- Elle a mangé ? demanda Laura en câlinant la petite qui nichait sa tête contre son cou.

- Un peu de lait. Et encore pas sans mal ! Quand vous n'êtes pas là, elle est comme perdue...

- Mais je suis là et je n'ai plus aucune raison de la quitter. Nous partirons pour Saint-Malo dès demain. En attendant, je vais la coucher...

Apaisée, fatiguée aussi, l'enfant dormait déjà quand Laura la déposa dans son lit, la couvrit avec soin puis posa sur sa frimousse un baiser qui ne la réveilla pas mais fit s'épanouir un sourire confiant alors que les larmes n'étaient pas encore sèches. Et Laura resta un long moment à la contempler avec une tendresse immense. L'amour que lui donnait ce petit ange ne valait-il pas toutes les amours des hommes ? A son tour, Laura sentit venir un apaisement, ainsi qu'une grande lassitude. Néanmoins, il lui restait encore quelque chose à faire...

Jaouen l'attendait dans le petit salon de leur appartement. Quand elle entra, l'expression d'attente presque douloureuse de son regard acheva de fondre ce qui lui restait de colère. Que voulait-elle faire tout à l'heure ? Le chasser, écarter d'elle à jamais cet homme dont elle savait à quel point il l'aimait et qui lui en avait donné tant de preuves ? Sans parler du lourd secret qu'avec Bina ils avaient en partage. Et pourquoi ? Parce qu'il avait voulu éliminer à jamais de sa vie celui qui en faisait les tourments plus que les délices ? Elle se souvint de son horreur, de sa fureur aussi quand, derrière la vitre, elle avait surpris cette scène d'intimité entre Batz et Michelle Thilorier. Si elle avait eu une arme, n'eût-elle pas tiré elle-même pour effacer de la surface de la terre ces deux êtres qui la torturaient ? Avec cette différence qu'elle aurait sans doute tiré sur les deux ainsi qu'elle l'avait dit précédemment à Batz.

- Vous vouliez me parler ? murmura Jaouen.

- Oui... mais je ne me souviens plus de quoi.

- Vous sembliez si fort en colère en rentrant !

- L'étais-je ? Oui sans doute puisque vous le dites mais, encore une fois, j'en ai oublié la raison.

Elle devina qu'il ne la croyait pas. Et même qu'il savait pourquoi elle était rentrée si tard. Et peut-être voulut-il la forcer à le lui jeter au visage :

- Dois-je comprendre que vous n'avez vraiment rien à me dire ? Cela ne vous ressemble pas...

Il y avait un rien d'ironie dans sa voix et Laura faillit bien s'emporter de nouveau, mais le temps passé lui avait appris la sagesse, la maîtrise de soi. Non, il ne la forcerait pas à lui lancer qu'elle sortait des bras de celui qu'il haïssait depuis toujours.

- Que cela me ressemble ou non, c'est ainsi, dit-elle sèchement. Je n'ai rien à vous dire Jaouen ! Si ce n'est... de vous enquérir dès l'aube d'une chaise de poste aussi confortable que possible. Il est temps grand temps que nous retournions à Saint-Malo ! Elisabeth a besoin d'apprendre à vivre comme tous les petits enfants de son âge...

Jaouen ne sortit pas tout de suite. Un instant, il resta debout en face d'elle, la regardant intensément. Puis, d'un seul coup, un sourire qui ressemblait à un rayon de soleil dans les nuages illumina son regard gris.

- Voilà longtemps, dit-il, que je n'ai reçu un ordre aussi agréable à exécuter.

Il marcha vers la porte, s'arrêta au seuil :

- La petite fille sera bien chez nous. Elle aimera la Bretagne et j'espère qu'elle n'aura jamais envie de la quitter...

- ...afin de m'obliger à y demeurer aussi ? acheva Laura, ironique. Soyez tranquille, le goût des voyages n'est pas près de me reprendre.

Dans la matinée du lendemain, un homme allait et venait devant l'hôtel de l'Université, mais de l'autre côté de la rue. Il regardait les préparatifs de départ d'une chaise de poste à caisse jaune et noir, attelée de quatre chevaux, où deux valets achevaient d'arrimer une grande malle, des sacs de cuir et des boîtes à chapeaux sous la surveillance de Jaouen.

