Si des mèches blanches striaient ses cheveux noirs, la silhouette était toujours aussi élégante... aussi semblable à celle de Batz que la jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux.

Mais ce n'était pas le moment de se laisser aller à une émotion quelconque. Forte de la résolution une fois prise, elle glissait une main dans les plis de sa robe quand la voix nonchalante et froide demanda :

- Tu l'as fouillée ?

- Non, mais...

En homme conscient d'avoir manqué à ses devoirs, l'aubergiste se ruait sur Laura qu'il immobilisa instantanément. Elle n'eut pas le temps de tirer son arme. Il s'en était emparé et non sans brutalité palpait tout le corps de la jeune femme. Le second pistolet apparut presque aussitôt et Tangou vint les déposer sur la table.

- Eh bien, vous avez fait des progrès, ma chère. Vous retrouver armée comme un navire de guerre est une nouveauté.

- Josse, dit Laura, je suis venue chercher ma fille. Où est-elle ?

- Ainsi vous m'avez reconnu ? J'ai pourtant beaucoup changé.

- Je savais que j'aurais affaire à vous. La haine d'un autre vous avait déjà reconnu il y a quatre ans. A présent je veux ma fille !

- Doucement s'il vous plaît ! Rien ne presse et nous avons à parler.

- Moi je n'ai rien à vous dire.

- Oh que si ! Et d'abord, j'aimerais savoir qui est le père de cette charmante enfant. J'en ai le droit. Vous êtes toujours mon épouse et je veux savoir de quelle coucherie elle sort !

Le terme vulgaire fit frémir Laura mais elle savait Pontallec capable des pires grossièretés.

- Vous n'avez pas renoncé à fréquenter les portefaix, dirait-on ? fit-elle avec mépris. Mais vous pouvez rengainer votre répugnant vocabulaire. Elisabeth est ma fille adoptive. Sa mère... était une amie chère à présent disparue.

- Vraiment ? En ce cas, vous ne verrez aucun inconvénient à me confier son nom ?

- Ni en ce cas ni en aucun autre. Elle était noble dame, une vraie, et je souillerais son nom s'il touchait vos oreilles et se retrouvait sur vos lèvres.

- Comme vous voudrez ! fit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Je ne vous cache pas que cela m'ennuie un peu car si elle n'est pas de votre sang vous souffrirez moins... du sort que je lui réserve.

La bouche de Laura se sécha d'un seul coup tandis que son cour accélérait son rythme.

- Le sort que vous lui réservez ? Mais si je suis venue, c'est pour acheter sa liberté...

Elle l'entendit rire et, venant de derrière le masque si noir, ce rire avait quelque chose de démoniaque :

- Sa liberté ? Il n'en a jamais été question. Ma lettre disait " si vous voulez revoir votre fille ". J'entendais la revoir une dernière fois. Eh bien, vous la reverrez...

- Vous n'allez tout de même pas...

- La tuer ? Ce serait dommage. Et je lui réserve un destin moins funeste. Elle est mignonne cette petite et ou je me trompe fort ou elle le sera encore plus dans quelques années. Alors je la mettrai dans mon lit car elle sera élevée chez moi !

- Vous n'oseriez pas ?

- Pourquoi donc ? Ce sera même amusant, car je lui trouve une légère ressemblance avec cette pauvre Marie-Antoinette qui a eu le tort de me préférer d'autres amants... J'aurai un peu l'impression de goûter une revanche.

Le nom fit frémir Laura. Ce démon soupçonnerait-il la vérité ? Oh, c'était impossible du fond de ce repaire du bout de la terre ! Pourtant il pouvait entretenir des relations, une correspondance avec les princes réfugiés à Londres : le comte d'Artois et son fils.

- Et vous comptez l'élever chez vous ? Dans cette tanière ?

A nouveau le rire de tout à l'heure, en plus grinçant peut-être :

- Me connaissez-vous si mal ? J'aime mes aises et possède non loin d'ici une demeure agréable où je reçois de charmantes visites. Des visites qui n'auront plus lieu d'être quand l'enfant aura grandi. Il se peut même que je l'épouse. Puisqu'elle n'est pas de votre sang, aucune impossibilité à cela ! Cela pourrait même être amusant... à moins qu'elle ne devienne aussi agaçante que les autres, ajouta-t-il d'une voix aigre qui était celle d'un maniaque. Auquel cas elle aurait le même sort.

Laura se souvint de ce qu'avait dit le vieil homme de l'auberge au sujet de jolies femmes à qui l'endroit ne valait rien. Elle se força à un ton d'indifférence pour demander :

- Quel est ce sort ?

