- Et où sont-ils allés ?
- A la maison Radefeld. C'est la maison des champs du conseiller Radefeld. A cause du mystère dont on entoure la comtesse, la femme du conseiller ne voulait pas la leur louer, mais elle a été convoquée à la Résidence où Son Altesse la Grande-duchesse lui a signifié sa volonté. Ils s'y sont donc installés...
- C'est là qu'ils sont ?
- Non. Ils y sont restés trois ans, jusqu'à il y a deux mois. Le comte était ennuyé de devoir partager cette demeure avec un vieil homme, sourd sans doute mais dont il craignait l'indiscrétion. Et, par bonheur, le dernier baron Hessberg est mort voici peu en léguant son château à la Couronne. Son Altesse l'a proposé au comte qui s'y est établi aussitôt.
- C'est loin d'ici ?
- Eishausen ? Deux petites lieues... Oh Dieu ! Il faut que j'aille veiller au souper de Madame ! La jeune demoiselle semble si lasse !
Elisabeth, en effet, tombait de sommeil, épuisée par l'excitation de ce voyage étrange qui semblait sans but. Elle fit cependant honneur au jambon local accompagné de concombre et aux saucisses aux pommes de terre suivis d'un gâteau roulé à la confiture, le tout accompagné d'eau pour elle et d'un excellent vin du Palatinat pour sa mère et Jaouen. Après quoi elle alla se coucher, non sans avoir demandé si l'on repartait le lendemain matin :
- Non, répondit sa mère. Nous sommes arrivées...
- Ici ? Mais que venons-nous y faire ?
- Une visite. Ne m'en demande pas davantage, je t'ai déjà priée de ne pas me poser de questions..
- Comme il vous plaira ! Bonsoir Maman !
- N'oublie pas de te brosser les dents !
Restés seuls, Laura et Jaouen gardèrent le silence pendant un moment. Jaouen avait allumé sa pipe avec l'autorisation de Laura et fumait tranquillement en regardant avec obstination le bout de ses bottes.
- A quoi pensez-vous ? demanda Laura.
- A rien de précis. Nous sommes arrivés, comme vous venez de le remarquer. Il nous reste à attendre.
- J'espère que ce ne sera pas trop long ! Demain vous me conduirez à la Résidence remettre la lettre pour la grande-duchesse.
- Vous êtes bien au courant que ce n'est qu'un prétexte. Inutile de vous précipiter. D'ailleurs, elle n'est pas là.
- Comment le savez-vous ?
- Frau Marquait m'a renseigné tout à l'heure. Le grand-duc Frédéric et la grande-duchesse Charlotte sont à Meiningen... où nous n'irons pas.
- Eh bien, il faut souhaiter que la visite de Scharre ne se fera pas trop désirer.
- Il n'y a aucune raison. Nous sommes dans le laps de temps prévu à Paris : entre le 7 et le 15 novembre, et c'est aujourd'hui le 8...
En dépit de la fatigue du voyage ou peut-être à cause d'elle mais plus certainement sous le coup de l'émotion d'apprendre que Marie-Thérèse avait occupé sa chambre, Laura dormit mal cette nuit-là et, à l'aube, alors qu'elle allait enfin sombrer dans le sommeil, les échos sonores du dehors lui tinrent les yeux ouverts. C'était jour de marché et la place, sous ses fenêtres, s'emplissait de marchands bruyants venus des campagnes environnantes et pour qui cette occasion de se retrouver autour de la fontaine et dans les auberges représentait toujours une sorte de fête où la bière coulait dru.
Elisabeth, elle, était fraîche comme une fleur et, en la regardant dévorer son petit déjeuner à belles dents blanches, ses jolis yeux bleus brillant de plaisir, Laura en revenait à ce qui l'avait tourmentée cette nuit : si elle avait bien compris Talleyrand, Marie-Thérèse ne ferait qu'entrevoir sa fille perdue depuis dix ans. N'y avait-il pas là une cruauté plus qu'un bienfait ? En considérant toute la machinerie mise en place par l'ancien ministre avec l'aide de sa nièce - princesse allemande ! - on pouvait se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle Laura ne croyait plus depuis longtemps au désintéressement des hommes politiques. Selon toute apparence, Napoléon, ce parvenu, avait cessé de plaire au grand seigneur de l'Ancien Régime qui n'avait plus l'air de croire à son étoile et qui peut-être se préparait à jouer la carte Bourbon. En voyant Laura sous le prétexte de lui permettre de tenir sa promesse, voulait-il seulement s'assurer que la femme confiée au Hollandais était bien la même et aurait ainsi quelques droits à sa reconnaissance ?
