- Et que disait Mlle Louise, sa sour jumelle ?

- Oh ! Elle, c'est une héroïne vouée tout entière à la cause du Roi et de Dieu. Elle se désintéressait un peu de ce prétendu couple que je formais avec sa sour car sa vie se déroulait surtout dans le mystère, l'obscurité, les courses en forêt sous des habits d'homme. Il m'est arrivé de surprendre un haussement d'épaules apitoyé quand elle la regardait me faire la lecture ou me promener dans le petit jardin sans jamais me permettre de quitter l'enceinte de la maison. Léonie me cachait et m'enfermait dans ma chambre quand des gens venaient en visite. Je comprenais bien que cela agaçait Louise, mais elle avait trop de soucis pour y ajouter un homme qui n'était plus qu'une coquille vide et puisque sa sour trouvait son bonheur à fabriquer un roman dont j'étais le triste héros, elle n'y voyait, après tout, aucun inconvénient. Jusqu'à ce qu'enfin la mémoire me revienne...

- Comment est-ce arrivé ? demanda Lalie.

- Oh... de la façon la plus simple, je pourrais presque dire la plus bête. C'était il y a quinze jours et, si vous vous en souvenez, il faisait un froid glacial. Louise était absente, partie vers la côte, pour une de ces missions où elle récupérait puis distribuait le courrier des Princes. Avant son départ, elle avait oublié de couper du petit bois pour allumer le fourneau de la cuisine... Elle ne permettait à personne de le faire parce qu'elle se prétendait seule capable de tailler les morceaux à la bonne mesure. Léonie a donc voulu s'en charger. Elle est sortie dans la cour verglacée pour se rendre sous l'appentis où étaient le billot et les bûches. Naturellement je n'ai pas voulu la laisser se mettre des échardes plein les doigts en maniant la hachette. D'autant qu'elle est plutôt maladroite. Et je l'ai suivie, mais elle ne voulait rien entendre. Pour la première fois, nous nous sommes querellés. J'ai voulu lui arracher son outil des mains et nous nous sommes quasiment battus. En d'autres temps j'aurais eu le dessus sans peine mais ma longue claustration a fait fondre mes muscles et mes forces. Elle m'a repoussé avec tant d'énergie que je suis parti en arrière dans la cour et que, sur mes talons, j'ai glissé sur le verglas sans pouvoir me rattraper et suis allé donner de la tête sur un seau plein d'eau gelée posé près de la fontaine. Je me suis fait assez mal mais quand Léonie, épouvantée de ce qu'elle avait fait, s'est précipitée pour m'aider à me relever, le brouillard s'était déchiré et je savais à nouveau qui j'étais...

- Le choc avait effacé les effets du coup que vous aviez reçu ? dit Laura.

- Absolument. Oh, c'était une bien étrange impression ! Il me semblait que je revenais à la vie...

La jeune femme se mit à rire :

- Je veux bien vous croire. En tout cas c'est une chance que la collision d'hier ne vous ait pas replongé dans l'amnésie !

- Hier je n'ai pas perdu connaissance ! Si je suis tombé, c'était dû autant à la fatigue qu'à l'incident...

- Et ensuite ? demanda Lalie. Comment les choses se sont-elles passées ?

- Mal. Je ne comprenais pas ce que je faisais dans la maison de ces demoiselles et pourquoi l'on ne m'avait pas ramené chez moi après mon aventure au Guildo. Je voulais repartir tout de suite. Alors Léonie a piqué une crise de nerfs, me traitant d'ingrat et d'homme sans honneur... Heureusement Mlle Louise est rentrée sur ces entrefaites et a mis un peu d'ordre dans la situation. Elle était heureuse de me voir guéri et ne voyait aucun empêchement à ce que je rentre chez moi. Il était normal pour elle que je veuille retrouver ma vie d'autrefois, ma maison et mes fidèles serviteurs. Cela ne diminuait en rien la gratitude que je leur devais à toutes deux, mais Léonie n'a rien voulu entendre et nous avons compris qu'elle allait représenter un grave problème car elle s'est opposée fermement à mon départ. Selon elle, nous étions fiancés et je ne quitterais Plancoët qu'avec elle à mon bras en tant que nouvelle baronne de La Fougeraye. Et il a été impossible de l'en faire démordre. En dépit des objurgations de Louise, j'ai été enfermé dans ma chambre et elle en a gardé la clef. La nuit elle exigeait que mes vêtements lui soient remis...

- Mais enfin, Mlle Louise qui est femme de tête et de grande énergie n'a pu l'amener à composition ?

