- Je ne suis pas revenue seule. J'ai avec moi Jaouen et Bina. Il était impossible de vous encombrer de la sorte...
- Mauvaise raison : la maison est grande.
- Et puis... je suis engagée dans une autre guerre à présent. J'ai juré d'abattre ce Pontallec de malheur et je n'ai pas le droit de vous entraîner dans cette aventure-là.
- Autre mauvaise raison ! Oubliez-vous que je lui ai déjà enfoncé quelques pouces de fer dans les côtes ? Et qu'étant l'agent du comte de Provence il fait partie de mes ennemis personnels? Oubliez-vous enfin notre pacte ?
C'en était trop. D'un geste brusque elle le repoussa, l'obligeant à lui livrer passage :
- Je n'oublie rien de tout cela mais, ayant une vengeance à assouvir, je vous retire le droit que je vous avais donné de disposer de ma vie. C'est pourquoi j'ai voulu avoir une existence à moi puisque le Ciel m'en donnait les moyens. M. Bedée qui a désormais tous mes secrets m'a donné une lettre pour un ami sûr, notaire à Paris. C'est lui qui m'a trouvé cette maison et mise en rapport avec Julie Careau. Nous avons sympathisé.
Un instant déstabilisé par l'attaque de Laura, Batz était allé s'adosser à une console et, les bras croisés sur la poitrine, contemplait la jeune femme si charmante avec ses magnifiques cheveux blond cendré qu'elle laissait retomber sur ses épaules. Il pensait que Pontallec était sans doute un rude imbécile, mis à part ses instincts prédateurs, mais qu'il avait tout de même quelques excuses : en passant de son personnage de petite marquise effacée et timide à celui de libre Américaine, l'ex-Anne-Laure s'était épanouie, modifiée d'extraordinaire façon. Élégante, sûre d'elle, on la sentait en pleine possession de ses moyens... et que ces moyens étaient donc jolis ! En l'entendant revendiquer son droit à disposer d'elle-même, il ne put s'empêcher de sourire, de ce curieux sourire de loup, à belles dents blanches, qui mettait des flammes dans ses yeux noisette. Leur regard était si intense que Laura détourna le sien.
- Je n'ai jamais envisagé de vous envoyer à la mort, dit-il doucement. Je voulais simplement vous arracher à vous-même. Le pacte est donc moralement déchiré... mais ne croyez-vous pas que nous poumons encore travailler ensemble ?
La réaction fut spontanée :
- Je ne demande que cela ! Au fond, si j'ai loué cette maison c'est aussi afin de vous offrir un asile de plus dans Paris et dans un quartier que vous aimez puisque votre logis de la rue Ménars est maintenant sous scellés.
Il releva un sourcil ironique, prit une de ses mains qu'il ouvrit pour en baiser la paume :
- Pour moi ? Vraiment ? Pas pour moi seul, tout de même? Je suppose que vous y réservez une petite place à... Elleviou par exemple?
Passant de l'attendrissement à la colère, Laura rougit et arracha sa main :
- Pour qui me prenez-vous ?
- Pour une séduisante jeune femme... et qui aime à plaire, ce qui est bien naturel. Quant à notre ténor, il est loin d'être repoussant. Vous devriez l'entendre dans " Alexis ou le déserteur ", il y est irrésistible. C'est du moins ce que prétendent les femmes...
- Je l'ai vu et j'ai fort bien résisté !
- Vous sembliez pourtant très proches l'un de l'autre tout à l'heure? Et vous l'avez invité...
- Mais de quoi vous mêlez-vous ? N'aurais-je pas droit à quelques amis? Je le trouve charmant... mais c'est tout.
Le soupir que poussa Batz aurait pu éteindre le grand lustre de cristal accroché au-dessus de leurs têtes s'il avait été allumé :
- Acceptons-en l'augure et tenez-vous-en là. Vous risqueriez de vous lancer dans une aventure inutile et même... dangereuse.
- Dangereuse? fit Laura en haussant les épaules. Où allez-vous chercher cela ?
- Rue de la Loi ! C'est là qu'habité sa maîtresse, la danseuse Clothilde Mafleuroy, de l'Opéra. Elle est fort belle mais c'est la femme la plus jalouse, la plus vindicative que je connaisse et elle est folle de son amant. Elle serait très capable d'envoyer une rivale à l'échafaud !
- Vous n'exagérez pas un peu ?
