- Depuis que j'ai recouvré la mémoire, ce souvenir me hante. Je crois... oui, je crois que c'était Josse de Pontallec !
Laura faillit crier, se retint, et, dans un chuchotement :
- Mais... n'était-il pas méconnaissable ?
- Pourtant je l'ai reconnu. A ma haine !
CHAPITRE XIV
UN FILS DE SATAN
Pas un seul instant Laura ne mit en doute la parole de La Fougeraye. S'il disait avoir reconnu Pontallec en dépit de ses abominables blessures, il devait avoir raison. La haine peut être aveugle ou extraordinairement clairvoyante et l'épouse si longtemps bafouée savait bien qu'un visage ravagé ne l'eût pas trompée. Mais depuis cinq ans maintenant, elle s'était habituée à l'idée d'être libérée de lui à jamais. Il lui était même arrivé de prier pour le repos de cette âme perdue. Et voilà qu'il ressuscitait ? Sûrement pas pour son bien. Toujours si fier d'être l'un des plus beaux gentilshommes du royaume, Pontallec avait reçu du Ciel une terrible punition en devenant une sorte de monstre destiné à semer l'effroi. En avait-il tiré une salutaire réflexion sur lui-même ? Difficile à croire si l'on se tenait au sort subi par La Fougeraye...
Jaouen non plus ne douta pas. En son for intérieur, le frère de lait pressentait que le bourreau de Laura vivait toujours, quelque part dans le monde. Cependant, il ne s'imaginait pas que ce pût être si près d'eux. Aussi ne discuta-t-il pas les paroles du vieux seigneur et sa réaction fut immédiate :
- La meilleure façon de s'en assurer est d'aller y voir ! dit-il en quittant sa chaise. Très certainement pour aller seller un cheval. Ce fut Lalie qui l'arrêta :
- Tenez-vous tranquille, Joël, et rasseyez-vous. Si notre ami a vu juste et si Pontallec, échappé Dieu sait comment à l'incendie de son bateau, s'est réfugié au Guildo, il y est - ou n'y est plus ! -depuis bientôt six ans. Donc rien ne presse.
- D'autant, reprit Laura que, si notre ami devine bien, cet homme a été atteint dans ce qui lui était le plus cher au monde : son image ! Etre pour le reste de sa vie un objet d'horreur, imaginez ce que cela peut signifier pour lui.
- Un objet d'horreur ? Allez savoir ! ricana Jaouen. M. de la Fougeraye n'a-t-il pas dit qu'une femme le soignait ? Quelque sorcière édentée peut-être ? Entre monstres on se soutient...
- Non, fit celui-ci songeur. C'était une très belle femme... celle de l'auberge. Elle s'appelle Gaïd, si je me souviens...
- Vous voyez bien ? Moi, en tout cas, il faudra que j'en aie le cour net. Le Guildo n'est pas assez éloigné pour que nous puissions vivre en paix en le sachant à notre porte. Nous avons été absents longtemps mais Dieu sait ce qu'il pourrait faire maintenant que Mme Laura est revenue.
Jaouen éprouvait une peine extrême à rester là quand tout le poussait à l'ultime affrontement avec celui qu'il haïssait plus encore que Jean de Batz...
- Il n'a pas tort, reprit La Fougeraye, et je souhaite l'aider à en finir avec Pontallec. J'ai seulement besoin de quelques jours pour retrouver des pieds agiles. En outre il nous faut être en nombre afin de fouiller aussi bien le couvent que les ruines du château de Gilles de Bretagne qui communiquent certainement. Cela représente un très vaste espace à explorer pour débusquer la bête...
- Le capitaine Crenn ne demandera pas mieux que de vous aider, intervint Laura. Il est à Rennes en ce moment mais ne saurait tarder à rentrer.
- Un Bleu ? grogna La Fougeraye l'oil oblique.
- Un ami et un homme d'honneur ! corrigea fermement Laura.
- Soit ! soupira Jaouen. On l'attendra ! Comme vous le dites, nous n'en sommes plus à quelques jours près...
C'étaient les paroles de la sagesse. Néanmoins, Laura les acceptait par devoir plus que par conviction. Depuis un moment, elle avait l'impression qu'une ombre maléfique s'introduisait sournoisement dans sa maison et, n'eût-elle écouté que son impulsion profonde, elle eût suivi Jaouen avec ardeur sans attendre qui que ce soit parce qu'il allait falloir vivre en compagnie d'un doute insupportable...
