Batz attendit le temps convenable pour permettre au cardinal de rompre le jeûne. Lui-même prit un repas de café et de ce pain de la Forêt-Noire, aussi foncé qu'elle, dense et très goûteux, qui s'accommodait si bien de beurre frais et de miel de sapin. Il était près de neuf heures quand il se présenta et fut reçu en haut de l'escalier de bois par un ecclésiastique en qui il reconnut celui de tout à l'heure :

- Baron Jean de Batz. Au service de Sa Majesté le roi Louis XVII ! lança-t-il du haut de sa tête de façon quasi militaire.

Le prêtre ouvrit de grands yeux, leva un sourcil puis sourit :

- Voilà qui est inattendu ! Je suis moi-même l'abbé d'Aymar, de l'abbaye de Neuviller en Alsace, attaché tout spécialement à Son Eminence. Voulez-vous patienter ? Je vais voir si elle peut vous recevoir.

- Pensez-vous que cela soit possible ?

- Le contraire m'étonnerait beaucoup... Quelques secondes plus tard, en effet, Batz pénétrait dans une pièce plutôt petite qui tenait à la fois du cabinet de travail, du salon et de l'oratoire. Un soleil hivernal s'étant décidé à paraître, les deux fenêtres étaient ouvertes et laissaient passer un air vif qui fit frissonner Batz débarrassé de son manteau dès le vestibule : en bon fils de la douce Gascogne, il était sensible au froid.

Ce n'était pas le cas apparemment de celui qui l'accueillait et semblait fort à l'aise dans une simple soutane noire. Seule la calotte pourpre autour de laquelle bouclaient de beaux cheveux blancs indiquait le rang du personnage devant lequel Batz s'inclina avant d'être admis à baiser l'anneau d'or orné d'un saphir. A soixante ans, le cardinal-prince Louis de Rohan demeurait un très bel homme, en dépit des rides douloureuses marquant son fin visage : les traces du calvaire gravi au cours de ce que l'on appelait alors - et on continuera ! - l'affaire du Collier de la Reine, et ses mains étaient les plus belles du monde. Il trouva un sourire bienveillant pour accueillir son visiteur :

- L'insaisissable baron de Batz ! dit-il. Savez-vous que c'est un privilège de recevoir chez soi un homme après lequel courent encore toutes les polices de France ?

- Votre Eminence m'honore plus que je ne le mérite.

- Allons donc ! Vous êtes en train de devenir légendaire. L'homme du Roi, celui qui a tout tenté pour l'arracher à l'échafaud au matin du 21 janvier, qui a tout fait pour soustraire la famille royale, puis la Reine à un sort affreux...

- ...et qui a enlevé Louis XVII du Temple à la faveur du déménagement des Simon chargés de son " éducation ". Oui, je suis celui-là, dit Batz sans forfanterie aucune. Et c'est de Sa petite Majesté que je viens parler avec vous, Monseigneur !

L'aimable visage du cardinal se ferma soudain, se fit hautain même.

- Cela vous plaît à dire. Pour autant que je le sache, le malheureux enfant est toujours prisonnier de la Tour...

- Nous avons substitué un autre garçon au Roi... mais je crois que Votre Eminence n'en ignore rien ?

- M'accuseriez-vous de mensonge ? fit Rohan avec dédain.

- Dieu m'en garde ! Mais l'affaire est d'une telle gravité qu'elle oblige Votre Eminence à la prudence. Même envers moi qu'après tout elle ne connaît pas.

- Comme vous dites, en effet : je ne vous connais pas. Qui me dit que vous êtes vraiment le baron de Batz ?

- Rien, admit celui-ci avec tranquillité. Pas même mon passeport puisque de nos jours les faux papiers pullulent. Je n'ai donc aucun moyen de prouver mon identité, mais si Votre Eminence le permet et veut bien m'accorder encore quelques instants, je lui dirai comment j'ai acquis de bonnes raisons de penser que l'enfant n'est pas passé loin d'ici...

Le cardinal hésita puis, désignant une chaise à son visiteur, il alla lui-même s'asseoir dans l'austère fauteuil d'ébène sculpté placé derrière sa table de travail :

- Je vous écoute.

