Le vent se levait, un noroît coupant qui accélérerait le flot. L'eau revenait déjà mouiller ses pieds mais elle avait l'impression d'être là depuis des heures. Ses yeux brouillés par le crachin ne distinguaient plus guère la forme sombre qui se tenait un peu plus loin, assise sur un rocher... Le flot atteignit ses chevilles, puis le haut de ses bottes que le cuir trempé ne protégeait plus, et l'espoir, l'infime espoir que Laura conservait malgré tout d'être sauvée - où pouvait bien être Lalie à cette heure ? Peut-être tombée elle aussi dans le piège et ce serait elle qui, la nuit prochaine, attendrait la mort rivée à ce rocher ? - le faible espoir agonisait. L'eau montait encore. Elle atteignait les genoux.
Laura tremblait de tout son corps. Dire qu'elle avait là, dans sa botte, le moyen de trancher ses cordes et qu'il lui était impossible de s'en saisir... Oh ! Dieu Tout-Puissant ! Que cela finisse vite au moins ! Que le vent souffle plus fort ! Que la tempête se lève et l'engloutisse d'un seul coup ! Elle emporterait peut-être le misérable qui quelques mètres plus loin se repaissait de son supplice... Elle avait froid ! Tellement froid ! La mer montait encore !... Les oreilles bourdonnantes, elle entendit cependant Pontallec crier, goguenard :
- Comment trouvez-vous le bain ? Un peu frais peut-être ? Mais rassurez-vous, il n'y en a plus pour longtemps ! Adieu ma chère miss Adams !
Cette ultime cruauté fut sa perte. Quelqu'un cria:
- Le voici ! Je le vois !
Et soudain la grève s'anima. Des hommes portant des lanternes, des torches, bondissaient dans les rochers. Sur le point de s'évanouir, Laura perçut la voix de Jaouen qui, éclairé par les flammes, secouait comme un sac de son l'aubergiste qu'il faisait marcher devant lui.
- Où est-elle ? Où est Laura ?
Terrifié par le crochet de fer planté dans sa poitrine, l'homme désigna le rivage mais déjà les yeux perçants du Breton distinguaient la condamnée. Lâchant Tangou qui s'écroulait sur les bottes d'un gendarme, il s'élança dans l'eau en criant :
- Crenn ! Viens avec moi ! Seul je ne suis pas sûr d'y arriver !
Le vent forcissait encore, gênant sa progression, mais il était porté par la violence de sa fureur, de sa peur qu'elle soit morte. Il crut un instant qu'elle l'était quand il l'atteignit car elle ne donnait plus signe de vie. Le flot arrivait à présent à sa taille. Tout en avançant, Jaouen avait tiré un couteau de sa gaine. S'efforçant de maintenir Laura contre le rocher pour qu'elle n'aille pas à la dérive, il trancha les liens, réussit au prix d'un effort puissant à jeter le corps inerte sur son épaule, mais il glissa, tomba dans l'eau :
- Laura ! hurla-t-il en s'immergeant pour la rattraper.
- Tiens bon ! J'arrive !...
C'était le capitaine. A eux deux, ils n'eurent pas trop de peine à ramener le corps trempé à la terre ferme. Ils y retrouvèrent Bran de la Fougeraye qui, les yeux luisants de haine, tenait sous la menace de son pistolet Pontallec que deux gendarmes ligotaient. Le gentilhomme jeta un regard à la jeune femme qu'ils déposaient sur une pierre plate :
- Elle vit encore ?
- L'eau n'arrivait qu'à sa taille quand je l'ai libérée, dit Jaouen. Le cour bat mais elle est transie. Le froid peut la tuer.
- Vous feriez mieux de la porter à l'auberge ! Il faut la réchauffer...
- Crenn va s'en charger. Moi, j'ai à faire ici...
- Moi aussi ! Ce misérable a déshonoré et tué ma fille. Sa vie m'appartient !
- J'ai la priorité, gronda Jaouen. Vous, vous avez déjà manqué votre coup puisque votre bombe s'est contentée de le défigurer.
- Un instant ! intervint Crenn. Nous autres gendarmes ne tuons pas discrètement au coin d'une grève. Cet homme a des comptes à rendre au pays tout entier. Je veux le ramener à Saint-Malo.
Dédaigneux, le prisonnier regardait les trois hommes en ricanant.
- Il faudrait vous mettre d'accord, messieurs ! Vous pourriez peut-être me jouer à pile ou face ? Mais, avant, j'aimerais savoir si cette charogne est enfin crevée... ajouta-t-il en désignant du menton la jeune femme inerte...
