Où les choses se compliquent
Louis-le-Grand. Sachez que vous y serez toujours reçu... en toute sécurité et quelles que soient les circonstances, ajouta-t-il avec un regard qui fit passer un frisson de joie le long de l'échiné du baron.
- Je n'en ai jamais douté, dit-il doucement. Mais, alors, cet ordre d'arrestation ?
- Même s'il porte ma signature je n'y suis pour rien, et je vais essayer de savoir qui est derrière tout ça !
Les deux hommes se serrèrent la main, comme pour signer un pacte, puis se séparèrent. Batz quitta l'Hôtel de Ville en fredonnant un petit air. Non seulement il venait de parer à un grave danger, mais il s'était acquis une retraite dans le camp même des enragés qui faisaient à Paris la pluie et le beau temps. Aussi était-il d'excellente humeur en regagnant le cher ermitage de Charonne. Il pensa même que la journée était vraiment heureuse quand Biret-Tissot lui apprit qu'Ange Pitou venait d'arriver et qu'il était avec Marie dans le salon ovale.
- Miss Adams n'est pas avec lui?... Elle a dû monter dans sa chambre...
- Non, monsieur le baron. Il est seul.
- Seul?
La joie de l'instant précédent s'effaça avec une soudaineté qui lui fit peur, mais il ne s'attarda pas à cette impression tellement inhabituelle. Si Laura n'était pas revenue avec Pitou, il fallait savoir pourquoi.
En pénétrant dans la grande pièce tiède et accueillante, il vit Pitou assis près de la cheminée avec Marie. Celle-ci tenait les mains du jeune homme avec, sur son charmant visage, le reflet du chagrin inscrit en toutes lettres sur celui du journaliste. Batz se sentit pâlir :
- Où est-elle ? demanda-t-il sans s'encombrer de périphrases. Elle n'est pas... morte, au moins?
- Non, dit Marie. Seulement, personne ne peut savoir où Laura se trouve à cette heure-ci. Mais Pitou vous en dira davantage...
Celui-ci tendit à son chef le dernier billet de Laura en se contentant de préciser :
- En arrivant à Cancale, j'ai trouvé porte close. Nanon Guénec, la voisine, m'a donné ça...
- Sang du Christ! gronda Batz lorsqu'il eut achevé sa brève lecture. J'aurais dû me douter qu'elle mijotait quelque chose dans ce goût lorsque je ne l'ai pas vue à Jersey ! Avez-vous cherché à la joindre ?
- Elle ne le voulait pas, fit Pitou avec un haussement d'épaules accablé. J'avoue lui avoir obéi sans beaucoup de peine : je me sentais tellement las, tellement découragé ! Je m'en veux aujourd'hui : la voilà dans la nature sous la seule protection d'un manchot...
- Non. Vous avez bien fait! Votre temps et la cause que nous défendons sont trop précieux pour les dépenser en recherches d'une femme que je finirai par croire complètement folle !
- Ne soyez pas trop dur, Jean, plaida Marie. Imaginez un peu ce qu'elle a dû ressentir en apprenant que sa propre mère s'est laissé séduire par Pontallec au point de prendre sa place encore chaude dans le lit de celui-ci ?
- Vous avez de ces images ! grommela Batz. J'admets que ce doit être horrible, mais je la crois capable des pires sottises dès l'instant où cet homme apparaît à son horizon. A Hans, j'étais persuadé qu'elle l'aimait encore, et cela confirme mon jugement [viii] !
- Il n'est pas facile de juger une femme comme elle, dit Marie, et je ne crois pas que l'amour entre pour quelque chose dans la décision qu'elle a prise. Je pencherais plutôt pour une envie de vengeance... ou peut-être de protéger sa mère... de lui ouvrir les yeux ?
- Elles n'ont jamais été proches. Si la mère est amoureuse, elle n'aura qu'une envie : se débarrasser de sa fille. Ou alors, elle chassera peut-être Pontallec mais Laura redeviendra Anne-Laure... et la victime désignée de ce misérable.
- Non, assura Marie. Moi je lui accorde toute ma confiance. Elle dit, d'ailleurs, qu'elle reviendra. Je pense qu'il nous faut à présent attendre, et prier Dieu ! L'homme qui l'accompagne est-il sûr, Pitou ?
- Joël Jaouen? Très sûr, bien qu'il ait été le compagnon d'enfance de Josse de Pontallec et son factotum. Je le connais et je sais quel amour sans espoir il porte à notre amie. Il se fera tuer pour la défendre, mais ce qui était une force de la nature est amputé d'un bras. On est beaucoup plus facile à éliminer dans ces conditions. Si Pontallec met la main sur lui, il ne lui fera pas de quartier car il a la rancune tenace. Et une fois Jaouen mort... Laura ne pèsera pas lourd !
