- Il est probable que tu as raison, reprit Crenn sans se formaliser, mais pas complètement. Moi, je vois la chose différemment : Pontallec s'est fait donner le vieux couvent pratiquement abandonné par ses moines dans l'intention d'en faire le coffre au trésor de toutes ses rapines et il y a joint ce que contenait la malouinière familiale, avec la bénédiction de son ami Le Carpentier. Là-dessus le vent s'est mis à souffler pour eux du mauvais côté mais peut-être avait-il pu faire passer certaines choses en Angleterre ou à Jersey. Peut-être aussi une grande partie se trouvait-elle à bord du vaisseau qui l'attendait au large de Saint-Malo au moment où le lougre a explosé ? Quant à ce qui pouvait rester au couvent, il est probable que les gens du pays en aient fait leurs choux gras. A commencer par l'aubergiste dont la tête et le comportement ne me reviennent pas du tout !

- Les gens du pays ont peur de ce domaine dont ils jurent qu'il est habité par des fantômes. Personne n'aurait l'audace d'y aller voir.

- Ils ont peur la nuit mais le jour est plus rassurant. Quant à Tangou, je gagerais ma moustache contre une poignée de seigle qu'il ne craint ni Dieu ni diable... Je suis désolé, Madame Laura, mais nous perdons tous notre temps ici !

C'était sans doute la sagesse mais, pour la jeune femme, c'était dur à avaler. Depuis des jours elle s'était reprise à espérer en cette fortune volée par son détestable époux parce qu'elle représentait le moyen de sauver définitivement l'armement Laudren. Certes, il était pénible d'envisager la vente des collections de ses aïeux, les jades, les beaux objets d'or et d'argent, les tabatières dont plusieurs étaient enrichies de pierres précieuses, les tapis tissés de soie et tout ce qui, autrefois, lui était apparu comme un environnement naturel. Mais si c'était le prix à payer pour que Lalie réussisse à préserver l'ouvre de Marie-Pierre de Laudren, sa raison d'exister qui avait été celle de tant de braves gens, alors ce n'était pas trop cher... C'était l'idée de rentrer les mains vides qui était insupportable ! Plus que vides même puisque, dans l'aventure, Bran de la Fougeraye avait sans doute laissé la vie.

Le matin suivant, on se préparait au départ quand Etiennette vint dire à Laura qu'une " citoyenne " voulait lui parler et, un instant plus tard, elle introduisait Louise de Villeneux dans la chambre de la jeune femme.

- Je suis venue vous prier d'excuser ma sour, dit la visiteuse. Elle vous a traitée de façon indigne alors que vous veniez lui confier l'équipage de notre ami...

- Vous n'avez pas à m'offrir d'excusés, mademoiselle. J'ai bien compris que la pauvre avait beaucoup de chagrin. Elle l'aimait, sans doute ?

- Et lui ne s'en est jamais douté ! Je suppose d'ailleurs que cette découverte ne lui aurait fait ni chaud ni froid mais ce n'est pas une raison pour vous traiter comme elle l'a fait. Et je n'aime pas que l'on pleure les morts avant d'être certain qu'ils le sont.

- Je crains, hélas, que la raison ne soit de son côté. Hier, le capitaine Crenn et les gendarmes ont fouillé le Guildo maison par maison. Il n'est nulle part.

- Les gendarmes de la République ? Allons donc ! Ils pourraient fouiller jusqu'au jugement dernier sans réussir à trouver ce que les gens d'ici veulent à tout prix leur cacher. Et vous vous en doutez n'est-ce pas ?

- Vous croyez ?

- Sinon, pourquoi m'auriez-vous amené la voiture et le cheval ?

- Peut-être, admit Laura. Après ce que j'ai entendu chez vous l'autre jour, l'idée m'est venue que si quelqu'un était capable de le retrouver c'était vous... Je ne sais trop pourquoi.

Un rapide sourire éclaira fugitivement le visage austère de la vieille demoiselle :

- Cela joue en faveur de votre intuition, ma chère, et je vous garantis qu'à moins qu'il ne repose au fond de la mer, je saurai où est passé La Fouge-raye. Et même s'il est sous les vagues ! Partez tranquille ! L'affaire est mienne à présent !

- Oserai-je vous demander...

- Des nouvelles ? Cela va de soi. Puisqu'il vous a amenée chez nous, c'est que vous êtes des nôtres !

Un bref salut et elle s'éclipsait, laissant Laura un peu réconfortée. Cette femme intrépide aurait rendu confiance à un moribond. Quelle différence avec sa larmoyante jumelle ! C'était même à peine croyable !

