceinture. L'instant suivant tous deux tombaient en garde.

- On n'y voit rien ! se plaignit Lemaître.

- Vous trouvez ? Moi j'y vois parfaitement. Auriez-vous la vue faible ? Allons, défendez-vous !

Le combat s'engagea, furieux, mais il fut vite évident qu'il était inégal. Batz n'était pas pour rien du même sang que d'Artagnan et il était peut-être la meilleure lame de France.

- Seigneur, s'écria-t-il en riant, vous tenez votre épée comme un cuisinier sa broche ! Rien d'étonnant à ce qu'un duel ne vous tente guère. C'est pourtant votre seule chance... Allons, du nerf!

Sous la raillerie l'ancien avocat au parlement de Normandie se laissa emporter par la colère et Batz essuya deux ou trois attaques pas trop maladroites. Jugeant alors que l'affaire avait assez duré, il se fendit en se baissant avec une rapidité fulgurante et son épée s'enfonça dans le corps de l'autre qui, avec un cri étouffé, chancela et s'abattit dans l'herbe enneigée. Mais il n'était pas mort et Batz répugnait à l'achever. Il le haïssait, sans aucun doute, mais c'eût été se déshonorer à ses propres yeux que lui assener le coup de grâce... comme de le faire basculer dans le fleuve. Alors, il alla chercher le cheval de Lemaître, mit celui-ci en selle en l'attachant avec les rênes et claqua la croupe de l'animal :

- A Dieu de décider s'il doit vivre ou mourir ! murmura-t-il. A l'autre maintenant !

Et il revint vers la maison où personne n'avait bougé, où tout était comme à la sortie de Lemaître. Il la regarda un moment, hésitant sur ce qu'il convenait de faire en songeant qu'il serait sans doute difficile de faire parler Montgaillard. Il l'avait vu tout à l'heure résister aux menaces de son visiteur et il imaginait mal de soumettre un grand blessé à un traitement suffisamment douloureux pour lui délier la langue. En outre, il fallait compter avec le pistolet de la dame et peut-être aussi avec l'abbé du Montet qui mangeait tout à l'heure de si bon appétit. Ce n'était pas aisé d'investir seul une maison qui n'était pas tout à fait sans défense.

C'est alors que le Ciel vint à son aide : la porte s'ouvrit et l'abbé du Montet parut, une pipe au bec. Il s'arrêta un instant sur le seuil, regardant le ciel et se frottant doucement l'estomac. Il éprouvait visiblement le besoin d'aider par quelques pas une digestion un peu difficile. La neige ayant cessé de tomber et le temps n'étant pas trop froid, il descendit le jardin, poussa la barrière et se dirigea vers l'endroit précis où les deux hommes s'étaient battus précédemment. Dissimulé sous un bouquet d'arbres qui poussaient un peu plus loin, Batz le regardait approcher avec une intense jubilation : celui-là était en parfait état et le fait qu'il soit un prêtre ne l'arrêta pas longtemps. Après avoir mis sa conscience en repos au moyen d'un rapide signe de croix, Batz bondit sur le petit abbé, l'empoigna et le ramena dans son repaire en prenant bien soin de lui fermer la bouche d'une main vigoureuse. Arrivé à destination, il jeta sa proie à terre et remplaça sa main par son mouchoir roulé en boule tout en appuyant son genou sur le ventre de sa victime pour l'empêcher de bouger.

- Là ! fit-il avec satisfaction. A présent nous allons parler ! Croyez bien, l'abbé, que je suis désolé de vous faire subir un traitement un peu désagréable, mais mes intentions sont pures et ne visent nullement à vous envoyer vers le Seigneur plus tôt que prévu...

- Hon... hon... hon ! émit sa victime en roulant des yeux blancs exorbités.

- Vous avez raison, sourit Batz. Il est ardu de parler avec un bâillon et je suis tout prêt à vous l'enlever si vous promettez de ne pas crier. D'ailleurs je suis bien sûr qu'en regardant ceci vous saurez vous montrer raisonnable, ajouta-t-il en lui mettant le pistolet sous le nez. Alors, j'enlève le mouchoir et je vous rassure tout de suite : il n'avait pas servi.

- Hon, hon hon... répéta du Montet en hochant affirmativement la tête. Puis il ajouta une fois libéré : " Me direz-vous ce que vous me voulez ? Je suis prêtre et ce n'est pas une manière de traiter un homme de Dieu... "

- Vous ne pensez pas qu'un homme de Dieu qui participe à un enlèvement n'agit pas tout à fait sous influence divine ? ..

- Un enlèvement ?