- On les retrouve noyées, les pauvres ! Le chagrin de m'avoir déplu je pense... Il est vrai qu'on les y aide un peu mais... mais vous allez pouvoir apprécier pleinement ma méthode. Car, bien entendu, vous ne quitterez jamais plus ce pays. Vivante tout au moins !

- Oh, j'y suis préparée. Je vous connais trop bien et j'étais toute prête à vous abandonner ma vie contre celle d'Elisabeth...

- Si j'en juge par ceci, dit Pontallec en s'emparant d'un des pistolets, vous pensiez surtout vous en prendre à la mienne ? Il faut avouer que vous faites preuve d'une remarquable résistance ! Vous échappez à tout, même aux pièges les mieux tendus. Pareillement vous avez échappé à la guillotine où j'espérais tant vous voir monter. Vous eussiez fait une belle victime. Pourtant vous avez préféré le rôle infâme de dénonciatrice en vous acoquinant avec Fouquier-Tinville.

- Qu'avez-vous fait d'autre ?

- Un moment ! J'avais dénoncé une certaine Laura Adams. Il n'était pas question de la marquise de Pontallec...

Aussi est-ce Laura Adams qui a parlé à l'accusateur public. Nous sommes quittes !

- Ah, vous trouvez ? Thermidor vous a sauvée, vous, mais moi j'ai dû fuir...

- En volant tout ce qui m'appartenait, en déménageant la Laudrenais ? J'ai fort bien reconnu ce fauteuil...

- Vous confondez ! Cela m'appartenait de droit. Votre mère était mon épouse...

- En aucun pays du monde l'assassin ne peut hériter de sa victime. En outre vous étiez bigame, donc votre mariage était entaché de nullité...

- Peste ! Comme vous voilà au fait des arguties notariales ! En ce cas vous avez dû faire votre testament ?

- En effet ! J'ai institué légataire universelle mon amie la comtesse de Sainte-Alferine...

Cette fois, ce fut une véritable crise de rire qui secoua le masque sans que Laura puisse deviner ce qu'elle avait dit de si drôle mais c'était un rire dément, celui d'un homme qui n'a plus son bon sens. Il s'acheva par un hoquet, puis Pontallec articula non sans peine :

- Vous êtes impayable !... Mais surtout mal adroite. Vous allez m'obliger à tuer cette vieille bique pour que les droits reviennent à votre fille. Il est vrai que je n'en crois rien. Quand on aime on ne fait pas de ces choses. Et vous l'aimez je suppose ?

- Si je disais le contraire, vous n'en croiriez rien.

- Eh bien voilà ! Voyez comme tout s'arrange ! A présent je vais tenir ma promesse et vous montrer votre fille. Gaïd ! cria-t-il. Amène la petite !

La belle aubergiste reparut, mais cette fois, elle tenait dans ses bras Elisabeth qui dormait la tête sur l'épaule de la femme. Avec douleur, Laura vit que le petit visage était pâle et portait des traces de larmes fraîches. L'enfant avait dû s'endormir à force de pleurer. Laura voulut s'élancer vers elle mais Pontallec pointa l'un des pistolets :

- Restez où vous êtes ! Votre seul droit est de la voir !

Gaïd cependant secouait la fillette pour la réveiller. Elle ouvrit des yeux embués, aperçut Laura et voulut tendre vers elle ses bras menus :

- Maman ! Maman !...

Puis elle se tordit dans ceux de la femme qui demanda :

- Je la laisse aller ?

- Il n'en est pas question ! Elle l'a assez vue maintenant ! Tu peux l'emmener...

Elisabeth à présent criait, pleurait, appelant sa mère d'une petite voix douloureuse qui fendit le cour de celle-ci.

- Vous êtes une femme, s'écria-t-elle avec colère, et vous obéissez aux ordres de ce monstre ?

- Il est mon maître ! dit la femme d'un ton de défi.

- Et celui qui est derrière moi, votre mari, entend cela tranquillement ?

- Elle n'a pas été fichue de me donner d'enfant. Alors qu'elle couche avec M. le marquis ne me dérange pas puisque ça me rapporte. J'I'aime bien moi aussi, M. le marquis !

- Je veux bien le croire. Vous êtes faits pour vous entendre !... Laissez-moi au moins l'embrasser ! pria-t-elle, saisie d'un désir si poignant qu'il lui fit baisser sa garde.

- J'ai dit qu'on l'emmène ! rugit Pontallec, chassant Gaïd de la voix et du geste.

La femme s'en alla, emportant l'enfant qui hurlait à présent, saisie d'une véritable crise de désespoir.