- Charogne ! C'est toi démon qui vas en être une... et tout juste bonne pour les crabes !
Soulevé par une fureur qui décuplait ses forces, Jaouen bouscula les gendarmes qui gardaient Pontallec et frappa à la vitesse de l'éclair : son terrible crochet de fer s'enfonça dans la gorge du marquis dont le hurlement alla s'entendre au loin. Un hurlement qui se prolongea et dut terrifier les chaumières environnantes. Jaouen, lui, n'entendait rien, tout entier à la joie sauvage de venger enfin Laura et tellement d'autres victimes. Le marquis était tombé et criait autant de douleur que d'impuissance, ses bras, liés au corps, empêchant toute défense. Impitoyable, Jaouen le traîna par sa gorge trouée jusqu'à l'eau dans laquelle il entra avec lui sans se soucier des vagues devenues brutales. Un instant, ceux qui regardaient, pétrifiés par la violence de l'attaque, crurent que le Breton allait être englouti avec son compagnon d'enfance et Crenn allait se porter au secours de son ami quand celuici reparut, à demi asphyxié, mais au bout de sa manche gauche il n'y avait plus rien...
- Je n'ai pas réussi à le décrocher, expliqua-t-il sobrement.
En remontant vers les autres, il vit que Laura avait repris connaissance, qu'elle le regardait avec au fond de ses yeux sombres quelque chose qui ressemblait à une prière angoissée. Il s'agenouilla près d'elle :
- Cette fois il ne reviendra plus jamais vous faire du mal ! dit-il avec un sourire d'enfant heureux. Il est mort, Laura ! Après tant d'années, tant de drames, il est enfin mort ce fils de Satan !
Elle ferma les yeux, mais ce fut pour les rouvrir sur une nouvelle angoisse :
- Ma petite ! Il faut la chercher, il faut... A son tour, le capitaine s'approcha :
- Soyez tranquille ! Elle est à l'auberge avec madame Eulalie ! C'est elle qui s'est chargée de sa délivrance... Et c'est à elle aussi que vous devez la vie. Sans elle, nous n'aurions jamais su ce qui se passait ici..
- J'ai toujours dit que c'était une sacrée bonne femme ! approuva La Fougeraye avec une espèce de ferveur qui fit sourire tout le monde.
Lorsque les deux femmes s'étaient séparées à Trégon, Lalie au lieu de suivre exactement le chemin de Laura dont elle savait bien qu'il menait à l'auberge du Guildo s'était légèrement déportée sur la gauche jusqu'à une malouinière un peu croulante où vivait un ancien marin, à présent à la retraite, qu'elle avait tiré, deux ans plus tôt, des mains des gendarmes à la suite d'une bagarre entre gens de mer survenue dans une taverne située près des chantiers navals de Saint-Servan. Elle ne l'avait revu qu'une fois depuis, mais elle savait que c'était un brave homme et qu'elle pourrait compter sur lui à l'occasion. Or, l'occasion était là.
Elle s'était donc rendue chez Tanguy Le Garrec en espérant qu'il ne serait pas entre deux vins ou, pis encore, en train de cuver dans sa cuisine ou au fond de son lit.
Par chance il n'avait encore bu qu'un verre ou deux et il accepta avec enthousiasme de rendre à Lalie le service qu'elle lui demandait : aller sur-le-champ à Plancoët, y trouver le capitaine Crenn ou un certain Joël Jaouen ou les deux, soit à la gendarmerie soit chez les demoiselles de Villeneux, et leur remettre la lettre qu'elle avait apportée au fond de son panier. Sachant cependant que la chair est faible et que les cabarets fleurissent dans tout village qui se respecte, elle ne lui avait pas donné d'argent mais promis un tonneau de rhum et un de vin de Bordeaux - une rareté qu'il ne pourrait jamais s'offrir ! - s'il faisait diligence et permettait ainsi de sauver deux vies humaines.
Le Garrec était parti sur les ailes du vent et Lalie avait repris son panier et son chemin vers le Guildo où elle était arrivée environ une heure après Laura : à travers les carreaux de l'auberge, elle put voir son amie assise à la table en compagnie de Tangou. Rassurée sur ce point, elle s'était cachée de l'autre côté du chemin derrière les murs délabrés d'un lavoir au bord de l'Arguenon. Posant son cabas à côté d'elle sur une pierre près de l'eau, elle s'était installée de manière à ne pas perdre de vue l'auberge et ce qui s'y passerait. Le lieu était inconfortable. Le vent, en dépit des pans de mur et des broussailles, vous soufflait des rafales glacées qui obligeaient la vieille dame, sujette aux rhumatismes, à remuer de temps en temps pour ne pas s'ankyloser. L'attente lui parut durer des heures et, prise d'une soudaine inquiétude, elle allait retraverser la route pour retourner à la fenêtre quand la porte s'ouvrit et Laura sortit avec Tangou. Hélas, en se levant précipitamment Lalie fit un faux mouvement... et étouffa un juron : son panier venait de disparaître dans la rivière. Avec les pommes bien sûr mais surtout le pistolet, ce qui la laissait désarmée...
