- Vous avez de l'argent. Quant à ce que j'ai promis, ce sera prêt à temps. Je peux même si vous le souhaitez, faire préparer des voitures... mais je pense qu'il nous faut agir comme si ce malheureux n'existait pas.
- Il est indispensable ! trancha le chevalier. Vous oubliez qu'il est le seul, avec Toulan, à pénétrer au Temple chaque jour. J'admets qu'il traverse une période comme nous en connaissons tous avant l'action, mais je suis certain que, le moment venu, il tiendra sa partie sans faiblir.
- Dieu vous entende ! Mais il n'y croyait plus.
Et il avait raison. Quand vint le 7 mars, les uniformes n'étaient pas au complet, il manquait deux passeports sur quatre... et Lepitre, au fond de son lit, tremblait d'une fièvre dans laquelle entrait plus de peur que de mal. A Batz venu constater le phénomène de visu, il jura que c'était la mauvaise chance et que d'ailleurs, il ne fallait pas désespérer. Seulement repousser une date trop proche et prendre les mesures plus sérieuses réclamées par les derniers événements. Depuis que les députés " Montagnards " accusaient les " Giron-dams " de vouloir rétablir le trône, constitutionnel sans doute mais un trône tout de même, depuis que le peuple de Paris travaillé par les uns et les autres comptait s'en prendre un jour prochain à la Convention qu'il jugeait incapable, on avait renforcé la garde du Temple. Il était plus difficile d'y entrer et surtout d'en sortir...
En quittant le " malade ", Batz s'en alla trouver son vieil ami Le Noir, l'ancien lieutenant de police du royaume au temps de l'affaire du Collier de la Reine. Cet homme de soixante ans, d'esprit subtil et bon observateur de ses contemporains, avait su garder une sorte de réseau d'amis et de correspondants qui en faisait encore l'un des hommes les mieux informés. Sa maison de la rue des Blancs-Manteaux renfermait quantité de dossiers et documents, et il savait toujours beaucoup de choses sur beaucoup de gens.
Dans la grande pièce qui lui servait de bureau et de bibliothèque et où il vivait le plus souvent, il reçut Batz avec son sourire un peu caustique et la petite lueur familière qui brillait toujours derrière ses lunettes quand il le voyait venir. De même, Batz eut droit automatiquement au verre de bourgogne que lui servit, à peine assis, l'ancien malfrat reconverti au service de celui qui l'avait tiré du bagne :
- Eh bien, mon cher baron? Vous voici donc revenu d'Angleterre.
- Ne me dites pas que vous l'ignoriez? J'ai toujours pensé que vous aviez des yeux partout...
- Non, mais je m'arrange pour en apprendre le plus possible sur les faits et gestes des gens qui m'intéressent... et dont vous êtes. La charmante Marie va bien? Elle a dû être heureuse de vous revoir.
- Elle ne doutait pas de moi, contrairement à d'autres qui ont jugé bon de m'inscrire sur la liste des émigrés. J'avoue d'ailleurs que, depuis mon retour, j'ai l'impression d'avoir été absent des années. Tout change si vite en ce pays !
- Il paraît que c'est ce qui fait son charme...
- Un charme qui m'échappe un peu. J'ai laissé une ville inquiète sur les conséquences du crime qu'elle avait commis, silencieuse, furtive, et je l'ai retrouvée prête à se jeter sur cette Convention qu'elle a portée au pouvoir avec tant d'enthousiasme.
- Comme d'habitude, elle se laisse mener. Dès l'instant où les gens de ladite Convention ont décidé de se dévorer entre eux. Ce qui devait arriver, d'ailleurs : c'est l'éternelle lutte des Parisiens contre les provinciaux. Surtout les Girondins, bien sûr!
- Drôles de Parisiens! Robespierre est né à Arras, Danton à Arcis-sur-Aube, Marat dans la principauté de Neufchâtel et Hébert à Alençon...
- Bah, les Girondins en ont autant à votre service. Brissot, leur fondateur, est le fils d'un aubergiste de Chartres, Pétion l'ancien maire de Paris est aussi beauceron et Vergniaud est né à Limoges, mais tous ces gens-là se sont trouvé un lien commun. Ce qui leur permet de revendiquer le pouvoir chacun pour son clan. Danton a lancé la bagarre en réclamant une nouvelle conscription de trois cent mille hommes pour rétablir la situation des armées qui sont en train d'évacuer la Belgique... par la faute des Girondins, traîtres à la Patrie. Il a envoyé des commissaires dans toutes les sections pour informer le bon peuple de ce qui se passe. Du coup, celui-ci voit rouge. En outre, nos Montagnards ont trouvé mieux encore devant le peu d'enthousiasme soulevé par cette nouvelle ponction : la création d'un Tribunal révolutionnaire chargé de juger tous les ennemis de l'intérieur et de permettre aux nouvelles troupes de partir tranquilles sur leurs arrières...