- Mon intention, en faisant sortir le Roi de Paris puis de la France, était de le conduire chez Monsieur le Prince dont la loyauté envers ses souverains ne saurait être mise en doute. Cependant, il ne pouvait être question pour des raisons de sécurité de l'y mener par la route directe. C'est en Angleterre que je l'ai amené, chez la duchesse de Devonshire où je voulais qu'il prenne un temps de repos, le séjour de la prison et le régime de Simon ayant attaqué sa santé. Ensuite, nous devions passer aux Pays-Bas et de là rejoindre le prince de Condé. Mais je comptais sans l'audace de nos ennemis : une nuit, dans la dépendance de Chatsworth où nous vivions retirés, j'ai été attaqué et laissé pour mort tandis que l'on emportait l'enfant. J'ai pu suivre ensuite la trace des ravisseurs jusqu'au port de Skegness où ce que j'ai appris laissait entendre que le jeune roi devait être ramené au Temple, mais à Paris j'ai acquis la certitude qu'il n'en était rien et que le substitué est toujours en place. J'ai appris aussi le nom du ravisseur : un certain comte de Montgaillard qui est un assez vil agent double. Je l'ai suivi jusqu'à Rheinfelden où il se remet difficilement de la blessure reçue lors d'un engagement ave Mgr le duc d'Enghien, de qui Louis XVII avait réussi à se faire reconnaître...

- Je commence à comprendre, dit Rohan dont le ton se radoucissait, mais le duc d'Enghien n'est pas ici. S'il n'est pas en opérations, il vous faudra le chercher auprès de M. de Condé qui réside actuellement au château de Bruchsal, un domaine de l'évêque de Spire aux environs de Karlsruhe...

- Si loin de l'endroit où le duc l'a trouvé ? Outre le fait que la résidence de Monsieur le Prince doit fourmiller d'espions et que l'incognito de l'enfant doit être préservé à tout prix...

- Ne venez-vous pas de me dire que vous comptiez le confier justement à lui ?

- Oui, mais dans la plus grande discrétion. H n'était pas question de tomber au milieu des cantonnements en proclamant la vérité sur cet enfant. Les dangers qu'il court hors frontières sont presque aussi grands que sur le sol français...

- Je n'en vois pas la raison, émit le cardinal de mauvaise grâce...

- Vraiment ? Votre Eminence ignorerait-elle que Sa Majesté la Reine parlant de son beau-frère, le comte de Provence, prononçait le nom de Caïn ? Monsieur, qui s'est proclamé régent alors qu'elle était encore vivante, n'a jamais hésité sur les moyens d'obtenir la couronne de ses rêves. Avec Montgaillard, Louis XVII était au pouvoir de ses agents.

L'évocation inattendue de Marie-Antoinette avait fait pâlir le cardinal, soudain repris par les tourments endurés dix ans plus tôt. Il détourna la tête :

- Comment le saurais-je ? Sa Majesté m'honorait d'une haine dont je ne soupçonnais pas l'étendue...

Batz alors décida de payer d'audace :

- Et cette haine, monseigneur, vous la lui avez rendue... au point de refuser l'asile de votre maison à son fils ?

- Non!

Ce fut un cri vite repris sur le ton de la douleur :

- Non... Jamais je ne l'ai détestée... même quand j'étais prisonnier de la Bastille, même quand les libellistes me traînaient dans la boue en me faisant passer pour un imbécile et un voleur de diamants. Je l'ai trop aimée, c'est là mon crime... Aimée au point d'avoir cru à la réalité d'un pardon que l'on m'assurait, à la comédie dégradante que l'on m'a jouée une nuit d'été au bosquet de Vénus, et aux lettres que me remettait ensuite une femme à l'astuce infernale... Certes, j'ai été aveugle, stupide en dépit des mises en garde du comte de Cagliostro, mais criminel jamais !

Batz, comprenant qu'il avait oublié sa présence, le laissait parler en se gardant bien de l'interrompre. Lui-même se trouvait en Espagne au moment de l'énorme scandale déchaîné par le vol du fantastique collier de diamants des joailliers de la Couronne mais les échos, horrifiants pour la cour de Madrid, en étaient venus jusqu'à lui. Il est vrai que la réputation traînée après lui depuis son ambassade de Vienne par le prince-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, n'était pas des meilleures. On le disait pervers, peu soucieux de ses devoirs de prêtre, avide de plaisirs sensuels et de jolies femmes, follement ambitieux au point d'avoir souhaité être l'amant d'une reine dont il n'avait jamais voulu croire qu'elle le détestait. Incroyablement crédule avec cela, tant l'être humain a besoin de croire ce qu'il désire : un jouet entre les mains de l'intrigante comtesse de la Motte-Valois qui, après lui avoir mis dans la tête que Marie-Antoinette était tentée par le fameux collier et comptait sur lui pour l'aider à l'obtenir, en avait tiré les premiers fonds de l'achat, s'était approprié au moyen d'un tour de passe-passe le joyau dont son mari avait emporté des fragments après l'avoir dépecé...