Peu de temps après, il vit sortir deux femmes, escortées par l'hôtelier avec toutes les formes du respect. La plus grande parlait avec cet homme, et son élégance frappa l'observateur. Laura avait dû profiter de son passage à Pans pour renouveler sa garde-robe. Elle portait ce matin-là une longue redingote à l'anglaise en drap vert foncé, de coupe assez sévère mais adoucie de velours au col droit, aux revers et aux retroussis des manches. Une sorte de turban assorti la coiffait, muni d'un voile destiné à protéger la jeune femme des poussières de la route. Encore relevé, ce voile et les frisons blond argenté qui s'échappaient de la coiffure auréolaient ses traits délicats et ses longs yeux noirs. Le regard du guetteur s'y attarda un moment puis se porta sur la petite fille qui gigotait pour qu'on la mît à terre dans les bras d'une camé-riste qu'il connaissait bien. C'était une adorable poupée vêtue de velours du même bleu que ses yeux, dont le petit visage rayonnait de joie. Des boucles soyeuses semblables à des copeaux d'or s'échappaient d'un béguin de velours noué, sous le mignon menton, d'un gros noud de satin. Ne pouvant obtenir qu'on la laisse descendre, l'enfant tendit à la jeune femme ses petites mains impatientes gantées de blanc. Mais ce fut Jaouen qui l'enleva, ce qui ne parut pas lui déplaire : elle mit ses bras autour de son cou et se blottit contre lui en roucoulant. Et celui qui regardait se sentit pâlir. La petite fille ne ressemblait pas du tout à sa mère et, à cet instant, il était impossible de lui attribuer une ressemblance. Pourquoi pas alors à cet homme taciturne qui trouvait pour elle un si beau sourire ?

Laura monta en voiture et Jaouen déposa sur ses genoux la bambine qu'elle enveloppa aussitôt de ses bras en un joli geste protecteur. Bina la rejoignit et Jaouen, fidèle à sa vieille habitude, se hissa sur le siège à côté du cocher. La voiture s'ébranla et descendit la rue en direction de la Seine.

Batz, alors, quitta la borne du vieil hôtel où il se tenait appuyé et ôta le chapeau dont le large bord tenait son visage dans l'ombre. D'un pas songeur, il suivit le même chemin que la voiture. Il se sentait fatigué, un peu rouillé, car il n'avait pas dormi de la nuit.

Sentant que Laura ne différerait pas plus longtemps son départ, il était venu attendre à cet endroit dès les petites heures du matin après s'être attardé dans un café proche du marché de Boulainvilliers [xxxix]. Il ne savait pas trop ce qu'il cherchait, sinon à se faire un peu plus mal sans doute. Et il venait de récolter ce qu'il avait semé : le départ de cette voiture achevait de lui briser le cour. Cela ressemblait trop à celui d'une famille heureuse partant pour ses terres ou quelque lieu de vacances. Le centre de tout ce bonheur était cette mignonne enfant dont Batz redoutait à présent d'avoir déchiffré l'énigme.

Autour de lui, Paris reprenait l'agitation entamée la veille. Le bruit du retour du général Bonaparte se précisait et la gloire qui accompagnait le jeune homme le rejetait, lui, dans l'ombre où s'étaient déjà enfoncés ceux qui avaient été si longtemps sa raison de vivre. C'était, avec la fin prochaine du siècle, l'aube de temps nouveaux où il n'avait plus guère de rôle à jouer. Alors il eut soudain envie de partir, lui aussi et, en rentrant rue Buffault, il décida de s'en aller. Que cela plût ou non à Michelle, il pensa que même si l'hiver était rude en Auvergne, c'était dans son château de Chadieu, au bord de l'Allier, qu'il serait encore le moins malheureux...

CHAPITRE XIII

QUAND LES BRUMES DISPARAISSENT

Les murailles de Saint-Malo enfermaient un monde en miniature volontiers replié sur lui-même en dépit de ses ouvertures sur le grand large. La mer c'était le fond du tableau, le décor merveilleusement serein ou tumultueux devant lequel se dressait ce poing de pierre refermé sur une humanité grouillante mais resserrée, entassée riches sur pauvres sans espaces pour les séparer et soudés par ce qui était pour eux un lien : le travail afin que vive et prospère cette ville à nulle autre pareille. On vivait les uns sur les autres comme au Moyen Age. C'est dire qu'à moins d'être souris ou totalement dépourvu de signe distinctif, s'y introduire sans attirer l'attention relevait de l'utopie.

