Le misérable avait sans doute appris à se grimer et à se dissimuler sous des aspects différents, et c'était cela qui inquiétait le plus Jean. Si Armand l'avait vu à Abbeville, comment lui-même dont le regard était si acéré, si perspicace, ne l'avait-il pas reconnu ?

A l'avenir, il lui faudrait se garder davantage. Et surtout garder Marie !

CHAPITRE IV

UN SOUPER CHEZ TALMA

Batz ne revit le chevalier de Jarjayes qu'une seule fois chez celui-ci. Devant l'impossibilité d'enlever toute la famille de Louis XVI, Toulan et lui-même, écartant enfin Lepitre, s'étaient résolus à enlever la Reine seule : de toute évidence, elle était la plus exposée. Pendant quelques jours, ils purent croire à la réussite de leur plan : sur les instances de sa belle-sour et de sa fille, Marie-Antoinette avait accepté de fuir seule ; mais, la veille du jour qui devait voir sa libération, le petit roi se trouva souffrant. Le séjour de la tour n'avait rien de salubre. Toute la nuit, sa mère et sa tante restèrent à son chevet et, le matin venu, la mère sentit qu'elle ne pourrait jamais acheter son salut au prix d'une si cruelle séparation. Même si elle savait qu'entre sa tante et sa sour, l'enfant aurait tout l'amour, tous les soins possibles, c'était lui demander de s'arracher le cour que l'emmener loin de lui. Alors, elle écrivit l'un de ces billets si fragiles, si aisés à chiffonner, si petits aussi, où elle réussissait à faire tenir bien des choses. Jarjayes le tendit à Batz lors de cette dernière entrevue.

" Nous avons fait un beau rêve, voilà tout, écrivait Marie-Antoinette, mais nous y avons beaucoup gagné en trouvant dans cette occasion une nouvelle preuve de votre dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes... mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants et cette idée ne me laisse pas de regret. "

Batz rendit le billet aux doigts tremblants d'émotion qui le lui avaient offert :

- Et... vous vous en tenez là? Vous abandonnez le combat?

- Il le faut bien. Le problème est insoluble. Sans Lepitre...

- Il est guéri celui-là? persifla le baron avec dédain.

- Il est désespéré. Il s'en veut de sa peur mais les derniers événements ne font que l'augmenter.

- Je lui avais offert une chance d'y échapper pour toujours en émigrant avec les augustes prisonniers. Une petite fortune lui était promise et j'envoyais sa femme le rejoindre. Cet imbécile n'a pas voulu comprendre que, faute d'agir en homme pendant quelques semaines, il se condamne à vivre sa peur aussi longtemps que vivra ce gouvernement... à moins qu'il ne finisse à l'échafaud. Qu'allez-vous faire à présent ?

- Partir. Sa Majesté a réussi à me faire parvenir par Toulan les derniers objets que le Roi n'a pu remettre à son épouse avant de mourir : il s'agit de son cachet aux armes de France, de son anneau de mariage et d'un petit paquet contenant des cheveux du Dauphin, de Madame Royale, de Madame Elisabeth et de la Reine qui ne le quittaient jamais depuis qu'on l'avait isolé des siens. Ils étaient déposés au greffe de la prison dans un emballage que Toulan a pu défaire, puis refaire à l'identique après y avoir substitué des babioles. Je dois les emporter à Bruxelles et les remettre au comte de Fersen. Batz fronça les sourcils.

- Fersen ? Pourquoi lui ?

- Parce que nous nous connaissons bien, parce qu'il a toujours entretenu de bonnes relations avec Mgr le comte d'Artois que la Reine apprécie, au contraire de son frère Provence. C'est à lui en définitive que sont destinés l'anneau et le cachet, les cheveux aussi. Et, en outre, j'emporterai une lettre de la Reine et une de Madame Elisabeth. Mais vous pourrez toujours compter sur Toulan...

Batz garda un moment le silence. Il n'avait rien contre le Suédois sinon le fait que l'on avait trop souvent rapproché son nom de celui de la souveraine, au point que Monsieur avait osé déposer une requête auprès du Parlement de Paris pour que les enfants du Roi soient déclarés bâtards. En fait, il voyait dans cette mission un prétexte pour donner des nouvelles à Fersen, et peut-être l'appeler au secours. Il eût été plus simple d'expédier Jarjayes directement à Hamm, auprès du comte d'Artois; mais, au fond, il se pouvait que le chevalier eût servi de boîte aux lettres entre la Reine et le Suédois, un rôle qu'il avait joué pour la correspondance jadis entretenue avec le député Barnave...

