- Y en a-t-il une parmi vous qui sait faire le pain?
Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Lalie Briquet, la tricoteuse, était bien connue dans le quartier à cause de l'excellence de son ouvrage et de son assiduité aux séances du club des Jacobins ou de la Convention. On disait même qu'elle était bien avec Robespierre qui lui adressait toujours un petit signe de tête amical quand il passait près d'elle. En plus, elle impressionnait par son calme, sa froideur, ce visage immobile où ne paraissait aucun sentiment. Peut-être d'ailleurs n'en éprouvait-elle plus depuis qu'elle avait perdu son mari et sa fille ? Son seul défaut : elle aimait boire un bon coup, mais elle n'était pas la seule et d'ailleurs ne perdait jamais le contrôle d'elle-même.
- Pourquoi tu demandes ça, Lalie ? dit l'une des femmes. Tu le sais bien qu'on ne sait pas boulanger. Sinon on ne serait pas ici...
- Et vous voulez tuer le boulanger?
- Oui, parce qu'il a gardé dla farine pour lui.
- T'en frais pas autant si t'avais une femme et deux gosses? Ce que vous avez trouvé, c'est tout juste assez pour un pain...
- Peut-être, mais c'était son d'voir de l'donner et puisque d'toute façon y sert plus à rien, autant le pendre.
Lalie, qui en tricotant avait rencontré une petite difficulté, releva ses yeux gris et froids sur la femme :
- T'es qu'une sotte, Euphémie! Si tu veux dla farine t'as qu'à aller en chercher où y en a... par exemple chez le citoyen Hulot, rue des Deux-Portes. Il n'a pas de famille et son cour est aussi sec qu'une pierre, mais y manque de rien. Y a de tout dans sa cave... Si vous voulez pendre quelqu'un vaudrait mieux que ce soit lui...
- Oui, fit la femme, une lueur de crainte dans les yeux, mais c'est un des membres dla Commune et il a l'bras long...
- Toi aussi... dès l'instant où tu prétends disposer de la vie d'un innocent !
La réplique tomba dans un silence absolu. Oubliant le boulanger mourant de peur sur son échelle, les femmes se regroupèrent pour un conciliabule animé d'où il sortit que l'on allait délivrer le boulanger et rendre une petite visite au citoyen Hulot. L'une d'elle lança à l'ex-future victime :
- Va faire chauffer ton four ! On va te rapporter ce qu'il te faut...
Le bonhomme fila comme un lapin poursuivi et, tandis que la cohorte féminine se dirigeait vers son nouvel objectif, Lalie et le citoyen Agricol se retrouvèrent seuls.
- Eh bien, ma chère, bravo ! apprécia ce dernier. On peut dire que vous avez la manière. Le citoyen Hulot risque de passer un mauvais quart d'heure...
- Amplement mérité, croyez-moi ! Plus avare et plus égoïste que lui ne saurait se trouver, fit d'un ton tout différent celle qui était en réalité la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, reconvertie en femme du peuple pour pouvoir épier afin d'en tirer vengeance le conventionnel Chabot qui avait violé et tué sa fille.
Mais ce ne fut qu'un instant, après lequel Lalie Briquet reprit le devant de la scène : " T'as pas soif, citoyen Agricol? Moi j'boirais bien quelque chose ! "
Bras dessus bras dessous, les deux complices prirent tranquillement le chemin de la Truie-qui-file où Rougier, le patron, les recevait toujours avec plaisir. Chemin faisant, cependant, on parla.
- Les choses vont mal à la Convention, dit Lalie, et, aux Jacobins, le chaudron menace de bouillir. La lutte a recommencé entre les Girondins et les hommes de Robespierre, Danton et Marat. Les seconds accusent les premiers de monarchisme larvé et les premiers accusent les seconds de vouloir instaurer la Terreur en étouffant toute liberté. L'ensemble ne se retrouve que pour crier " haro " sur la Convention que l'on accuse d'incapacité à gouverner. Il est vrai que l'on a beau clamer l'annexion du duché des Deux-Ponts, sur le Rhin, du comté de Nice et de la principauté de Monaco, on ne sait trop ce qu'il en est sur place, tandis que l'armée du Rhin commence à perdre les places conquises. Dumouriez tient encore la Belgique, mais on pense à demander sa tête : il songerait à rendre le territoire aux Autrichiens et à passer à l'ennemi...
- Dans l'espoir que la Reine, si elle devenait régente, le ferait duc? ricana Batz... à moins qu'il ne se tourne vers le " régent " qui s'est intronisé lui-même...