Un moment plus tard, la petite troupe se mettait en marche pour rejoindre le bac de la Rance à une allure raisonnable afin de ne pas fatiguer outre mesure le cheval de Jaouen qui portait aussi Laura. Le retour s'effectua sans autre inconvénient que le crachin têtu qui semblait installé jusqu'à la nuit des temps, enveloppait toute la région d'une brume liquide singulièrement pénétrante sous laquelle les cavaliers faisaient le gros dos. Aussi fut-ce avec soulagement que Laura, gelée et engourdie, se laissa déposer à terre par Jaouen dans la cour de sa maison. Avec soulagement mais non sans angoisse : elle redoutait le premier regard qu'elle échangerait avec son amie. Comme elle-même, Lalie plaçait beaucoup d'espoir dans l'expédition qui s'achevait si piteusement. La seule solution restante était la vente et Laura savait que Lalie, attachée de toutes ses forces au sauvetage entrepris, en aurait autant de peine qu'elle-même...

Il faisait nuit et des chandelles brûlaient derrière les vitres des bureaux du rez-de-chaussée. Laura échangea un regard avec Jaouen :

- Elle doit être encore en train de travailler ! dit-elle. Mieux vaut aller lui dire sans attendre que tout est perdu.

Tandis que Jaouen conduisait le cheval à l'écurie, Laura s'avança vers les quelques marches donnant accès à la porte vitrée et la poussa. Mais il n'y avait là que Madec Tevenin. Armé d'une longue plume d'oie aux barbes défraîchies, il recopiait fébrilement dans un gros registre le contenu d'une pile de papiers posés à côté. Il était même si absorbé par son travail qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir.

- Bonsoir Tevenin ! dit Laura. Mme de Sainte-Alferine n'est pas là ?

Il sursauta, lâcha sa plume et se leva maladroitement en lui adressant un sourire épanoui qu'elle ne lui connaissait encore pas

- Bonsoir Madame Laura. Non, Mme Eulalie n'est pas encore rentrée. Elle est au port !

- Au port ? Par ce temps ?

Le sourire du jeune homme s'élargit encore autant que c'était possible, tandis que derrière ses lunettes, ses yeux fatigués pétillaient :

- Oui... oui, absolument ! Elle ne l'a autant dire pas quitté depuis ce matin !

- Qu'y fait-elle ? Et pourquoi donc me regardez-vous ainsi Madec ? On dirait que vous voyez des anges ?

- C'est... c'est un peu cela ! Oh, ajouta-t-il en frottant ses mains l'une contre l'autre d'un air embarrassé, je sais bien que Mme la comtesse tient beaucoup à l'annoncer elle-même à Madame Laura. . et j'ai promis mais-Fatiguée, nerveuse, elle ne se sentait pas d'humeur à jouer aux devinettes :

- M'annoncer quoi ?

Madec Tevenin n'eut pas à rompre sa promesse. Derrière Laura, la porte du bureau s'envola sous la main de Jaouen, qui clama :

- Le Griffon est rentré au port ce matin ! L'annonce triomphante lui faucha les jambes.

Elle se laissa tomber sur une chaise :

- Le Griffon ?... Il est revenu ?

- Oui ! exulta le secrétaire. Il est revenu ! Il est là ! Bien sûr il a subi quelques avaries, mais l'équipage est au complet et la cargaison intacte ! C'est merveilleux n'est-ce pas ?

Laura ouvrit la bouche mais, incapable d'émettre un son, elle chercha l'air comme un poisson hors de l'eau. Ce que voyant, Jaouen courut chercher un verre d'eau et lui en fit boire avec précautions tandis que Madec lui tapait dans les mains. Elle reprit sa respiration.

- Eh bien, fit Jaouen, après tout ce que vous avez subi ces dernières années je ne vous savais pas aussi impressionnable ! J'ai cru, un instant, que vous alliez vous évanouir !

- Je l'ai cru aussi, lâcha-t-elle, encore un peu haletante. J'ai souvent espéré pouvoir mourir d'une grande douleur mais je n'imaginais pas que la joie puisse en faire autant. Vous n'auriez pas quelque chose de plus fort ? ajouta-t-elle en rendant le verre à Jaouen.

Madec se précipita vers un cartonnier où il prit une bouteille ventrue :

- Il y a là du rhum ! Mme la comtesse aime en boire un peu quand les soucis l'accablent par trop, expliqua-t-il d'un air un peu confus comme s'il était pris en flagrant délit d'intempérance.

- C'est juste ce qu'il me faut !