La matinée se passa sans amener le visiteur attendu et, dans l'après-midi, tandis qu'Elisabeth allait visiter, en compagnie de Jaouen, une ville que ses anciennes maisons à pignons et colombages diversement coloriées autour d'un Rathaus vert émeraude flanqué d'une tour rendaient fort attrayante, Laura s'en alla causer avec Frau Marquait qui, enchantée de pouvoir bavarder un peu, l'entraîna dans son petit salon privé et lui offrit du café, très bon d'ailleurs.
- Vous avez envie que je vous parle des " Mystérieux " ? questionna-t-elle en arrangeant des pâtisseries sur une assiette.
- C'est ainsi qu'on les appelle ?
- Nous n'avons pas d'autre nom car le comte n'a pas présenté de passeport. Il a simplement précisé qu'il fallait l'appeler M. le comte. Mais la main de Son Altesse étant étendue sur eux, nous n'avions pas à nous montrer curieux.
- Quand sont-ils arrivés ici ?
- Je ne suis pas près de l'oublier. C'était le 7 février 1807 à minuit. Les ordres transmis par le sénateur Andreae étaient étonnants mais formels : les arrivants ne devaient rencontrer personne - pas même moi ! - et gagneraient seuls leur appartement. Sans requérir aucun service car leur domestique serait avec eux et s'en chargerait. Le personnel devait être écarté de la maison.
- Des ordres plutôt sévères, non ?
- Assurément, oui ! Au jour et à l'heure annoncés, j'étais donc seule dans l'hôtel dont j'avais laissé le porche ouvert et bien éclairé. A minuit juste, une berline à quatre chevaux, plus belle encore que la vôtre, Madame, avec des chevaux noirs superbes est entrée dans la cour. Le cocher, en livrée verte magnifiquement galonnée, est venu ouvrir la portière. Un gentilhomme d'une quarantaine d'années, très beau et très élégant, en est descendu puis, après avoir regardé autour de lui, il s'est retourné pour offrir son poing fermé à une jeune femme voilée...
- Qui vous a dit qu'elle était jeune ?
- Oh, Madame, cela se voit bien que le visage soit caché : la grâce de la tournure, la minceur, la vivacité des gestes, la finesse des mains, des pieds. Elle doit certainement être toute jeune et habillée si joliment de satin et de velours de la couleur de son voile...
- Vous n'avez pas vu son visage ?
- Non. Le voile tombait d'une grande capote dont la passe devait être garnie de satin blanc bouillonné. Je n'ai pas davantage entendu sa voix.
- Comment avez-vous pu voir tout cela ?
- Par la fente d'un volet de ma chambre que je tenais obscure. Ils sont montés chez eux et le domestique s'est chargé des bagages qui étaient nombreux. Puis tout est rentré dans le silence. Le lendemain, en revanche, j'ai bien vu le comte qui est venu me parler. C'est vraiment un beau seigneur et très courtois, mais il a exigé que personne n'entre dans leur appartement, la dame tenant à se reposer sans être importunée. Le domestique faisait tout ce qu'il y avait à faire : le ménage, apporter les repas sans oublier du lait et de la viande pour les chats. Chaque jour, la dame descendait pour une courte promenade en voiture. Toujours délicieusement habillée mais toujours voilée de vert. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. En revanche j'ai beaucoup parlé avec le domestique : c'est un Suisse qui se nomme Philippe Scharre et nous sommes devenus amis. Il leur est dévoué corps et âme...
- Mais à qui puisqu'ils n'ont pas de nom ? Qu'en dit-on par la ville ? Car enfin ils ont bien dû soulever quelque curiosité ?
- Une énorme curiosité mais... les ordres de la grande-duchesse sont sévères et précis : leur laisser la paix, ne pas chercher à percer leur incognito ! Pourtant, le bailli a eu l'audace de monter au château pour essayer d'en connaître un peu plus. Tout ce qu'il a réussi à savoir est qu'ils sont tous deux de haute naissance, surtout la dame, et que lui a voué sa vie à la cause des Bourbons...
- Ils n'ont jamais reçu de courrier ?
- Si. Toujours au nom de Philippe Scharre. Nombre de journaux aussi. Le comte lit beaucoup à ce qu'il paraît...
- Et elle ?
- On ne sait pas à quoi elle occupe ses journées en dehors de la promenade. Il semble exister entre eux une grande confiance... Peut-être plus ?