- En bon Méridional que je suis ? Même pas. Si vous avez un faible pour ce garçon, gardez-vous de la Mafleuroy! En outre, je n'aimerais pas voir la grande dame que vous êtes jouer à son insu le rôle déplaisant du chandelier.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Qu'Elleviou est amoureux d'une très jeune femme qui vous ressemble un peu d'ailleurs et que je connais bien. Elle est mariée à Sartine, le fils du dernier lieutenant de police, mais, avant les massacres de Septembre, elle et sa mère animaient une luxueuse maison de jeu du Palais-Royal appartenant à un riche créole, M. Aucane, qui est le protecteur avoué des dames de Sainte-Amaranthe.
Depuis les troubles elles se sont retirées à Sucy dans une propriété appartenant aussi à Aucane... et l'on m'a rapporté qu'Elleviou se rend souvent, en secret, à Sucy après le spectacle. Alors, de deux choses l'une : ou il essaie, en courtisant une autre femme, de détourner sur elle la colère de sa Clothilde, ou bien il espère, en vous séduisant... oublier cette exquise Emilie. De toute manière, vous voilà prévenue !
- Dieu que c'est agréable à entendre, ce que vous venez de me confier! murmura Laura. Vous êtes quelqu'un dans le genre d'Attila, n'est-ce pas? Là où vous passez les illusions ne repoussent plus ?
Il se mit à rire, puis, prenant le visage de la jeune femme entre ses mains, il posa sur ses lèvres un baiser, le plus doux qu'elle eût jamais reçu :
- Vous m'êtes trop chère pour que je vous laisse vous fourvoyer avec des gens indignes de vous...
Et s'en fut...
CHAPITRE V
UN CORDONNIER NOMMÉ SIMON
Le 14 juin, dans l'escalier de la tour du Temple, un garde national qui prenait pour la première fois sa faction au troisième étage regardait autour de lui, comme quelqu'un qui découvre un monde inconnu. C'en était un, en effet, puisque à cet étage étaient enfermés la Reine, les princesses et le petit roi. Le garde faisait partie de la section Le Pelletier où il était connu sous le nom de Forget. C'était Jean de Batz.
Depuis deux heures déjà, il allait et venait, le fusil à l'épaule, près des étroites portes vitrées et garnies de rideaux blancs plissés qui lui dissimulaient les prisonniers. Ces portes séparaient l'escalier de l'antichambre et l'antichambre des autres pièces. Tout à l'heure, " Forget " entrerait dans cette antichambre pour relever un autre garde. En attendant, il ne perdait pas une minute de ce temps qui lui était alloué, notant mentalement des détails comme la largeur de l'escalier, le nombre des sentinelles disposées dans l'étroite vis de pierre, constatant aussi avec colère que la surveillance était plus étroite qu'au temps où Louis XVI vivait là ses derniers jours. Déjà, à cette époque, le patriote Palloy, le démolisseur de la Bastille, avait édifié autour de l'enclos du vieux donjon médiéval un mur de six mètres de haut, percé d'une seule porte gardée jour et nuit. Et, dans la tour elle-même, il y avait encore plus de monde qu'auparavant...
Le rez-de-chaussée était occupé par les municipaux et leurs commissaires, délégués de la Commune à la surveillance des captifs. A intervalles réguliers, quatre ou cinq d'entre eux montaient relayer leurs camarades, la surveillance des prisonniers devant être constante, de jour comme de nuit. Au premier étage, il y avait un autre poste occupé par les gardes nationaux dont les officiers logeaient dans les tourelles d'angle. Le deuxième, où le Roi avait habité avec son fidèle Cléry, était vide depuis le départ de celui-ci, un mois environ après l'exécution. Enfin, au troisième, étaient emprisonnés l'enfant royal et les trois femmes qu'épiait de façon constante le ménage Tison, chargé officiellement de les servir mais en réalité les plus actifs espions que la haine pût susciter. Alors, que pouvaient espérer Batz, ses mesures et ses observations en face d'un dispositif aussi lourd ? Eh bien, justement beaucoup de choses.