Avant de se coucher - mais parviendrait-elle à dormir ? - elle entra dans la chambre d'Elisabeth comme elle le faisait chaque soir. Après ce qu'elle venait d'entendre, un élan plus affectueux encore que d'habitude la poussait vers celle qui était désormais " son " enfant pour y trouver un peu de réconfort. Et tout de suite elle se sentit mieux tant le spectacle était délicieux. Roulée en boule comme un chaton, la fillette dormait dans l'épar-pillement de ses boucles blondes et dans la longue chemise de nuit qui lui donnaient l'air d'un angelot. D'une main elle tenait sa poupée contre sa joue mais le pouce de l'autre s'était échappé de la petite bouche entrouverte. Au risque de la réveiller, Laura ne résista pas à l'envie de poser un baiser léger sur sa frimousse rosé qui se mit à sourire. Puis d'un geste doux elle ramena le drap et la couverture que les petons impatients avaient rejetés. Son cour débordait d'amour pour ce mignon lutin qui lui rendait sa petite Céline. C'était un vrai cadeau du Ciel et à chaque aurore qui se levait Laura l'en remerciait de tout son cour. Sa vie avait un sens à présent... Aussi le moindre orage à l'horizon de son ciel si bleu devenait-il son ennemi personnel. Or quelque chose lui disait que si Pontallec était encore en vie, il pouvait représenter un problème un jour ou l'autre. Seulement, la différence avec autrefois, c'était elle qui l'incarnait. Elle n'était plus cette Anne-Laure timide réduite à l'état d'esclave soumise aux caprices du maître, heureuse d'une caresse, désespérée par une simple raillerie.. Si Pontallec tentait de l'approcher, elle saurait se battre....
En attendant une autre sorte de tempête s'approchait de la maison.
Comme il en était convenu, Jaouen, dès le matin, emmenait un La Fougeraye emballé comme un oignon en hiver par les soins de Lalie, à destination de son domaine où ses gens, prévenus depuis longtemps de son séjour forcé chez les demoiselles de Villeneux, n'avaient cessé de tenir toutes choses en l'état... Les deux hommes n'étaient pas partis depuis une heure que les échos de la maison répercutaient une sorte de tocsin frénétique sonné par la cloche du portail, suivi des éclats d'une voix aigre et surexcitée : la tendre Léonie à la recherche de celui qu'elle considérait sans doute comme son bien. Après avoir parlementé - si l'on peut dire ! -avec le vieil Elias rendu muet d'émotion, la demoiselle embouqua la porte de la grande salle puis celle du petit salon-bibliothèque où Lalie et Laura se tenaient volontiers, ne trouva personne, rebroussa chemin, envoya Elias sur l'un des sièges du vestibule d'une bourrade fort virile pour une ancienne élève des Dames ursulines et acheva son parcours tumultueux dans la cuisine où Laura beurrait une tartine pour Elisabeth tandis que Mathurine épluchait des légumes.
- Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? rugit-elle sans s'encombrer de politesses superflues.
- Bonzour ! gazouilla la petite, enchantée de cette entrée fracassante en agitant sans se soucier des éclaboussures la cuillère plongée au préalable dans son bol de lait.
- On dit " Bonjour madame ", rectifia machinalement Laura en tendant à l'enfant la tranche de pain beurrée... ou plutôt mademoiselle. Puis-je savoir ce que vous venez réclamer ici ? ajouta-t-elle.
Mais le torrent revendicateur était pour le moment détourné :
- Qu'est-ce que c'est ? fit Léonie en dirigeant un doigt accusateur vers Elisabeth derrière laquelle Laura se porta aussitôt.
- C'est, fit-elle avec hauteur, ma fille Elisabeth...
- Avec qui l'avez-vous eue ?
- Je ne crois pas que cela vous regarde mais comme vous ne me semblez pas dans votre bon sens, je consens à vous dire que je l'ai adoptée. Maintenant, si vous le voulez bien nous poursuivrons ailleurs un entretien, bref je l'espère, et qui ne saurait convenir à d'aussi petites oreilles ! Suivez-moi !
Impressionnée par l'autorité du ton, Léonie de Villeneux la suivit sans protester jusqu'à la grande salle où Laura lui indiqua un siège près du feu.
- A présent, dit-elle avec un grand calme apparent, veuillez m'apprendre ce qui motive cette intrusion et ce que vous réclamez de moi ?
- Comme si vous ne le saviez pas ? ricana l'autre. Je parle de Bran de la Fougeraye.
- La Fougeraye ? Mais je le croyais chez vous ?
- Il n'y est plus et comme il n'est pas davantage chez lui, il faut donc qu'il soit ici. Et moi je viens chercher mon fiancé...