- Un tribunal révolutionnaire ?
- Oui. Pour " mettre fin à l'audace des grands coupables et des ennemis de la chose publique " ! C'est en ces termes qu'aujourd'hui même le peintre Louis David et le pasteur Jean Bon Saint-André ont présenté la chose à l'Assemblée comme un vou de la section du Louvre. Mais c'est Bentabole et Tallien qui en ont eu l'idée les premiers... Cela veut dire que plus personne ne pourra se dire en sûreté sur le territoire de Paris... et même de la France, car cette juridiction d'exception va sans doute faire des petits.
- Seigneur! Vers quoi allons-nous?
- Vers des temps encore plus difficiles. Tout d'abord, très certainement, la mise à mort des Girondins, premiers visés, et après... vous, moi, la Reine...
- La Reine ? Elle, devant ce genre de juges ?
- Qui seront sans doute assez... expéditifs. Oh, vous pouvez être sûr qu'elle n'aura pas droit aux mêmes égards que le Roi. On la hait et la malheureuse vivra un calvaire si...
- Si on ne la sauve pas. Croyez-vous que je n'y pense pas ?
- Je sais que vous y pensez. Il n'y a même guère que vous qui puissiez réussir un tel tour de force. Et encore !
- Que voulez-vous dire ?
- Qu'il vous faudra des complicités sûres, des hommes sans faille capables d'aller jusqu'au bout de leur engagement...
- Je sais. Je viens d'en avoir l'exemple !
- Ah!
Le Noir quitta son fauteuil, prit la canne posée à côté de lui et se mit à marcher dans son cabinet, une main derrière le dos. Finalement, il s'arrêta devant Batz :
- C'était donc vrai ? On a chuchoté à propos d'un complot.
- Dont j'étais et même que je finançais... fit Batz qui n'avait aucune raison de ne pas dire la vérité à ce vieil ami.
Celui-ci eut un petit rire :
- Le diamant bleu s'est bien vendu ?
- Je ne suis pas mécontent. Quant au projet que vous venez d'évoquer, il n'a pu se réaliser par la faute d'un seul. Plein de bonne volonté mais mort de peur aux approches de la date fixée, il a préféré aller se coucher.
- A éviter absolument, bien sûr ! Cependant, il se peut que vous eussiez rencontré des... obstacles inattendus. Je le répète, il faut que vous soyez sûr de chacun de vos compagnons comme de vous-même.
- Vous pensez à Lemaitre que j'avais introduit chez moi si imprudemment?
- Bien entendu! Car, ne l'oubliez pas, vous n'aurez que peu de chance de savoir si, parmi ceux qui prétendent vous aider, ne se glissera pas un autre agent du comte d'Antraigues...
Batz eut un geste d'impatience :
- Par pitié, ne m'accablez pas ! J'ai fait preuve d'inconscience en me laissant entraîner par une sympathie et je ne cesse de me le reprocher. Si je n'avais accepté ce Lemaitre, mon roi serait peut-être encore vivant... et libre !
- Ne vous faites pas de reproches! Vous avez vraiment pris des risques énormes et le Destin sans doute était contre vous. Dans le cas présent, votre tâche est au moins aussi difficile, et c'est pourquoi je vous rappelle que le comte d'Antraigues est toujours bien vivant et que, de son refuge de Mendrisio, en Suisse, il continue à guider des agents parisiens dont nous ignorons à peu près tout... et qui sont prêts à n'importe quoi pour empêcher que la Reine ne recouvre la liberté. Surtout si le petit roi est avec elle...
- A cause de la régence ? interrogea Batz, assombri.
- Bien entendu! Monsieur qui s'est proclamé régent durant la minorité de son neveu n'a que faire d'une concurrente que les forces autrichiennes appuieraient en masse alors qu'il n'obtient qu'une aide bien chiche des princes allemands. Que la Reine disparaisse et que l'enfant meure de maladie... ou d'autre chose, et le comte de Provence deviendrait le roi Louis XVIII dans la minute suivante, rassemblant désormais autour de lui toutes les forces royalistes. Soyez sûr que les agents d'Antraigues ne sont pas là pour aider Marie-Antoinette à s'enfuir...