Avec beaucoup de douceur, Batz reprit :

- N'est-ce point crime de lèse-majesté qu'aimer une reine ?

- Combien, en ce cas, s'en sont rendus coupables au temps des splendeurs de Versailles ? Vous-même peut-être ?

- Non. J'étais voué au Roi... et je n'aimais pas une épouse dont on a toléré trop de folies ! Cependant, son attitude durant son martyre a forcé mon admiration ! Elle a été sublime ! Mais ce n'est pas parce qu'il est son fils, que je me suis voué à Louis XVII, c'est parce qu'il est mon roi, l'unique fils de Louis XVI...

- Vous en êtes bien sûr ? lança le cardinal avec une amertume qui trahissait la longue et cruelle jalousie qui avait dû le torturer.

Batz se raidit et, dardant son regard dans celui du cardinal :

- Ah non ! protesta-t-il. Pas vous, monseigneur ! Ne vous faites pas l'écho des infamies du comte de Provence allant jusqu'à demander au parlement de Paris de déclarer bâtards les enfants de la Reine ! Ou alors dites que vous la haïssez, que vous ne l'avez jamais aimée !

- Vous ne savez pas ce que j'ai pu souffrir ! Tout allait à ce Suédois ! Moi, elle ne me regardait même pas...

- Et pourtant ensuite vous vous êtes cru aimé... au point que nous savons !

- Le collier maudit ? Savez-vous, baron, que je continue de le payer et qu'après moi, mes héritiers feront de même jusqu'à ce que la dette envers ces malheureux joailliers soit éteinte ? Vous voyez, baron, le voleur est un honnête homme !

- Personne n'en a jamais douté, monseigneur, hormis peut-être ceux que cela arrangeait. Je n'en fais pas partie et je suis bien certain que ni le Roi ni même la Reine n'y ont cru. Et que vous ayez décidé de payer en dépit des difficultés qui sont vôtres depuis que vos biens français sont confisqués, ne m'étonne pas. Votre Eminence est un Rohan. Cela dit tout... ajouta-t-il, faisant ainsi allusion à l'orgueilleuse devise de ces princes bretons : " Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ! " Mais nous nous écartons de ce qui m'amène ici. Par grâce, monseigneur, ou par pitié si Votre Eminence préfère, dites-moi si vous savez quelque chose de notre petit roi ! Voilà des mois que je le cherche et que l'angoisse me ronge...

- Il est venu ici, dit une claire voix féminine qui fit se retourner Batz. La jeune fille aperçue tout à l'heure venait d'entrer et traversait la pièce d'un pas gracieux pour venir s'accouder au fauteuil de son oncle qui prit sa main pour la baiser en levant sur elle ses yeux fatigués :

- Vous pensez qu'il faut le lui dire, Charlotte ?

- Je pense que vous n'avez pas le droit de mentir, mon oncle, et que ce gentilhomme mérite la vérité... s'il est bien le baron de Batz ?

- D'où vient à mon nom l'honneur d'être connu de vous, madame ? dit Batz en saluant profondément. La cour de Chantilly ne m'a jamais vu et celle de Versailles pas beaucoup plus !

- De l'enfant lui-même ! Il nous a tout raconté de son évasion, du voyage en Angleterre déguisé en fille, de l'accueil de la duchesse de Devonshire et de la petite maison de Chatsworth où vous attendiez la fin de l'hiver. Je crois qu'il vous aime bien.

- Nous ne nous entendions guère, pourtant ! soupira Batz. Je crois qu'il se méfiait de moi...

- Après ce qu'il a subi, comment ne pas se méfier de tout le monde ? A commencer par celui qui l'enlevait. Mais je peux vous assurer que cette méfiance n'existait plus, qu'il a apprécié vos soins, votre courtoisie... surtout lorsqu'il s'est trouvé aux mains de son ravisseur. Celui-là ne l'a guère ménagé et je crois qu'il a fini par le haïr.

- Vos paroles me sont douces, madame... Me direz-vous où est le Roi à présent ? Chez le prince de Condé ?

- Non. En fait, il n'y est jamais allé. Louis-Antoine... je veux dire le duc d'Enghien l'a mené tout de suite ici mais dans le plus grand secret. Puis il est allé rendre compte à son grand-père et c'est lui qui a décidé de ce qu'il convenait de faire...