- Oh, je m'en doute! soupira Batz. Pourtant, dans les circonstances actuelles, je ne peux envoyer personne à Saint-Malo. Nous avons beaucoup à faire ici. Où est Devaux ?
- Dans votre cabinet de travail. Il y a des messages qu'il doit décoder.
- Venez, Pitou, nous allons le rejoindre et je vous raconterai ce que m'a appris le chevalier de Jarjayes...
Le moins que l'on puisse dire est que le plan d'évasion, dans l'état où il se trouvait ce jour-là, ne souleva pas l'enthousiasme de Michel Devaux, le fidèle secrétaire de Batz, ni celui de Pitou. Si les projets de Toulan et du chevalier leur parurent généreux, intelligents et même habiles, l'annonce des hésitations angoissées de Lepitre fit le plus mauvais effet :
- Un homme aussi peu sûr ne peut que tout faire rater, déclara Devaux. Pour qu'un tel plan réussisse, il n'y faut pas la moindre faille. Or j'en vois une énorme. Lepitre est un brave homme, débordant de bonnes intentions, mais ce n'est pas un homme brave, et fonder tant d'espoirs sur un sursaut de courage est insensé. On ne devrait pas se mêler de ça, baron !
Il y avait un reproche dans la voix du jeune homme, et Batz y fut d'autant plus sensible que ces remarques répondaient à ses pensées intimes.
- Je vais me borner à assister à l'une de ces fameuses réunions, à leur donner l'argent dont ils ont besoin et à préparer la sortie de France des prisonniers... mais à ma façon. Pas question de les faire partir tous ensemble et par le même chemin !
- Sans doute, mais il se peut que nous n'ayons pas le temps de mettre cela en place. Vous rentrez tout juste de Londres et peut-être ne vous a-t-on pas dit encore qu'ici les choses changent vite. Ce que je crains, c'est que la surveillance de la Reine soit renforcée. Nous avons là un billet venu d'Allemagne : sitôt connue la mort du Roi, son frère, Monsieur, a donné tous les signes d'une grande douleur, pris le deuil, mais s'est d'abord déclaré régent de France, avec la bénédiction des princes du Rhin mais pas celle de l'empereur d'Autriche : celui-ci réclame la régence pour la reine Marie-Antoinette, sa sour, et la réclame très haut. Comme ses armées sont aux frontières, le peuple de Paris le prend très au sérieux et les têtes se montent contre " l'Autrichienne ". Nos vaillants conjurés vous ont-ils dit que, chaque jour, des énergumènes vont hurler à la mort sous les fenêtres de sa prison?
- Non. Ils ont oublié ce... détail, marmotta Batz dont le visage s'était rembruni. Vous avez raison, il faudrait faire vite...
- Et ce n'est pas tout! D'autres encore aimeraient s'attribuer la régence : les Girondins, dont plusieurs sont de nos " amis ". Ils ont voté la mort du Roi afin de s'en débarrasser. A présent, ils verraient bien le " prince royal " comme on l'appelle sous le manteau, porté à un trône constitutionnel dont ils rêvent depuis la Législative, avec un Conseil de régence composé de plusieurs d'entre eux!
- J'aurais pu adhérer à ce projet comme à un moindre mal, fit Batz les yeux à terre. Mais qu'ils aient envoyé mon roi à l'échafaud, je ne peux l'admettre. Cependant, ajouta-t-il en relevant brusquement les paupières, ce que vous venez de m'apprendre suppose un début de fracture au sein de la Convention. On peut essayer d'en profiter...
- Qu'allez-vous faire?
- Moi? Rien... mais le citoyen Agricol va reprendre du service et aller rejoindre ce soir sa vieille amie Lalie la tricoteuse au cabaret de la Truie-qui-file. Il faut savoir ce qui se passe aux Jacobins... et aussi dans le peuple de Paris.
- Le peuple? lâcha Devaux avec brutalité, il commence à crever de faim. Cela n'arrange pas son humeur...
