- Je sais depuis longtemps, dit-elle, à quel point vous regrettez votre château de Komer. Aussi suis-je heureuse de vous annoncer que nos finances permettent largement la reconstruction du logis incendié en 1792 par les sectionnaires.
- Rebâtir Komer ! murmura Laura saisie d'une émotion intense. Voilà longtemps que j'en rêve mais je n'aurais jamais osé espérer y parvenir. La petite fortune que je garde encore pour Elisabeth ne le permettait pas et, ici, vous deviez faire face à tant de difficultés !
- Je ne vous dis pas qu'il n'y en aura plus, mais désormais, ressusciter votre manoir en Brocéliande ne nous ruinera pas.
Incapable de parler davantage, Laura vint l'embrasser et, pour la première fois depuis tant d'années, on fêta joyeusement la Nativité dans la vieille maison de la rue Porcon-de-la-Barbinais décorée de bouquets, de houx et d'une grosse boule de gui pendue au lustre de la grande salle. Pour la première fois, Jaouen et Bina prirent à la table familiale la place normale du futur armateur et de sa femme. Et aucun de ceux qui vinrent festoyer le jour de Noël - le docteur Pèlerin, le capitaine Crenn toujours farouchement célibataire et désormais basé à Saint-Malo, Rosé Surcouf et les siens - ne s'en trouvèrent choqués ou simplement surpris. Les temps avaient changé, et les survivants de la terrible Révolution en remerciaient Dieu et se rapprochaient davantage. Et puis il y avait Elisabeth dont le rire joyeux gagnait tous les cours...
Seule ombre au tableau de ces derniers jours de l'an 1799, le froid sibérien qui avait envahi la France, causant de nombreuses morts. Même en Bretagne où, cependant, la proximité de la mer apportait un peu plus de douceur, se rattrapant par de violentes tempêtes. Fidèle à elle-même, la cité corsaire se refermait sur ses misères qu'elle s'efforçait de secourir au mieux puisque dans les mers du sud ses navires reconstruisaient sa prospérité d'antan...
A Paris où la Seine gelait, la fin de l'année fut marquée par une anecdote significative du changement qu'allait subir la société. Ce soir-là, le Premier Consul recevait au Luxembourg. A la surprise générale et alors que la neige recouvrait la capitale, il régnait au vieux palais une chaleur tropicale. Au risque de faire flamber le chef-d'ouvre de Salomon de Brosse, Bonaparte avait donné l'ordre d'entasser le bois dans les cheminées et de pousser le feu au maximum. Et comme Talleyrand qui avait trop chaud lui en faisait la remarque, la voix cinglante que l'Europe apprenait à connaître clama, tandis qu'une main accusatrice désignait les toilettes trop légères des femmes :
- Ne voyez-vous pas que ces dames sont nues !
Le lendemain, chemises et dessous reparurent et Paris sut que le nouveau maître entendait imposer sa volonté à la mode autant qu'à tout ce qui pouvait nuire à la morale comme à la gloire de la France. On entrait vraiment dans une ère nouvelle, porteuse d'espérance. Le siècle des Lumières s'était effondré dans un bain de sang. Il fallait sinon oublier, ce qui était impossible, du moins faire revivre un pays dévasté par trop d'appétits, trop de haines, trop de rancours. Bonaparte réussirait-il cet exploit ? On pouvait l'espérer. Ne venait-il pas d'accorder aux émigrés la permission de rentrer en France ?
Sans qu'elle en eût nettement conscience, Laura elle aussi se tournait vers cet avenir que, pour sa petite Elisabeth, elle voulait serein, joyeux, exempt de soucis et, pour elle-même, empreint de cet apaisement des navires malmenés par la tempête lorsqu'ils retrouvent le port. Elle allait reconstruire sa maison, apprendre à sa " fille " à aimer Komer et ses légendes, Komer des plus beaux rêves de son enfance, Komer au cour de la grande forêt des enchantements où elle réussirait peut-être un jour à faire venir sa princesse errante.
Dès le lendemain de Noël, Laura aurait voulu courir là-bas pour voir l'état des lieux et prendre les premières dispositions, mais Jaouen lui indiqua que la première chose à faire était sans doute de s'assurer le concours d'un de ces maîtres d'ouvre comme on en trouvait jadis et qui, à partir d'un tas de ruines et de quelques vieux plans, savaient faire renaître un bâtiment détruit. Or d'après Mathurine il en existait un à Dinan auquel, à plusieurs reprises, Marie-Pierre de Laudren s'était adressée pour différents travaux.
- Reste à savoir s'il est toujours vivant ! termina la vieille Malouine. Si c'est le cas, il fera votre affaire. L'a un fichu caractère et avec Madame Marie-Pierre ça n'allait pas tout droit quelquefois, mais ils finissaient par s'entendre et elle reconnaissait même que c'était lui qui avait raison le plus souvent. Il s'appelait Le Bihan et il habitait en haut de la rue du Jerzual.