- Peut-être. En tout cas, c'est très mauvais pour la Reine...
Des hurlements lui coupèrent la parole. Une troupe de sans-culottes armés de sabres et de piques, accompagnés de femmes plus féroces qu'eux peut-être, croisa le couple pour gagner la rue Vieille-du-Temple. Tous ces gosiers braillaient à qui mieux mieux : " A mort l'Autrichienne ! A mort la louve et ses louveteaux!... "
- C'est comme cela tous les jours, murmura sombrement Lalie. On la rend responsable de la misère qui croît et qui soulève des fureurs aveugles, mais aussi des défaites subies par les armées face à ses compatriotes.
- La Reine est française à présent !
- Allons, Batz, à qui ferez-vous croire ça? Pas même à vous-même. Elle n'a jamais été française et ce n'est pas maintenant qu'elle va le devenir.
- Il le faudrait pourtant, pour son fils !
- Croyez-vous qu'elle pense le voir arriver au trône? Dans l'état actuel des choses, on peut se demander combien de temps la garde du Temple pourra résister aux flots d'enragés qui viennent quotidiennement battre ses murailles...
- Nous avons un plan pour faire fuir toute la famille...
- Il est au point, votre plan ?
- Ce n'est pas le mien, mais je le crois bon.
- Il a une chance de réussir si vous faites vite, très vite... De toute façon, si vous avez un rôle pour moi, je suis prête...
- Je n'en doute pas mais... vous êtes infiniment précieuse là où vous êtes...
On arrivait au cabaret. Là, en buvant un petit vin de " derrière les fagots " que Rougier gardait pour ses plus fidèles clients, on parla de choses et d'autres sans jamais aborder de sujets inquiétants. Personne, regardant ou écoutant ce couple entre deux âges qui étalait de si vigoureuses convictions révolutionnaires, n'eût imaginé qu'en réalité il s'agissait de ce que l'on pouvait trouver de plus dangereux en fait de conspirateurs royalistes. On but, et on rebut, à la santé de la Nation, tandis qu'à quelques rues de là, les clientes du boulanger mettaient joyeusement à sac les réserves du citoyen Hulot à moitié mort de peur...
En quittant son amie Lalie, Batz n'en était pas moins songeur. Il l'était plus encore en se rendant, le lendemain soir, rue de l'Observatoire à la réunion chez Lepitre.
L'endroit n'était pas mal choisi. La rue de l'Observatoire, ou plus exactement le cul-de-sac de Longue-Avoine, où le professeur de belles-lettres avait installé sa pension pour garçons, était un lieu désert, isolé, enveloppé par les jardins d'anciens couvents désaffectés où l'on n'entendait d'autre bruit que le miaulement d'un chat désireux de fuir les rigueurs de l'hiver et de regagner son coin de feu. On ne risquait pas d'y voir paraître les municipaux et autres sectionnaires qui n'aimaient guère s'aventurer, surtout la nuit venue, au-delà de la barrière Saint-Jacques. Le seul inconvénient était la distance pour des hommes venant de la rue Helvétius comme Jarjayes, du Temple ou de la rue du Monceau-Saint-Gervais comme Toulan, Batz lui-même ayant toujours la latitude de passer la nuit dans sa maison de la rue de la Tombe-Issoire, assez proche.
Toulan lui plut. C'était, comme lui, un Méridional mais de Toulouse ! Sa figure fine, son regard franc, l'accent du pays que gardait sa voix sonore, sa bonne humeur qui rappelait celle de Pitou formaient un ensemble comme le baron les aimait. Entre les deux hommes, l'entente fut tout de suite parfaite. Pour Toulan, Batz était une sorte de héros :
- Puisque vous êtes avec nous, lui dit-il, nos chances de réussite sont beaucoup plus grandes. M. de Jarjayes m'a dit que vous vouliez bien nous aider financièrement ?
- Oui. Je vous apporte ce dont vous avez besoin, dit Batz en tirant de sa poche un sac de dimensions moyennes mais plein d'or. Par ailleurs, mon secrétaire est parti pour le Cotentin afin d'y préparer un bateau grâce auquel notre jeune roi pourra gagner Jersey sous ma conduite. D'autre part, la Reine...
- La Reine n'acceptera pas d'être séparée de son fils, coupa Jarjayes qui visiblement n'aimait pas beaucoup voir le nouveau venu s'adjuger la direction des opérations. Et nous sommes convenus de faire partir Leurs Majestés par Le Havre... et directement en Angleterre...