Laura le savait. D'ailleurs, son propos n'était pas de rentrer chez elle sur la pointe des pieds : elle voulait pour son retour le grand jour et la plus large audience parce qu'elle était certaine que la présence d'Elisabeth auprès d'elle ferait jaser et que la meilleure manière d'éviter - autant que possible, la perfection n'étant pas de ce monde ! -les cancans et les bruits malveillants était de montrer tout de suite et au maximum de gens sa " fille adoptive ", sachant bien par ailleurs qu'il se trouverait toujours une langue venimeuse pour émettre des doutes sur la réalité de l'adoption.

- Je veux arriver le matin du marché et par beau temps de préférence.

- Et pourquoi pas au son des trompettes ? grogna Jaouen pour qui la discrétion était une seconde nature.

- Ce ne serait pas une si mauvaise idée, riposta Laura moqueuse, et si vous continuez sur ce ton il se pourrait que je l'adopte. Comprenez donc : je veux qu'il y ait le plus de gens possible pour la voir à son arrivée et constater que nous n'avons pas la moindre ressemblance.

- La belle affaire ! On dira qu'elle ressemble à son père !

C'était sans doute vrai mais Laura tenait à son idée et l'on resta deux jours à Dinan pour attendre le retour du soleil...

Ce fut donc un vendredi matin et par un beau temps clair rafraîchi d'une jolie brise que la voiture franchit le Sillon et déboula sur le port où il y avait grand concours de peuple. Un air de fête voltigeait.

- Vous allez être contente, cria Jaouen du haut du siège, toute la ville est là ! Un bateau a dû arriver...

Cependant, l'apparition d'une chaise de poste à quatre chevaux ne passait pas inaperçue et la foule s'ouvrait devant elle, au grand mécontentement du cocher :

- On n'a rien à faire ici ! protestait-il. Faut aller à la maison de poste. Si mes chevaux prennent peur, ça peut faire du vilain...

- Un peu de patience, dit Jaouen en sautant à terre. Tu vas te ranger là, près de ces tonneaux. Moi, je vais voir si je trouve quelqu'un...

Tout en parlant, il avait pris la bride des deux chevaux de tête pour les guider à l'abri du rempart. Après quoi, jouant des épaules, et plus doucement de son crochet de fer, il s'enfonça dans la multitude agglutinée autour d'un brick où les matelots achevaient les manouvres d'amarrage en répondant de leur mieux à ceux qui, à grands cris, leur souhaitaient une bruyante bienvenue. H y avait des femmes qui pleuraient de joie en serrant des enfant contre elles, des vieux marins qui discutaient en connaisseurs. Jaouen tapa sur l'épaule de l'un d'eux.

- Quel est ce navire ? demanda-t-il. Le vieux se retourna, l'oil dédaigneux :

- Toi t'es pas d'ici, mon garçon, parce que, chez nous, on reconnaît du premier coup d'oil la plus petite de nos barques...

- Je suis de Cancale...

- Ça explique tout ! Eh bien ça, mon gars, c'est le Constance, la plus neuve et la plus belle baille de chez...

Il n'eut pas le temps d'achever. Jaouen se précipitait déjà, en le bousculant plus ou moins, vers la passerelle de planches établie entre le quai et la coupée du bateau que Mme de Sainte-Alferine était en train de descendre en compagnie de Madec Tevenin qui lui parlait avec volubilité en agitant un crayon d'une main et une liasse de papiers de l'autre.

En revoyant la vieille dame, Jaouen pensa qu'elle n'avait pas beaucoup changé, à cela près qu'elle ressemblait davantage à son personnage de Lalie Briquet la tricoteuse qu'à une aristocrate d'Ancien Régime. Il manquait juste le tablier où elle logeait ses pelotes de laine à la simple robe noire réchauffée d'un grand fichu violet et l'énorme cocarde tricolore au grand bonnet à bavolet qui coiffait ses cheveux gris. Elle semblait agacée et ses lunettes dansaient dangereusement au bout de son grand nez. Jaouen l'entendit dire :

- C'est un détail sans importance, mon bon Tevenin. Ce qui compte, c'est que la Constance soit là avec tous ses hommes et la panse bien remplie... Par tous les saints du Paradis !... Mais c'est Jaouen !

Debout devant la passerelle qu'il barrait, il était entré brusquement dans son champ de vision. L'émotion fut si forte que Lalie trébucha et fût tombée s'il ne l'avait retenue à pleins bras.

- C'est bien moi ! Comment vous portez-vous, madame ? fit-il en souriant.

- Est-ce que cela présente quelque importance ? Et elle, où est-elle ? Comment va-t-elle ?