- Vous pensez à l'amour ?
- Pourquoi pas ? Il faut le voir quand il lui fait descendre les escaliers. On sent que son unique souci est de la protéger. Il émane de cet homme, si froid en apparence, une sorte de... tendre chaleur dans laquelle la jeune dame a l'air de se pelotonner comme un chat devant la cheminée. Oh, c'est une histoire bien curieuse mais... que Madame connaît peut-être mieux que moi ?
Visiblement, Frau Marquart espérait un retour à ses confidences et Laura jugea qu'il valait mieux en rester là mais, ne souhaitant pas froisser l'excellente femme, elle répondit avec un de ces sourires qui font tout passer :
- Je ne suis pas certaine d'en savoir plus que vous. Voyez-vous, il arrive dans la vie que l'on reçoive des ordres venus de si haut qu'il vaut mieux les exécuter sans chercher à comprendre...
Cependant l'hôtelière n'était pas stupide. Elle ouvrit de grands yeux :
- Si haut ? Aurait-on raison, par ici, de penser qu'elle n'est pas une émigrée comme nous en avons tant vu, notre comtesse des Ténèbres ?
Le nom frappa Laura :
- C'est ainsi qu'on l'appelle ?
Frau Marquart lui offrit un sourire ravi :
- Un jeune homme de la ville qui est un peu poète a trouvé ce nom : " Dunkelgràfin " dans notre langue. Mais c'est tellement plus joli en français ! Et ça lui va si bien !
Remontée dans sa chambre, Laura attarda sa pensée sur ces trois mots. Ils traduisaient bien l'épaisseur du mystère dont on entourait sa princesse, mais sûrement pas la lumineuse personnalité qui était la sienne. Non, cela n'allait pas du tout à la mère de l'espiègle et scintillante Elisabeth, seulement, la puissance attractive de ce surnom était telle que, sans aucun doute, il lui resterait attaché...
Philippe Scharre vint le soir même. Il était plus de dix heures et la jeune fille était déjà couchée. Afin que Laura puisse s'entretenir avec lui en toute tranquillité, Frau Marquait ouvrit pour eux la chambre voisine de l'appartement. Elle s'appuyait au mur extérieur de la maison, ce qui écartait toute possibilité d'indiscrétion. L'hôtel à cette époque n'avait que peu de clients et aucun à l'étage réservé entièrement aux visiteurs français. On monta du café, du schnaps, du jambon, des petits pains, du beurre et des pâtisseries, tout ce qu'il fallait pour réconforter un homme qui venait de parcourir deux lieues à cheval sous une pluie battante - elle tombait depuis le crépuscule ! - et s'apprêtait à en couvrir autant au retour.
Ces dix années n'avaient guère changé le fidèle Suisse : il était peut-être plus sec, plus rude, plus réservé encore. C'était un homme qui ne devait pas goûter souvent au repos puisqu'il portait sur ses larges épaules la plus grande part des soins extérieurs du secret dont il avait accepté la charge depuis si longtemps. La protection rapprochée regardait le Hollandais, mais l'univers qui s'étendait autour était son domaine à lui. Cependant, il trouva de jolis mots pour exprimer sa joie de revoir Laura et Jaouen.
- Malgré ces conditions, dit-il avec émotion, votre visite est une sorte de miracle que je n'aurais jamais cru possible...
- Est-ce que... qu'elle est prévenue ?
- Oui. Et vous ne pouvez imaginer sa joie de vous revoir toutes deux. Elle a si souvent pensé à vous !
- Elle sait aussi que nous ne pouvons pas lui parler ?
- Oui. Je ne vous dis pas qu'elle en est enchantée, mais ce qui lui importe, c'est de revoir Elisabeth. Est-ce qu'elle lui ressemble ?
- Oh oui, et ce n'est pas je crois l'offenser que d'avancer qu'elle sera aussi jolie. Avant de quitter Saint-Malo, j'ai fait exécuter par un excellent peintre un petit portrait que j'ai apporté avec moi. Pourrez-vous le lui remettre puisque je n'aurai pas la possibilité de le faire moi-même ?
Scharre contempla un moment l'image d'une rayonnante et toute jeune fille que l'on avait fait encadrer d'ivoire :
- C'est l'ouvre d'un artiste local, expliqua-t-elle, mais je crois que le fameux Isabey, le miniaturiste de la Cour, n'aurait pu faire mieux...
Le Suisse, les larmes au bord des yeux, remit le portrait dans sa boîte et glissa le tout dans sa poche.
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