Le sourire de Laura fut un chef-d'ouvre de surprise hypocrite :
- Fiancé ? Mais quelle bonne nouvelle ! Elle rend plus surprenante encore votre recherche dans cette maison. Je ne vois pas ce que votre " promis " viendrait y faire, Je vous rappelle que je me suis absentée longtemps. Mais au fait, sa santé est-elle meilleure ? Aurait-il recouvré la mémoire ? Je serais la première à m'en réjouir car c'est un esprit de qualité et je vous fais bien mon compliment !
- Je n'ai que faire de vos compliments ! Je sais qu'il est ici ! Je le sens...
Laura ne reconnaissait plus la pusillanime et rougissante demoiselle de Plancoët. Elle avait devant elle une femme résolue, habitée par une flamme à la limite du délire sans doute mais qui la rendait presque belle. La sagesse commandait peut-être de ne pas la pousser à bout ?...
- Eh bien, soupira-t-elle en haussant les épaules, cherchez vous-même si c'est le seul moyen de vous convaincre !
- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, avec ou sans votre permission...
Et pour mieux appuyer sa détermination, elle sortit un pistolet des plis de sa robe et le braqua sur Laura :
- Marchez devant ! Je vous suis !
Sous la menace de l'arme, Laura guida son étrange visiteuse à travers les divers étages de la maison sous l'oil effaré des quelques serviteurs que, très calme, elle apaisait d'un mot ou d'un geste. On alla ainsi jusqu'au grenier où le moindre coin d'ombre fut inspecté, puis l'on redescendit.
- Vous avez vraiment besoin de cet outil ? fit Laura agacée par le côté mélodramatique de la situation. Je n'ai pas l'intention de vous cacher quoi que ce soit...
- C'est moins pour vous que pour lui afin de l'obliger à sortir d'ici et à me suivre...
- Pensez-vous vraiment que ce soit la meilleure façon d'aimer ? Personnellement j'en doute...
- Ça me regarde ! Nous allons aux caves à présent ! Prenez une lanterne !
Sans plus discuter, Laura s'exécuta en se rendant à la cuisine où Mathurine et Bina qui s'occupait d'Elisabeth eurent le même mouvement de recul mais, alors que l'effroi se lisait sur le visage de la gouvernante, ce fut la colère qui marqua celui de la cuisinière. Elle tendit le bras, saisit une poêle avec l'intention visible de s'en servir :
- Restez tranquille, Mathurine ! Mademoiselle veut seulement s'assurer que M. de la Fougeraye n'est pas ici...
- Qu'est-ce qu'il y ferait ? gronda celle-ci. Je le croyais chez cette dame ?
- Nous aussi, Mathurine, nous aussi mais on dirait qu'il n'y est plus. Donnez-moi une lanterne, nous allons aux caves !
Sans lâcher sa poêle, Mathurine se plia en deux, secouée par un fou rire qui fit à Laura l'effet d'une lotion rafraîchissante, mais s'arrêta net :
- J'y vais aussi, moi !
Calant son ustensile sous son bras, elle alluma une lanterne qu'elle tendit à Laura puis reprit sa poêle d'une main solide :
- Tant qu'à être ridicule, marmotta-t-elle, soyons-le jusqu'au bout !
Mais Léonie était insensible à ce genre d'argument et le petit cortège descendit aux caves où, bien entendu, l'on ne trouva rien en dehors de quelques bouteilles pleines, d'un grand nombre de bouteilles vides et d'une collection de toiles d'araignées.
- Lorsque nous avons des invités, remarqua Laura, il est très inhabituel de les loger ici...
Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme. Elle devait être affreusement malheureuse et l'on pouvait même se demander si la douleur ne lui dérangeait pas l'esprit. Tout à coup ses nerfs lâchèrent, elle éclata en sanglots, remonta l'escalier en hâte après avoir jeté avec fureur l'arme inutile derrière elle. Laura la ramassa et s'élança à sa suite, mais quand elle atteignit le vestibule, la porte était grande ouverte sur la rue et un violent courant d'air faisait frémir les tapisseries des murs. Posant le pistolet sur un coffre, elle se précipita dehors. C'était l'heure de pleine activité et, plusieurs personnes la saluant, elle dut répondre, persuadée que sa singulière visiteuse aurait disparu. Pourtant, elle l'aperçut encore : arrêtée près du chevet de la cathédrale voisine, elle causait avec une femme dont Laura ne vit que la coiffe et le capuchon noir. Elle voulut aller vers elles mais Mlle de Villeneux la vit et, avec un air furieux, entraîna sa compagne. Elles se perdirent dans la rue étroite, protégées par une charrette de bois qui s'efforçait de faire demi-tour. Laura rentra chez elle pensive...
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