Laura avala les quelques gouttes versées avec une parcimonieuse prudence, se retrouva debout, marchant avec décision vers la porte :

- Allons, Jaouen ! Allez me chercher un parapluie ! Nous allons au port !

- C'est ridicule ! osa celui-ci. Mme Eulalie va rentrer sous peu sans aucun doute ?

- Nous verrons bien. De toute façon, je refuse de la laisser contempler seule ce sacré navire dont nous rêvons toutes deux depuis des semaines !

Et sans même attendre le parapluie demandé, elle s'élança hors des bureaux en claquant la porte...

Jaouen suivit. Bien entendu...

CHAPITRE VII

LA LETTRE DE JULIE TALMA

La cargaison du Griffon fit aux gens de l'armement Laudren l'effet d'une corne d'abondance soudain ouverte au-dessus de leur tête. Le capitaine Levasseur, qui ressemblait à un phoque grincheux, rapportait non seulement des tissus de soie, du café et des épices, mais aussi de l'ivoire et de l'écaillé sous l'aspect de carapaces de tortues. Sans compter un petit coffre contenant de l'or portugais et un sac de pierres précieuses non montées sur la provenance desquelles le marin se montra d'une grande discrétion. Pour ce qui était de l'or il en manquait un peu car. vu l'état de guerre avec l'Angleterre, il avait jugé bon en relâchant au Port-Louis de l'île Bourbon, de faire installer quatre canons supplémentaires.

- J'ai pensé, ajouta-t-il avec un soupir, que Mme Marie-Pierre ne serait pas contre et aussi qu'elle serait contente de recevoir ce coffre...

L'annonce de la mort de sa patronne dont il était contemporain lui causait une grande peine, ains  que celle de M. Bedée. Certes, la présence de sa fille était un peu réconfortante, mais celle de la Nantaise - comme il l'appellerait par la suite ! - lui donnait à penser, et pas sur le mode enthousiaste. D'abord, entre les gens de Saint-Malo et ceux de Nantes - le grand port négrier ! - la chaleur était rarement au rendez-vous. En outre Lalie possédait un oil gris à la fois méditatif et scrutateur peu propice aux élans de l'âme. La petite Mme Laura était bien mignonne mais il ne la connaissait pas. Son seul atout était de ressembler à son frère mais la Nantaise ne ressemblait à personne, et pour cause. Aussi une vague méfiance se mêlait-elle au chagrin de Levasseur. Pourtant, Lalie marqua vite un point en remarquant :

- Vos hommes doivent vous être tout dévoués, capitaine. En d'autres cas, il aurait été difficile d'embarquer un trésor sans que l'équipage en réclame sa part. Surtout si loin de l'armateur et en l'absence d'un subrécargue [xx] puisque le vôtre est mort des fièvres ?

- Je ne sais pas si ça se passe ainsi chez lez Nantais, mais pas chez nous. Sur le Griffon on est tous bons Malouins et tous, vous m'entendez, faisaient confiance à Madame Marie-Pierre pour leur donner leur part.

- C'est ce que nous ferons aussi. Sachez que j'entends la prendre pour modèle en toutes choses. Quant aux Nantais, vous pourriez au moins leur faire crédit d'un peu d'honnêteté et de courage, ou bien les océans qu'ils fréquentent ne sont-ils pas les mêmes que les vôtres ? En tout cas, félicitations ! Rapporter cette cargaison malgré les croisières anglaises représente un exploit car, en dépit de vos nouveaux canons, vous n'aviez tout de même pas la puissance de feu d'un corsaire...

- Je dois à la vérité de dire qu'en quittant l'île Bourbon j'ai eu l'aide d'un " pays ". François Lemême qui commande l'Hirondelle nous a escortés jusqu'à la sortie de l'océan Indien. C'est ça aussi les gens de Saint-Malo. Il n'a d'ailleurs pas perdu son temps ajouta-t-il. Quand nous l'avons quitté, il s'apprêtait à fondre sur un gros portugais qui n'a pas dû lui donner trop de mal... Cela dit, le Griffon a grand besoin des services des maîtres de hache [xxi]. Il est assez abîmé !

- Soyez tranquille ! Il sera remis à neuf et, cette fois, bien armé... comme un corsaire !

Et, au moyen d'un plan du navire que Tevenin lui avait sorti, elle fit au vieux loup de mer un cours magistral sur les points qu'il faudrait sans doute renforcer et la meilleure manière d'installer les canons en quantité suffisante pour que le navire pût se défendre avec efficacité sans empiéter sur l'espace réservé aux marchandises. Le tout avec une autorité qui éberlua celui-ci : on aurait dit que cette bonne femme avait passé sa vie à construire des bateaux et à naviguer dessus !