L'une des chevilles ouvrières de son plan d'évasion était son ami Cortey, l'épicier de la rue de la Loi qui avait courageusement accepté, le 21 janvier dernier, de jouer un rôle prépondérant dans l'enlèvement du Roi, dont il avait la corpulence, sur le chemin de l'échafaud. C'était un royaliste dans l'âme et il ne variait pas. Entré très tôt dans la Garde nationale, sa valeur, son sens de la justice et son ascendant sur les hommes en avaient fait un chef obéi et respecté. Il commandait la section de la rue Le Pelletier, chargée plus spécialement de la surveillance du Temple où, avec sa troupe, il prenait souvent la garde. Ami de longue date de Batz, c'était encore lui qui l'avait inscrit sur les rôles sous le nom de Forget dont l'apparence était celle d'un homme d'une trentaine d'années aux cheveux filasse tressés en cadenettes et à la longue moustache gauloise. Depuis son " enrôlement ", le garde Forget remplissait ses devoirs avec une grande exactitude. Ce qui obligeait le baron de Batz à ne pas mettre souvent les pieds à Charonne.
Bien différente mais tout aussi précieuse était la seconde cheville ouvrière : le citoyen Michonis, ancien limonadier qui avait donné suffisamment de gages de civisme à la Commune pour s'être vu octroyer le poste de directeur des prisons. Il se vantait même, pour asseoir son personnage, d'avoir siégé à l'un de ces " tribunaux " d'enragés chargés de " juger " les prisonniers lors des massacres de Septembre. Agé de cinquante-huit ans - vingt ans de plus que son ami Cortey! - il cachait sous un aspect rébarbatif de " sans-culotte " bon teint de véritables convictions royalistes... et un grand amour de l'argent. Batz l'avait rencontré chez Cortey et savait qu'il pouvait compter sur lui autant que sur l'épicier lui-même. Avec de tels hommes, il espérait parvenir à ses fins...
En dépit des apparences, il remporta de sa faction au Temple une vraie satisfaction et la certitude que malgré la surveillance renforcée - et bien que Toulan eût disparu du paysage pour se mettre à l'abri -, l'évasion de la famille royale était possible, le point important étant de choisir un soir où Cortey et ses hommes - plusieurs d'entre eux étaient gagnés à la cause - seraient de garde en même temps que Michonis dont le titre de directeur des prisons se doublait de celui de commissaire municipal. Ce qui lui permettait de revenir très fréquemment au Temple.
Il en rapporta aussi une tristesse mêlée de colère car, durant cette journée, il lui fut donné d'apercevoir enfin les nobles prisonners. Il vit la Reine, toujours imposante et belle sous ses crêpes noirs et ses cheveux blanchis, faire lire le petit roi qui lui parut un peu pâle. Il vit Madame Elisabeth et sa nièce, les manches retroussées et les mains dans une cuvette, laver quelques lingeries fragiles avec une assurance qui le confondit. Ces jeunes femmes n'avaient jamais connu que la splendeur des palais royaux - Versailles l'inimitable ! - servies par une nuée de serviteurs attentifs à leurs moindres désirs et elles acceptaient cet incroyable retournement du sort avec une patience, une soumission absolue à la volonté de Dieu. Un moment, Batz entendit même rire Madame Royale et pensa à Laura qui, depuis leur rencontre aux Tuileries, vouait à la fillette une vraie tendresse, celle d'une mère pour son enfant perdue...
Depuis deux mois, Batz n'avait pas revu la jeune femme et Marie pas beaucoup plus : il se vouait tout entier à ce personnage du garde Forget qui lui permettait d'être au cour du complot. Cortey, en effet, le logeait dans une dépendance de son épicerie. De là, il poursuivait le tissage de cette toile d'araignée qu'il avait entrepris de tendre sur Paris. Grâce aux fonds importants dont il disposait, il s'était assuré des complaisances, voire des complicités, dans les milieux les plus divers allant de la basse police à la Commune et à la Convention. Sans compter, bien sûr, un solide noyau de jeunes nobles brûlant de se dévouer à la cause royale. Sa grande habileté consistait à tenir tous ces gens à l'écart les uns des autres. A de rares exceptions près, chacun d'eux ignorait tout des autres conjurés. Batz, en effet, se demandait encore s'il n'avait pas commis une énorme erreur en provoquant dans les caves de la Tombe-Issoire et à la veille de la mort de Louis XVI une réunion trop fournie : quelque cinq cents personnes. C'était vraiment ouvrir la porte à la trahison : une vingtaine auraient suffi peut-être, mais il avait été pris par le temps. Personne n'imaginait que l'exécution suivrait de si près la condamnation à mort... Cette fois, il était décidé à n'opérer que par actions ponctuelles nécessitant seulement un nombre réduit de participants.
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