- Non, hélas, car Léonie a menacé sa sour, si on la contraignait, de la dénoncer comme courrier des Princes et conspiratrice...

Un " oh ! " scandalisé salua ces dernières paroles.

- Il faut, remarqua Laura, que cette malheureuse soit devenue folle !

- Peut-être pas, fit Lalie songeuse. D'après ce que m'avait dit sa sour peu après que l'on vous eut retrouvé, cette pauvre Léonie vous aime depuis la prime jeunesse. Or les circonstances vous ont livré à elle, pieds et poings liés autant dire, et pendant quatre ans elle a vécu dans l'illusion de former avec vous un couple. Tout à coup, tout s'effondre : vous retrouvez la mémoire et son rêve s'écroule. Je suppose que vous vous êtes montré suffisamment reconnaissant... mais pas au point d'altérer votre liberté ?

- Bien entendu. Je n'ai jamais éprouvé pour elle un autre sentiment que l'amitié et je ne crois pas avoir jamais laissé entendre qu'il pourrait en être autrement.

- Personne ne peut vous donner tort mais cette pauvre femme est un exemple typique de mouton devenu enragé. Comment, en ce cas, avez-vous réussi à vous évader ?

- Oh, c'est toute une aventure ! Voyant que nous ne pouvions entamer sa résolution, j'ai feint sur le conseil de Louise de me résigner et durant des heures j'ai essayé d'expliquer qu'un gentilhomme ne pouvait se résoudre à nouer quelque lien que ce fût dans de telles conditions, qu'il importait, pour ma dignité comme pour celle de Léonie elle-même, que je retrouve toute ma liberté de mouvement pour me préparer, ainsi que ma maison, à la recevoir si nous devions nous marier. Il me répugnait de lui mentir ainsi, mais la seule idée de finir mes jours dans cette prison d'un nouveau genre avec elle comme geôlière m'était insupportable tout autant que celle d'en faire ma femme. Malheureusement, elle était au-delà de tout raisonnement. Pour m'ouvrir la porte, elle exigeait que notre union soit auparavant bénie par un prêtre, un vrai, pas un jureur, et ce n'est pas ce qui manque à Plancoët où les cachettes se sont multipliées pendant la Terreur. Après je pourrais vaquer à mes occupations et m'en aller aménager la Fougeraye en vue de l'arrivée de ma femme. Voyant cela, nous avons tout fait pour gagner du temps et Louise s'est employée à mettre un terme à ses activités souterraines. Elle s'est fait remplacer, a coupé certains ponts et fait en sorte qu'en cas de dénonciation, personne n'ait à en souffrir. Ensuite, nous avons décidé que je feindrais d'être souffrant afin de garder le lit. Je l'avais été une ou deux fois durant ces quatre ans. Léonie alors s'instituait mon infirmière mais il lui arrivait de sortir pour quelque course durant mes périodes de sommeil diurne. Sans oublier pour autant de fermer la porte à clef et d'emporter celle-ci. Avant-hier, vers la fin de l'après-midi elle était sortie pour aller chercher un médicament qu'elle ne retrouvait plus, et pour cause. Louise était censée se trouver en visite chez une parente. Quand elle a vu sortir sa sour, elle est rentrée, a placé une échelle sous ma fenêtre et je suis descendu par là... en chemise sauf votre respect ! Et il faisait frisquet ! Mais dans l'appentis, elle avait apporté les habits que vous m'avez vus. Je les ai revêtus et j'ai pris un panier dans lequel étaient des poires d'hiver provenant de la réserve.

- Pourquoi vous habiller en femme ?

- Léonie n'était jamais longtemps absente. Cela m'a permis de la croiser dans la rue sans qu'elle fasse seulement attention à moi. Ensuite je me suis sauvé à toutes jambes tandis que Louise après avoir rangé l'échelle s'était éclipsée de nouveau. J'espère vraiment qu'elle n'aura pas eu trop d'ennuis en rentrant : Léonie est capable de colères redoutables et elle n'a pas dû s'en priver en découvrant la chambre vide.

- Et la fenêtre ouverte ? dit Jaouen.

- Je l'avais refermée du mieux que je pouvais et elle a bien dû finir par s'en apercevoir, mais ma chambre était au second étage et les étages de nos hôtels bretons sont hauts. Peut-être croit-elle que je me suis envolé ? ajouta La Fougeraye en souriant.

- De toute façon elle va vous chercher, soupira Laura. Elle est peut-être déjà chez vous à cette heure.