- Vous savez très bien de quoi il est question, mais pour l'instant mon propos n'est pas de revenir là-dessus. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir dans quelles circonstances votre précieux maître a été blessé ?

- Il n'y a pas là grand mystère : nous traversions la Forêt-Noire quand des brigands nous ont attaqués et dévalisés. M. le comte a été blessé en nous défendant...

- Attaqués et dévalisés ? Savez-vous que le mensonge est un grand péché, monsieur l'abbé ?

- Je ne mens pas !

- Allons, allons ! Qu'on vous ait attaqués je le veux bien, niais dévalisés c'est faux. Ou alors expliquez-moi comment vous avez pu arriver au Sauvage avec une voiture que vous meniez vous-même, vos bagages intacts et la bourse pleine... Alors il va falloir trouver autre chose !

- Vous... vous ne pourriez pas ôter votre genou ? Il me comprime douloureusement le gaster et...

- La gourmandise aussi est un péché et je vous ai vu à l'ouvre tout à l'heure ! A confesse vous en aurez bien pour trois ou quatre chapelets.

Puis, abandonnant le ton du badinage pour celui de la sévérité, Batz reprit sans bouger d'un pouce :

- Ecoutez-moi bien, l'abbé ! Vous savez qui je suis puisque vous étiez de ceux qui m'ont mis à mal à Chatsworth...

- Non ! Non, Dieu m'est témoin que je n'y étais pas... Je... j'attendais au port...

- A Skegness, tout seul ?

- Non... à Zeebrugge.

- C'était prudent. Ensuite ? Où êtes-vous allés ?

Du Montet serrant les lèvres comme pour empêcher les paroles de les franchir, la voix de Batz se fit plus dure :

- Il va falloir parler, l'abbé. Je suis gentilhomme et vous le savez, mais j'ai besoin de savoir et sur mon honneur, je n'hésiterai pas à vous faire souffrir si vous ne vous décidez pas. Et vite ! ajouta-t-il en pesant plus lourdement sur sa victime qui eut une sorte de râle :

- Je... je vais vomir !

- Cela aurait l'avantage de vous soulager cependant comme je déteste être souillé, je vais trouver autre chose, reprit-il en déplaçant son genou tout en tirant un poignard qui vint remplacer le pistolet.

- Non... Non, je vous en prie ! Au nom du Seigneur !

- Ne le mêlez pas à cette histoire sordide. Où êtes-vous allés après Zeebrugge ?

- Un château près de... Malines où M. le comte a des intelligences. Nous y sommes restés plusieurs mois.

- Pourquoi ?

- L'enfant était malade. Il avait besoin de soins. Je m'en suis occupé pendant que M. le comte retournait en Angleterre. Quand il est revenu tout allait bien et nous avons repris notre route...

- Vers où ?

- Vers ici même. M. le comte pensait que dans sa maison et mêlé à ses enfants, le...

- Le Roi ! Osez donc le dire ! jeta Batz méprisant.

- Le Roi serait mieux caché. Quelqu'un a dit : " Les secrets gardés par la lumière sont de tous les mieux cachés... ".

- Belle phrase et grande parole mais il apparaît que vous n'avez jamais réussi à l'amener ici. Alors que s'est-il passé au juste dans... la Forêt-Noire ? Allons, respirez un peu, mais surtout restez couché commanda Batz en se relevant et en reprenant son pistolet.

L'abbé poussa un soupir de soulagement et recommença à se frotter le ventre en grimaçant.

- Encore un petit effort ! encouragea Batz. Nous y sommes presque.

- Je ne pourrais pas m'asseoir ?

- Si vous voulez mais un mouvement de trop et vous êtes mort. D'ailleurs avec cette bedaine vous ne devez pas courir bien vite.

- Merci ! Voilà ce qui s'est passé. Nous faisions réparer une roue à Bad Krozingen, à trois lieues sous Fribourg, et il y avait là des soldats qu'à leur uniforme gris et au brassard blanc porté au bras gauche et orné de trois fleurs de lys noires, nous avons reconnus comme appartenant à l'armée du prince de Condé. Avec eux deux chevaliers de la Couronne qui en sont l'avant-garde... Un jeune officier les commandait, que M. le comte n'avait pas encore aperçu parce qu'il s'occupait à faire presser la réparation, mais l'enfant, lui, l'avait vu. Il faut dire que ce jeune homme portait le cordon bleu sur son uniforme. L'enfant a sauté de la voiture et couru vers lui :

- " Mon cousin, a-t-il crié, reconnaissez-moi et sauvez-moi ! Je veux être avec vous... " Ce jeune homme était le duc d'Enghien...