C'était le moins que l'on puisse dire. Lorsque, plusieurs heures plus tard, le " citoyen Agricol " embouquait du pas chaloupé habituel à ce personnage toujours entre deux vins la rue de la Tixe-randerie où se trouvait son cabaret préféré, il fut arrêté par un attroupement composé surtout de femmes en colère occupées à assiéger une boulangerie, ou plutôt un boulanger qui, visiblement terrifié, s'efforçait de ses deux bras en croix de protéger son magasin d'une immanquable dévastation. Mais ses adjurations au calme, ses yeux pleins de larmes, les supplications de son épouse épouvantée n'arrivaient même pas aux oreilles des femmes hurlantes qui le traitaient de profiteur, d'affameur du peuple, de mauvais citoyen et même - Dieu sait pourquoi? - de suppôt des aristocrates. Le malheureux avait beau s'époumoner, crier qu'il n'avait pas reçu de farine et que, sans ce matériau majeur, il ne pouvait pas faire de pain, il prêchait dans le désert. Bientôt d'ailleurs, les plus forcenées - pas les plus désespérées : celles-là se contentaient de pleurer de découragement à l'écart du tohu-bohu - s'emparèrent de lui en se servant de ses bras étendus et, tandis qu'une troupe envahissait la boutique, le portèrent sous une lanterne avec l'intention visible de l'y pendre haut et court. Le citoyen Agricol jugea alors qu'il était temps d'intervenir.
- Citoyennes ! Citoyennes ! clama-t-il d'une voix de stentor qui aurait pu donner à penser à qui avait déjà entendu la voix asthmatique du personnage, qu'allez-vous faire ? Est-ce ainsi que se comportent celles qui doivent être, pour le monde, le modèle des femmes républicaines ?
Le solide gourdin qu'il tenait à la main l'aida beaucoup à parvenir au premier rang, juste devant le boulanger qui, libéré de ses soutiens forcés, s'effondra sur le pavé boueux en embrassant les jambes de ce secours inespéré. Les meneuses reculèrent machinalement. Sous son apparence de sans-culotte bon teint, avec son abondant système pileux gris et hirsute, sa carrure prolongée par un ventre factice, sa grosse carmagnole et son bonnet rouge orné d'une énorme cocarde, Batz, qui était de taille moyenne mais bâti en athlète, devenait assez formidable. L'une des mégères cependant l'apostrophait.
- De quoi tu te mêles, toi? Le modèle des femmes républicaines, il a faim...
- Toi, au moins, t'as pas l'air tellement affamée. Tu s'rais même plutôt... rondelette, apprécia-t-il avec un sourire qui découvrit ses dents jaunes et noirâtres.
Cependant, la femme qui était à la limite de l'obésité parut apprécier l'euphémisme qui fit rire ses compagnes...
- C'est pas tellement pour moi que j'parle ! fit-elle sur un ton moins agressif. Moi, je m'contente de pas grand-chose... mais c'est toutes les autres! Elles ont des gamins qui crient la faim...
- Et tu crois vraiment qu'ils seront rassasiés quand vous aurez pendu ce pauvre citoyen ?
- C'est pour l'exemple.
- L'exemple de quoi? Un boulanger, si y vend pas d'pain, y vivra d'quoi? Y fait pas ça par dilettantisme, tu sais, parce que c'est un dur métier.
La femme marqua un temps d'arrêt, les yeux en point d'interrogation :
- Dillettan... Ça veut dire quoi, ça?
- Par plaisir ! fit Batz, partagé entre l'envie de rire et celle de se donner des claques.
Intelligent d'employer un mot comme ça en face de ces furies ! " C't'un mot de ma province ", ajouta-t-il.
Il en avait oublié le boulanger toujours à ses pieds, mais celui-ci se rappela à son souvenir en se redressant :
- Mais, citoyen, mon métier, je l'fais un peu par plaisir. Parc'que je l'aime et je suis assez malheureux d'pas pouvoir faire de pain.
Ces quelques mots recueillirent un murmure d'approbation. Malheureusement, à cet instant, l'une des femmes qui fouillait la boulangerie en ressortit, brandissant un petit sac de farine gros à peu près comme un melon...
- Tu peux toujours en faire avec ça? A moins qu'tu préfères l'garder pour toi, affameur, brigand !
Une nouvelle flambée de colère jeta les femmes sur le pauvre homme qui vit sa dernière heure arriver beaucoup trop vite. En un instant, Batz succomba sous le nombre, n'osant se servir du gourdin pour assommer les furieuses, et le boulanger se retrouva juché sur une échelle venue on ne sait d'où, tandis que quelqu'un courait chercher une corde. Encore quelques minutes et il serait pendu. Il sanglotait à fendre l'âme, sans entamer la résolution de ses assaillantes, quand une voix nouvelle se fit entendre : froide et coupante, c'était celle d'une grande femme qui pouvait avoir quarante-cinq ans, avec un visage aux traits accusés mais presque sans expression. Vêtue comme n'importe quelle femme du peuple, ses cheveux gris bien rangés sous un bonnet blanc, elle tricotait tout en marchant, sa pelote de laine se déroulant dans la large poche de son tablier bleu. Sa voix venait de crier :
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