- Cela va lui passer, fit benoîtement Pontallec. A vous ma chère ! Je suis ravi de vous avoir revue car en vérité vous êtes devenue très belle. Le malheur est que je n'ai jamais eu de goût pour vous ! Votre couche était d'un ennui ! L'impression de tenir dans mes bras un morceau de viande froide ! Aussi allons-nous passer au dernier acte. Le temps passe vite en votre compagnie.

- Vous allez me tuer ?

- Je ne vous l'ai pas caché...

- Sans me laisser dire une dernière prière ?

- Oh, vous allez en avoir tout le loisir ! Allons Tangou !

Laura ne vit pas venir la corde qui s'abattit autour d'elle et que resserra aussitôt un noud coulant lui serrant les bras contre le corps. Elle se raidit, faisant appel à tout son courage. Pontallec s'était levé et marchait vers elle, tenant à la main un mouchoir roulé en boule et un autre déplié qu'il tendit à son acolyte :

- Bâillonne-la !

- Un instant ! dit Laura. J'ai quelque chose à demander ?

- Quoi ? Faites vite ! Je n'ai pas le temps...

- Oh, presque rien. Enlevez votre masque !

A nouveau le vilain rire qui ressemblait si peu à celui d'autrefois.

- Vous voulez voir ce qu'a fait de moi cette damnée bombe qui a explosé trop tôt ? Ou plutôt celle placée par ce maudit La Fougeraye et dont je ne savais rien ? Je suis affreux ma chère et il faut être aussi folle que cette pauvre Gaïd pour m'aimer tel que je suis devenu...

- Je veux voir !

- Eh bien, regardez ! Mets le bâillon, Tangou. Je ne déteste pas les cris des femmes que je force, mais celle-là !

- Je ne crierai pas !

Le masque tomba et en dépit de sa fermeté de caractère Laura ne put retenir un " oh ! " étouffé. Le beau visage de jadis n'avait plus rien d'humain : un mélange turgescent de chairs bourgeonnantes et de cicatrices rouges autour des deux trous permettant la respiration. Seuls les yeux verts étaient à peu près intacts et luisaient de méchanceté. Enfin, la jeune femme réussit à sourire :

- Merci ! dit-elle. Je peux mourir à présent ' Je suis vengée...

La boule de linge fut enfoncée brutalement dans sa bouche et fixée au moyen de l'autre mouchoir. Puis Tangou saisit le bout de la corde qui allait lui donner la possibilité de mener Laura comme un chien en laisse.

On sortit de la tour pour reprendre le chemin par lequel on était venus mais, passé la bande de rochers, on atteignit le sable et l'on marcha vers la mer qui s'était retirée, jusqu'à ce qu'on fût devant une roche qui avait la forme d'un menhir de taille réduite. Les deux hommes lièrent leur victime à ce qui ressemblait assez à un poteau de torture.

- Voilà ! dit Pontallec avec satisfaction. Avant que la mer ne revienne jusqu'à vous et vous recouvre lentement, vous allez avoir le loisir de faire toutes les prières que vous voulez ! Quant à moi, avec votre permission, je prends congé mais je vais aller m'asseoir là-bas afin de ne rien perdre d'une agonie dont la lenteur va me combler de joie.

Ainsi, il était écrit que ce misérable aurait le dernier mot ! A demi étouffée par le bâillon, Laura était incapable d'articuler un seul mot, de pousser même un seul cri. Elle comprenait maintenant comment il se débarrassait des pauvres filles auxquelles il avait fait allusion. Il les liait ici et, quand le flot avait fait son ouvre de mort, il les déliait et les abandonnait au milieu des algues et des coquillages...

Elle entendit encore la voix railleuse qui disait : - lu peux te retirer, Tangou ! Je veux jouir seul d'un spectacle que j'ai trop longtemps souhaité...

Et la longue attente commença. Laura était déjà transie de froid. Simplement couverte de sa robe, elle sentait contre son dos l'humidité de la pierre couverte de varech mouillé. Elle sentait aussi le poids du regard cruel qui se délectait de sa mort prochaine mais ce dont elle souffrait le plus, c'était que son sacrifice ne sauverait pas sa fille, que l'enfant serait réduite par ce monstre au pire esclavage puisqu'il osait songer à l'épouser. Alors elle priait de toutes ses forces pour qu'au moins l'innocente fût épargnée. Elle essayait de raisonner, de se rassurer un peu : Lalie savait où elle était et quand on retrouverait son cadavre, l'assassin aurait du mal à échapper à la fureur des hommes. La Fougeraye avait deviné son identité. Lui et Jaouen étaient capables de lancer à ses trousses la région entière. Il ne pourrait alors échapper au châtiment... Seulement elle ne le verrait pas !