- Où elle ne me retrouvera pas, et pour cause. Mes gens d'ailleurs ne la laisseront jamais entrer...

- Elle pourrait avoir l'idée de venir ici ? émit Lalie songeuse. D'après ce que m'a dit sa sour, il y a quatre ans, elle se méfie de Laura depuis qu'elle l'a vue avec vous...

- C'est pourquoi, conclut La Fougeraye, le mieux serait que je rentre au plus tôt sur ma falaise. Si vous pouviez me trouver des habits convenables ?

- Demain matin vous en aurez, promit Jaouen, et je vous ramènerai au manoir. Mieux vaut, en effet, ne pas attirer sur ces dames les fureurs de cette harpie.

- N'exagérons rien ! riposta Laura. Elle n'est pas redoutable à ce point ! En revanche, j'aimerais être certaine que sa sour n'aura pas à pâtir...

- Je la crois de taille à se défendre, dit Lalie. Et puis entre deux sours jumelles les liens sont toujours étroits, ceux de l'affection surtout... Nous verrons bien... ou peut-être même ne verrons-nous rien du tout !

Guénolé vint annoncer que l'on pouvait passer à table et La Fougeraye allait s'extraire de son fauteuil quand Laura le retint

- Encore un mot, je vous en prie ! Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé au Guildo avant votre blessure ?

Il ne répondit pas tout de suite, considérant la jeune femme avec un mélange de pitié et d'horreur. Finalement il soupira :

- Comment oublier ? Même au fond de mon absence, je revoyais une image affreuse mais fugitive que je prenais pour un cauchemar mais je sais à présent que ce n'en était pas un...

Tous s'étaient figés autour de lui, attendant ce qui allait venir. La Fougeraye avait empoigné les bras du fauteuil comme pour demander au chêne dont ils étaient faits un surcroît de force :

- A l'auberge, ce soir-là, après que vous eûtes regagné votre chambre, j'ai voulu aller fumer une pipe au-dehors et mes pas m'ont amené en face du vieux couvent. J'ai cru y voir de la lumière filtrer comme derrière des rideaux tirés. J'ai voulu en avoir le cour net et je suis monté là-haut. La nuit était tranquille et on n'entendait pas le moindre bruit. Même le vent se taisait et j'ai poursuivi ma visite. A ma surprise, la porte du logis abbatial n'était pas fermée à clef : elle s'ouvrit sans le moindre grincement et j'ai franchi un vestibule où il y avait une porte close, et, sous cette porte, j'ai vu un rai de lumière. J'ai eu l'impression d'entendre alors un gémissement. Qui ne m'a pas fait trembler, en dépit de la réputation de hantise du vieux monastère : les fantômes n'ont pas coutume d'allumer des chandelles... En prenant mille précautions, j'ai poussé cette porte et j'ai vu qu'il y avait des meubles, des tableaux, un feu flambant et une sorte de chaise longue sur laquelle une homme était étendu, un homme à qui une femme donnait des soins mais qui m'avait entendu et qui s'est levé... Par le Dieu qui m'écoute, je n'aurais jamais pensé qu'il me serait donné de contempler pareille abomination, bien que des blessés j'en aie vu beaucoup ! Mais celui-là... n'avait plus de visage digne de ce nom : une boursouflure sanguinolente, une masse de chairs déchirées, brûlées, dans lesquelles seuls vivaient des yeux farouches. J'ai dû ouvrir la bouche pour crier mais je n'en ai pas eu le temps : le coup qui m'a privé de mémoire si longtemps m'est arrivé dessus et le monde a cessé d'exister pour moi...

Repris par le terrible souvenir, La Fougeraye se laissa retomber un instant dans son fauteuil, cherchant un souffle qui lui manquait. Mais ce ne fut qu'un court moment et, comme Laura lui demandait s'il voulait regagner sa chambre, il refusa et même, au prix d'un petit effort, se leva :

- Non, ma chère. Je pense... qu'un bon repas me fera du bien. Si vous voulez bien m'accepter en pantoufles et m'offrir votre bras pour aller à table...

- J'aime mieux vous voir ainsi ! sourit-elle. Vous venez de me faire peur... Quelle affreuse histoire ! Et qui peut bien être ce malheureux dont on cache la disgrâce au fond d'un couvent abandonné ?

Tous deux allaient lentement vers la table autour de laquelle Lalie, Bina et Jaouen se répartissaient. Le vieux gentilhomme s'arrêta soudain et, posant une main chaleureuse sur celle de Laura, il chercha son regard et murmura :