- Savez-vous où est Lemaitre en ce moment ?
- Non. Il a disparu depuis l'assassinat du Roi. Je crois savoir qu'il se cache en province. Où, je l'ignore, mais cela m'étonnerait qu'il ne revienne pas sous peu...
- Paris est grand! soupira Batz. Mais, au fait, vous aviez évoqué pour moi, après l'échec de ma tentative, un cabaret où se réuniraient volontiers les hommes d'Antraigues et où il " recruterait même " quand il se risque ici sous le pseudonyme de Marco Filiberti. Un cabaret dont vous n'aviez pas voulu me donner le nom sous le prétexte qu'en m'y précipitant, je risquais de grands désagréments. Cela pourrait m'être utile à présent.
Le Noir n'hésita qu'à peine :
- En fait, il y en a deux : le Procope et celui des Trois-Pampres rue de la Lanterne.
- Le Procope? Le quartier général de Danton, Marat, Camille Desmoulins, Legendre et Fabre d'Églantine qui y viennent en voisins ?
- Justement! Où se trouve-t-on mieux caché que chez l'ennemi... ou supposé tel puisque les hommes d'Antraigues entretiennent des relations occultes avec ces gens-là? Je sais que le chevalier Despomelles et Duverne de Praile s'y rendent assez souvent. En outre Zoppi, le patron, est italien comme Corazza. Les gens qui viennent de la Péninsule sont assurés de s'y faire entendre. Je vous conseille, cependant, de n'y pas aller vous-même. Vous êtes leur principal adversaire et ils vous connaissent trop bien! Quant aux Trois-Pampres, c'est un coupe-gorge et je vous le déconseille fortement.
Batz réfléchit quelques instants, pesant ce qu'il venait d'entendre. Puis il se leva et tendit la main à son vieil ami.
- Chez Procope, j'enverrai Pitou renifler l'air. Merci de m'aider comme vous le faites, mon cher Le Noir. J'apprécie d'autant plus que vous êtes franc-maçon et que vous ne devez pas porter la Reine dans votre cour!
- Parce que, me trouvant " partial " envers ce benêt de cardinal de Rohan, elle m'a fait retirer ma lieutenance et transformer en bibliothécaire? Je n'étais pas mécontent, au fond, de me sortir de cette histoire insensée. Et puis, même si je suis maçon, ce qu'elle endure depuis des mois... et surtout ce qui l'attend lui donne droit à ma pitié. Si je peux vous aider à la sauver, je le ferai...
- Et le petit roi ?
- Pauvre enfant! Je doute qu'il monte jamais sur le trône. Il a trop d'ennemis... et de toutes sortes mais, à lui aussi, à lui surtout, je voudrais éviter un sort trop dramatique. Pour en finir avec les cabarets dont nous parlions, les hommes de main se recrutent surtout aux Trois-Pampres.
- J'irai moi-même, sous un déguisement... Mais, dites-moi, cher ami, vous ne songez pas à émigrer?
- Pourquoi le ferais-je et pour aller où ? Crever de misère au bord d'un fleuve étranger? Je suis bien chez moi. En outre, à mon âge, on ne craint plus grand-chose. Il y a aussi mon insatiable curiosité : j'aime voir choses et gens de près. Et puis... tant que mes rares amis auront besoin de moi...
En quittant la rue des Blancs-Manteaux, Batz se mit à la recherche de Pitou pour l'envoyer prendre le vent au café Procope, mais il ne le trouva pas.
- Il est de garde je ne sais où, lui apprit sa logeuse, une accorte personne d'une quarantaine d'années qui ne cachait pas son penchant pour son pensionnaire, mais il ne devrait pas tarder. Il ne bouge plus guère du logis à présent, ajouta-t-elle avec un sourire complice laissant entendre que les charmes de la maison l'emportaient enfin sur les tentations de l'extérieur...
De fait, Batz n'avait pas vu le garde-journaliste depuis un moment, mais l'idée ne lui serait jamais venue d'attribuer cette absence à une quelconque romance avec une créature de cet acabit. Et puisque Pitou ne devait " pas tarder ", il décida d'aller l'attendre dans la rue, en s'intéressant à la boutique du libraire voisin par exemple.
Pitou était justement en contemplation devant ladite boutique et ne semblait guère pressé de rentrer chez lui. Batz le rejoignit.
- J'ai du travail pour vous, commença-t-il. J'aimerais que vous alliez...
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