- Il faut que la Reine sache que la séparation est indispensable pour la réussite du plan. Le Roi peut partir avec Madame Elisabeth, sa tante, mais certainement pas avec une rnère. Il est l'espoir de la France et l'on ne peut prendre le risque de le faire partir avec une mère sur qui se concentrent à présent des haines plus fortes encore que celles dont on honorait Louis XVI. Un enfant se dissimule plus facilement qu'une femme dont le visage est beaucoup trop connu... A Jersey, le prince de Bouillon réunit des forces et l'attend. De toute façon, il y sera plus en sûreté qu'en Angleterre. Pour la Reine, et suivant votre souhait, j'ai envoyé l'un de mes amis préparer un autre bateau, un autre passage. Par la suite Sa Majesté pourra rejoindre son fils. Cela dit, si vous n'acceptez pas, je me retire...
- Le baron a raison, coupa vivement Toulan. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi et je me range à son avis... Puis se tournant vers Batz : Pensez-vous être prêt à temps? Nous avons estimé que la date du 7 mars pourrait convenir. Ce soir-là, nous serons de service moi et Lepitre, et la garde comportera quelques sympathisants.
- Dans dix jours ? Cela me paraît bien. Reste à savoir où nous en sommes. Les uniformes ?
- L'un des deux a été livré en grande partie. Il en faut encore un : celui que doit passer Lepitre.
- Il n'est pas encore terminé, dit précipitamment l'interpellé. Ce n'est pas si facile à faire. Ni à glisser sous le nez des gardiens. Le plus difficile, ce sont les chapeaux...
- Je me suis déjà arrangé pour laisser le mien chez Madame Elisabeth, dit Toulan. Pourquoi n'en as-tu pas encore fait autant?
- J'ai essayé l'autre soir, mais la femme Tison me garde à l'oil dès que j'apparais chez les prisonnières. Je n'ai pas pu...
- Très bien, dit Toulan. Je m'en charge. Où sont les passeports ?
- Ah, ça, c'est une autre histoire! fit le professeur de plus en plus nerveux. Depuis que l'Angleterre nous a déclaré la guerre, on numérote les passeports et, même pour moi, c'est très difficile d'en sortir. D'autant que j'ai l'impression d'être surveillé depuis quelque temps...
- Ne vous ai-je pas dit de m'apporter des formules en blanc? coupa Batz. Nous verrons ensemble pour jouer sur les numéros et je vous ai expliqué que j'avais le moyen de les remplir...
- Oui... oui, c'est vrai ! Bon, écoutez ! Je... je vais essayer la semaine prochaine.
- Pourquoi la semaine prochaine ?
- Parce qu'il y a au service des passeports quelqu'un dont je me méfie... et qui alors ne sera pas là.
Le poing de Batz s'abattit sur la table autour de laquelle les quatre hommes étaient assis sous l'éclairage de deux bougies. Tout, autour d'eux, n'était qu'ombres mouvantes.
- En voilà assez! Vous mourez de peur, Lepitre, et cette peur nous met tous en danger. Voulez-vous, oui ou non, accomplir votre part du travail ?
- Je n'ai jamais dit que je ne voulais pas faire ce qu'on me demande, cria soudain le professeur d'une bizarre voix aiguë. Et je suis tout à fait conscient des dangers que nous courons tous. C'est justement pour cela que j'entends prendre toutes les précautions nécessaires ! La Reine sait à quel point je lui suis dévoué. Ne m'en a-t-elle pas déjà remercié en m'envoyant de ses cheveux, de ceux du Roi, du petit prince, de Madame Royale et de Madame Elisabeth, que j'ai fait enfermer dans cette bague ?
Il étendit une main tremblante ornée d'un large chaton vitré dans lequel des mèches de différentes couleurs étaient arrangées harmonieusement.
- Elle a remercié trop vite ! fit Batz, implacable. Et je vous rappelle que je vous ai, moi, offert sauvegarde et argent en terre étrangère.
Mais Lepitre n'entendait rien. Il s'était lancé dans un long discours, rappelant tous ses bons offices envers les prisonniers, que Batz n'écoutait pas. Son siège était fait : cet homme qui avait aidé avec tant d'intelligence Laura et Mme Cléry quand elles étaient venues du Temple, qui même les avait sauvées, semblait avoir usé toutes ses réserves de courage. La peur en grandissant arrive à de tels résultats. Le baron n'essaya même plus de discuter. En quittant la pension, un moment plus tard, il dit, serrant la main de Toulan, puis de Jarjayes :
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