- La meilleure façon de le savoir, c'est d'y aller voir, conclut Laura. J'irai à Dinan dès que le temps le permettra...
Il était toujours détestable. Le vent, la pluie, la neige se relayaient -quand ils ne s'y mettaient pas ensemble ! - pour entraver l'activité du port, rendre le moindre trajet difficile et les chemins impossibles parce que transformés en bourbiers infâmes. Laura trépignait presque autant qu'Elisabeth quand on lui refusait quelque chose... Enfin, avec la nouvelle lune qui vint vers la fin de janvier, tout se calma d'un seul coup comme si les éléments las de s'être tant démenés avaient pris le parti d'aller se coucher.
- Demain je vais à Dinan, déclara Laura au dîner avec, dans l'oil, une petite flamme de défi. Et si je trouve ce Le Bihan, il se peut que je pousse jusqu'à Komer. J'espère, Lalie, que vous n'aurez pas besoin de la voiture ?
- Ni de Jaouen ! assura celle-ci avec un regard moqueur en direction de son élève dont les sourcils se fronçaient déjà. Le jeune Loïc - un neveu de Mathurine engagé durant la longue absence de Jaouen - est un excellent cocher mais si vous partez sous sa houlette, Jaouen n'aura pas la tête à son travail et me fera des sottises. Ou ne fera rien du tout ! ajouta-t-elle en réponse au regard noir qu'il lui lançait...
On partit donc au matin par un petit temps frais et de vent léger qui permit d'emprunter le bac afin de rejoindre la route de Dinard à Dinan, évitant ainsi le détour par Châteauneuf et la longue courbe formée par l'estuaire de la Rance... En dépit du gris laiteux, un peu mélancolique, du ciel, Laura se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps et posait sur les choses un regard souriant : un moulin au bord de l'eau, une croix de chemin au granit noirci par l'âge, une fumée blanche sortant de la cheminée d'une chaumière. Et tout cela lui semblait nouveau parce qu'elle les voyait avec les yeux de son espérance. La voiture montait une petite pente en haut de laquelle une chapelle en ruine marquait l'entrée d'un bout de lande où, entre des rochers, ne poussaient guère que des ajoncs et des mousses. En haut, le chemin faisait un coude, tournant l'oratoire abandonné, et, quand on arriva à son niveau, Jaouen en dépit de sa maîtrise ne put éviter une personne qui sortait d'un buisson pour se jeter dans les ruines. La malheureuse roula sous les sabots du cheval qui, effrayé, fit un écart, puis elle vint tomber, inerte, contre un tas de moellons envahi d'orties.
- Arrêtez ! cria Laura brutalement descendue de son nuage. Mais Jaouen n'avait pas besoin de cet ordre. Il calmait déjà son cheval et bloquait ses roues quelques mètres plus loin. La jeune femme sauta à terre aussitôt et se précipita vers la victime dont on ne voyait pas grand-chose sinon la grande mante à capuchon, essentiellement féminine, et les pieds chaussés de bas rayés bleu et blanc terreux dont les sabots s'étaient évadés.
- Mon Dieu ! La pauvre femme ! compatit Laura. Elle va étouffer sous cette mante si on ne la dégage pas... et elle est lourde !
- Laissez-moi faire !
De sa seule main, Jaouen retourna la blessée... et la figure grisâtre de Bran de la Fougeraye apparut à leurs yeux stupéfaits. Le choc avait dû l'étourdir car un peu de sang coulait de son front, mais il vivait :
- La Fougeraye ? souffla Laura. Et habillé en femme ? Mais que fait-il là ?
- J'espère qu'il pourra nous l'expliquer, répondit Jaouen en courant à la voiture pour prendre de quoi le secourir : en l'occurrence le petit flacon de rhum qu'il emportait en toutes circonstances...
- Vous savez très bien qu'il a perdu la mémoire.
- Du passé sans doute mais il pourra peut-être nous dire la raison d'un déguisement qui lui ressemble si peu.
Il commença par verser un peu d'alcool sur son mouchoir et s'en servit pour nettoyer la blessure qui n'était pas profonde et bleuissait déjà. La brûlure de l'alcool ranima La Fougeraye qui, sans ouvrir les yeux, renifla :
- Feriez mieux de m'en donner un peu à boire !
- A votre service !
Jaouen lui en donna quelques gouttes et le visage fatigué s'épanouit :
- Tonnerre de Dieu ! J'avais oublié que c'était si bon ! Encore un peu s'il vous plaît !
Après la seconde rasade, il se pourlécha comme un matou qui vient de découvrir un bol de crème...
- Des années que je n'en avais pas bu ! soupira-t-il en pleine béatitude
- Mais alors, s'écria Laura, vous vous souvenez ?
Cette fois, le vieux gentilhomme ouvrit les yeux et la surprise changea de camp :
- Madame de Laudren ?... C'est vous qui m'avez renversé ?