Ne pouvant se permettre de perdre du temps à chercher, elle suivit quand même les deux ombres en route vers la mer, crut les avoir perdues quand on arriva sur les rochers, eut un soupir de soulagement en voyant que l'homme allumait une lanterne, mais découvrit vite que ce point lumineux dansant à une trentaine de mètres devant elle ne lui permettait pas de trouver son chemin au milieu de ces amas de pierres plus ou moins glissantes. Priant éperdument le Ciel de la préserver d'une chute fatale à ses jambes, elle fit de son mieux pour rejoindre le falot, qui disparut au bout d'un moment. Le croissant de lune à cet instant s'était caché sous l'assaut des nuages et Lalie plongée dans l'obscurité au milieu d'un océan de granit n'osait plus guère bouger. La lune reparut mais ce qu'elle éclaira l'épouvanta : il y avait à présent deux hommes, l'un dont la figure lui parut noire et luisante, l'autre, l'aubergiste, qui traînait par une corde Laura étroitement ligotée...
Eperdue, affolée, la pauvre femme chercha vainement que faire. Crier ne servirait qu'à la faire repérer, après quoi on la tuerait sans hésiter. Ses yeux écarquillés suivirent Laura. Elle vit qu'on l'attachait à une roche pointue et comprit qu'elle devait y attendre que la mer la recouvre. Il fallait à tout prix chercher du secours, aller au village, ameuter les quelques pêcheurs, sonner le tocsin... Il fallait surtout gagner la mer de vitesse. Alors Lalie voulut se hâter et cette hâte lui fut fatale : elle glissa sur du varech, tomba lourdement dans un trou d'eau en se faisant si mal qu'elle perdit connaissance...
Quand elle revint à elle, la mer remontait Laura était toujours liée à son rocher et son bour reau, assis là-bas, la regardait. Lalie, loin de lui, cependant, pouvait l'entendre ricaner... Poussée par l'urgence elle se releva, se tâta ; rien de cassé grâce à Dieu et, la lune ayant reparu, elle put rejoindre le chemin, monter vers l'auberge. Elle voulut crier mais comme dans les mauvais rêves, sa voix ne franchit pas ses lèvres gelées. Et autour d'elle tout était silence, un silence de mort que brisait par instants le bruit du ressac. La nuit était redevenue noire. Seule la sinistre auberge montrait de la lumière. La tête en déroute, elle y courut, vit Tangou... Puis soudain une main s'appliqua sur sa bouche pour la tirer en arrière et elle se trouva nez à nez avec Crenn.
- Sainte Vierge bénie ! Vous voici ? Enfin ! Alors allez vite... elle va mourir si ce n'est déjà fait...
En trois mots elle expliqua le drame qui se jouait dans la baie, désignant Tangou comme l'un des assassins. Un instant après la porte de l'auberge était enfoncée, l'homme saisi, emmené rudement vers le rivage tandis qu'au feu de la cheminée les gendarmes allumaient des torches.
- Restez ici ! dit Jaouen à Lalie dont il jaugeait l'épuisement. Vous nous retarderiez, mais l'un des hommes va rester près de vous au cas où la femme se montrerait...
- J'aimerais mieux un pistolet !
- L'un n'empêche pas l'autre, dit-il en lui tendant l'un des siens avant de se jeter dans la nuit.
La précaution n'était pas inutile. La troupe n'était pas partie depuis cinq minutes, que Gaïd, traînant par la main Elisabeth qui pleurait à la fois de fatigue et de peur, surgissait des profondeurs de la maison. Elle n'avait rien dû entendre de ce qui s'était passé et revenait à sa tanière qu'elle pensait trouver vide. Elle n'eut pas le temps de se reconnaître : galvanisée par le triste état dans lequel se trouvait sa petite fille, Lalie se dressa soudain et tira les deux coups de son arme. La femme s'abattit sans un cri tandis que la bambine se jetait dans les bras de Lalie qui dut la bercer longtemps avant de réussir à la calmer, mais auparavant elle se tourna vers le gendarme sidéré par la rapidité de la réaction, et ordonna :
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