- Bien! soupira-t-il en se levant pour prendre congé. Il me reste à vous souhaiter bon voyage. Mme de Jarjayes part avec vous ?

- Non, elle ne restait que pour notre projet. Elle va rejoindre ses parents et notre fille à Livry. D'ailleurs, elle ne veut pas émigrer. Mais vous-même, baron, que comptez-vous faire ?

- Oh ! moi, je suis comme Toulan : un Méridional têtu.

- Vous allez continuer? fit Jarjayes, un éclair dans le regard.

- Bien entendu! Je reconnais qu'il est impossible de faire sortir toute la famille royale du Temple en une seule fois mais je ne renonce ni pour la Reine, ni surtout pour Louis XVII. C'est lui l'espoir de la France... même si celle-ci ne s'en rend pas compte. Dieu et saint Christophe vous aident ! Si Mme de Jarjayes a besoin d'aide, dites-lui de s'adresser à votre voisin Roussel. Il sait toujours où me trouver.

Il n'était pas content. Cette histoire d'anneau et de cachet lui déplaisait. Que la Reine souhaite faire sortir du pays ce dépôt sacré n'avait rien que de naturel : il fallait les mettre à l'abri des rapacités et des souillures des sans-culottes. Mais les confier à Fersen qui n'était pas fort ami de Louis XVI pour les envoyer à cette tête à vent d'Artois, il y avait là quelque chose de choquant. A son avis, il eût mieux valu les confier à Dieu en attendant qu'ils reviennent, le moment venu, au nouveau roi de France. Celui-ci, entre autres, avait une tante, Marie-Elisabeth, de douze ans plus âgée que Marie-Antoinette, femme de haute piété et de grande sagesse depuis longtemps en religion et abbesse à Innsbruck. Encore fallait-il que la Reine y pensât, mais il semblait que son cour et son esprit fussent attachés plus fermement à Axel de Fersen qu'à sa propre sour. Enfin, l'important était que lui, Batz, sût où chercher ces reliques lorsque le temps en serait venu.

En attendant, le paysage s'assombrissait encore. Ainsi que le craignaient Le Noir et Batz, le nouveau Tribunal révolutionnaire, présidé par Montané, n'allait pas tarder à inspirer une crainte qui, au fil des mois, se changea en terreur. Un certain Fouquier-Tinville en avait été élu - à une voix de majorité ! - accusateur public, et il fut vite évident qu'il n'y avait ni véritable justice ni pitié à attendre de cet homme qui d'ailleurs ignorait à peu près tout du droit.

Or, tandis que la Convention accouchait de ce tribunal qui, dans le mois à venir, allait se transformer en entreprise de massacre, la Vendée se soulevait sous le prétexte de résister à la conscription forcée. En réalité pour combattre ceux qui avaient osé tuer le Roi et qui pourchassaient Dieu. Pour la première fois dans l'Histoire, ce furent les paysans qui allèrent chercher leurs seigneurs pour qu'ils les mènent à la bataille. Cent mille hommes se levèrent et commencèrent à pourchasser les gens d'une république dont ils ne voulaient pas et qui, pour eux, représentait l'ouvre de Satan.

Aux frontières, les choses n'allaient pas mieux. Dumouriez, qui avait menacé de marcher sur Paris avec ses troupes pour établir Louis XVII, s'est fait battre à Neerwinden par le prince de Cobourg - avec lequel il va bientôt s'entendre. Et quand la Convention envoie des commissaires lui demander des comptes, il va purement et simplement les faire arrêter par les Autrichiens.

Pourtant, à Paris, une certaine vie mondaine existait toujours autour des hommes en vue, des rares ambassades et des milieux du théâtre, en dépit des difficultés d'approvisionnement, de la cherté des aliments et des produits de nécessité comme le savon ou la chandelle. La misère, comme d'habitude, s'attaquait au petit peuple sans toucher au confort de qui pouvait payer.

C'est ainsi que, dans le charmant hôtel qu'elle possédait rue Chantereine, au bout d'une allée de verdure tracée entre deux grandes demeures, la danseuse Julie Careau, épouse du tragédien Talma, aimait à recevoir ses amis dont la plupart appartenaient à ce groupe girondin sur qui les nuages noirs commençaient à s'amonceler. Elle tenait littéralement table ouverte, la table en question ne cessant d'être servie, desservie puis resservie pour ceux, toujours nombreux, qui arrivaient pour dîner ou pour souper entre amis. Ce train de vie dispendieux convenait à Julie qui était fort riche.