- C'est vous, monsieur, qui vous êtes jeté dans les jambes de mon cheval, rectifia Jaouen. Quand on traverse un chemin après un tournant il faut regarder...
- En plein désert ? Vous voulez rire ? Aidez-moi à me relever !
- Rien de cassé ?
- Un peu étourdi mais ça va passer... surtout si vous voulez bien sacrifier encore un peu de cet excellent rhum !... Mais, au fait, qu'est-ce qui me vaut la chance de vous rencontrer dans ce désert ?
- Nous allions à Dinan, dit Laura, mais cela peut se remettre. Il faut d'abord qu'on vous ramène-Elle et Jaouen l'avaient pris chacun par un bras mais au dernier mot, il chercha à se dégager, l'oil inquiet :
- Me ramener ? Où ça ?
- Mais... à Saint-Malo d'abord pour qu'on vous soigne. Me direz-vous pourquoi vous êtes habillé de la sorte ?
II ne manquait rien en effet au costume de paysanne : la jupe de laine et le tablier, le corselet lacé sur la chemise et la coiffe bâchée sur les cheveux gris en chignon...
- Quand on fuit, on se déguise ! Une idée de cette bonne Mlle Louise. Sa folle de sour m'a pris mes habits pour être bien certaine que je ne m'en irais pas...
- Vous étiez enfermé ?
- Pour sûr que j'y étais ! Depuis le jour où j'ai émergé de mes brumes, Léonie me surveillait comme si j'étais un fou dangereux.
- Vous allez me raconter tout cela chemin faisant... ou plutôt non, rectifia Laura en voyant la fatigue creuser le visage de sa trouvaille. Reposez-vous un peu pendant que nous rentrons ! Ainsi vous éviterez de recommencer votre histoire pour Mme de Sainte-Alferine qui voudra tout savoir.
Après avoir récupéré les sabots, Jaouen porta dans la voiture un La Fougeraye exténué, l'y installa avec soin, remit le flacon de rhum à Laura, remonta sur son siège, fit tourner son cheval et reprit le chemin du bac. Une heure plus tard, on était de retour à l'hôtel de Laudren, mais le rescapé ne vit rien du parcours : à peine installé dans les coussins de velours il s'était endormi...
Il dormait encore quand Jaouen et Gildas le descendirent, quand on le monta dans une chambre, quand les hommes le déshabillèrent pour lui passer une vaste chemise de nuit qui avait appartenu au père de Laura et quand, enfin, on le glissa dans le lit où Mathurine venait de passer une bassinoire pour réchauffer les draps. Il dormit ainsi jusqu'au lendemain.
- Mieux vaut le laisser, recommanda le docteur Pèlerin que Laura avait appelé à son chevet. S'il vient de Plancoët il a dû marcher au moins toute la nuit. Peut-être même s'est-il égaré dans les bois de La Motte et faire des lieues en sabots si on n'en a pas l'habitude, c'est plutôt dur. Surtout pour quelqu'un qui, si j'en crois ce que vous m'avez dit, a vécu longtemps sans sortir. Ses pieds sont d'ailleurs en assez mauvais état... Mais, à son réveil, nourrissez-le bien ! Il en aura besoin !
C'est donc le lendemain que, accommodé dans une large robe de chambre à ramages et dans un fauteuil confortable, ses pieds bandés dans des pantoufles trop grandes pour lui, La Fougeraye entreprit de raconter son aventure chez les demoiselles de Villeneux à l'endroit approximatif où on l'y avait laissé :
- Je ne saurais vous dire combien de temps je suis resté dans cet état bizarre où il m'était impossible de me retrouver moi-même. Mon univers se limitait à la maison où j'évoluais, à ces deux femmes qui formaient toute ma société De ce que j'avais vécu jusque-là, rien ne subsistait, pas même mon nom. Pourtant je savais encore lire et écrire et, en réalité, je n'ai pas été malheureux durant cette période d'absence. On prenait grand soin de moi, surtout Mlle Léonie. Elle s'occupait de moi comme si j'étais un poupon et ne m'accordait guère plus de liberté. Le jour elle ne me quittait pas et la nuit elle laissait ouverte la porte qui faisait communiquer sa chambre à la mienne. Ça, pour être bien soigné j'ai été bien soigné ! Je crois même qu'elle se privait afin de mieux me nourrir et, quand je lui en faisais la remarque, elle disait que, de toute façon elle mangeait peu et qu'aussi c'était bien naturel puisque nous étions fiancés depuis longtemps. C'est là que je flottais un peu quand je la regardais : avais-je donc été un homme si peu sensible au charme féminin pour être tombé amoureux d'elle ? Il y avait quelque chose en moi qui disait non...
"La comtesse des tenebres" отзывы
Отзывы читателей о книге "La comtesse des tenebres". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La comtesse des tenebres" друзьям в соцсетях.