Au temps, pas très éloigné, où elle était une des étoiles de l'Opéra, Julie que les mauvaises langues disaient volontiers " galante " avait eu quelques aventures fort rentables avec, par exemple, le comte Alexandre de Ségur, dont elle avait eu un enfant, le duc de Chartres et deux ou trois autres amants aristocratiques - on disait aussi Mirabeau mort dans une maison lui appartenant ! -, ce qui ne l'avait jamais empêchée de professer hautement les idées nouvelles. Cette reine de la danse et du plaisir était fermement accrochée à ses convictions républicaines et en discutait souvent avec passion.

Ayant délaissé la scène, Julie tenait à présent un salon fort couru, surtout depuis que, deux ans plus tôt, elle avait épousé Talma, le célèbre comédien tragique, héros du théâtre de la rue de la Loi (exRichelieu) où avec l'aide de son ami, le peintre David, il avait imposé le costume d'époque pour les drames et tragédies qu'il jouait [ix]. D'époque romaine essentiellement, le noble drapé des toges convenant à un physique tellement césarien que l'on pouvait se demander si son dentiste de père y était vraiment pour quelque chose. Quelques jours après le mariage, Julie, qui avait sept ans de plus que son époux, lui donnait des jumeaux que l'on prénomma Castor et Pollux dans la meilleure tradition des contemporains de Virgile et d'Horace.

Un mois d'avril frileux mais plutôt clair remplaçait les rigueurs de l'hiver quand, ce soir-là, Batz, le chapeau sur l'oreille et la canne à la main, suivait d'un pas nonchalant l'allée sablée qui menait au pavillon du ménage Talma. C'était au café Corrazza qu'environ deux ans plus tôt, il avait fait la connaissance du tragédien que lui avait présenté son ami le député-pasteur Julien de Toulouse, lui-même grand admirateur de Julie Careau et habitué de la rue Chantereine. Les deux hommes avaient sympathisé par le biais de goûts littéraires communs. Batz qui avait toujours aimé le théâtre admirait en connaisseur le jeu du comédien et ses efforts pour " dépoussiérer " le répertoire et les habitudes de la scène française. En outre, tous deux connaissaient bien l'Angleterre, y comptaient des amis et appréciaient Shakespeare. C'était au grand Will, d'ailleurs, que le jeune François-Joseph Talma, qui ses études achevées avait rejoint à Londres son père chirurgien-dentiste pour y apprendre le métier, devait de s'être détourné des mâchoires plus ou moins odorantes de ses contemporains pour prendre conscience de sa propre vocation et se tourner vers le théâtre où il entama une carrière après avoir rejoint le sol natal. Homme intelligent, non dépourvu d'humour, Talma représentait une sorte de récréation dans la vie tumultueuse et chargée d'obscurités du conspirateur dont il ignorait d'ailleurs tout. Connaissant les idées tranchées de Julie - idées partagées par son époux -, Batz s'était toujours gardé de le mettre si peu que ce soit dans le secret de ses activités. Et, ce soir, il allait donc chez Talma pour se délasser un peu l'esprit, boire un verre en grignotant quelque chose et bavarder de tout et de rien... tout en sachant fort bien qu'il y rencontrerait au moins une demi-douzaine de Girondins, ce qui lui permettrait de prendre le vent de l'actualité conventionnelle.

En débouchant dans la cour où l'élégant pavillon précédé d'un large perron en demi-lune s'encadrait de deux bâtiments séparés contenant les communs et la cuisine, il vit que Talma lui-même marchait devant lui. Il allait le héler sur le mode cordial quand il le vit obliquer sur la gauche au lieu de piquer droit sur la maison et, après un seul regard aux fenêtres éclairées comme s'il craignait d'être aperçu, se précipiter dans la cuisine. Intrigué, Batz le suivit sur la pointe des pieds et tenta de jeter un coup d'oil à l'intérieur. Mais l'humidité embuait les carreaux et, ne voyant rien, il se décida à entrer après avoir frappé discrètement à la porte.

Le spectacle qu'il découvrit le fit sourire : une grosse femme en tablier, bonnet et cheveux blancs, qui était Cunégonde la cuisinière, venait de débarrasser le comédien de son long manteau à grands revers et l'installait dans un fauteuil placé sous le manteau de la cheminée, sur le feu de laquelle une marmite noire laissait échapper une fumée odorante.