- Reste! murmura-t-il sans ouvrir les yeux. Je veux te garder le plus longtemps possible...
Avec un soupir de bonheur, elle se coula de nouveau contre lui. L'aurore était encore loin... du moins elle voulait le croire.
Pendant ce temps, Pitou était allé avertir Laura d'avoir à se tenir prête pour la date choisie... et constater une fois de plus la difficulté qu'il y avait à rencontrer la jeune femme seule à seul. Jaouen était toujours là, jaloux et soupçonneux, veillant sur elle comme un chien sur son os. De l'amitié qui avait lié naguère les deux hommes, il ne restait pas grand-chose. Depuis qu'il avait retrouvé Laura et l'avait aidée à rejoindre sa mère, le Breton montrait une nette tendance à la considérer comme sa propriété. Sa jalousie s'attachait à tout homme convenablement tourné qui se présentait rue du Mont-Blanc et Laura s'était vue contrainte à plusieurs reprises de lui faire des observations. Mais il avait alors une telle façon de dire " Je ne veux plus que l'on vous fasse du mal ! " qu'elle se laissait facilement gagner par l'indulgence tout en reconnaissant qu'il fallait tout de même veiller au grain : il était très capable de faire le vide autour d'elle si elle n'y prenait garde.
Ce soir-là, Pitou dut parlementer presque autant que s'il s'agissait de la reddition d'une ville et se fâcha :
- Tu deviens impossible, camarade ! Au train où tu vas, on ne pourra bientôt plus approcher cette maison sans agiter un drapeau blanc. Tu sais pourtant que je suis un ami ?
- Es-tu sincère seulement? Depuis que tu es passé à l'ennemi...
- Moi ? Je suis passé à l'ennemi ?
- C'est l'évidence il me semble? Tu n'es plus républicain.
- Parce que toi, tu l'es encore? souffla Pitou suffoqué. La République t'a pris ton bras et ne t'a rien donné en échange. Pas même une pension minime !
- C'était la guerre et la guerre a de mauvais hasards. Être manchot ne change pas la façon de penser et je pense toujours que Liberté, Égalité et Fraternité sont les plus beaux mots de la langue française...
- A condition de ne pas les mettre à toutes les sauces. J'ai pensé comme toi mais j'ai vu trop d'horreurs et couper des têtes me paraît un bien mauvais moyen de pratiquer l'égalité! La République des buveurs de sang ne m'intéresse pas... et tu oublies que... miss Laura a bien failli en être la victime !
- Elle a surtout failli être la victime de Pontallec, ce damné chien ! C'est de lui qu'il faut que j'arrive à la débarrasser ! Ensuite, je crois qu'elle en viendra à penser comme moi et à regarder vers un avenir où il n'y aura plus de rois, plus d'aristocrates, plus...
- ... plus d'obstacles entre le fils d'un garde-chasse et la fille des Laudren, ex-marquise ? insinua doucement Pitou qui commençait à comprendre.
Mais Jaouen n'était pas prêt à dévoiler entièrement ses intentions même si pour le journaliste elles semblaient claires comme de l'eau de roche.
- Ne dis pas de sottises, grogna-t-il. Je sais que révolution ou pas, et même affublée d'une ridicule identité américaine, elle reste une trop grande dame pour moi, mais ce que je ne veux pas c'est qu'on la mette de nouveau en danger en l'entraînant dans je ne sais quelle conspiration...
L'agacement de Pitou se changea en inquiétude :
- Qui parle de conspiration? fit-il sèchement.
- Toi peut-être ? renvoya Jaouen avec un curieux sourire. En tout cas, ce maudit baron de Batz qui avait osé lui confier une mission dangereuse en l'envoyant en Angleterre... Celui-là, je voudrais qu'il ne mette plus jamais les pieds ici !
- Tu oublies que sur le chemin de Londres elle était sous ma garde à moi et que, sans toi, elle y serait toujours. Qu'est-ce qui t'arrive, Jaouen? Tu n'es plus capable de distinguer le vrai du faux, toi que j'ai connu avisé et intelligent ? Batz l'a sauvée d'une mort horrible, celle de la malheureuse princesse de Lamballe dépecée vivante. Je le sais : j'y étais pendant que tu courais aux frontières te battre pour tes idées. Alors tu es bien mal venu de donner ici des leçons ! Et j'aimerais bien savoir ce que... miss Adams pense de ta façon de voir les choses. En attendant, va donc lui dire que je suis là!
- Qu'est-ce que tu lui veux?
- Ça ne te regarde pas !...
Jaouen allait sans doute discuter encore lorsque Laura apparut dans le vestibule où se déroulait la scène, venant du jardin où elle était allée cueillir les fleurs. A la vue de son ami, son visage un peu soucieux s'éclaira :
- Pitou! Enfin, vous vous décidez à venir me voir ! Je commençais à m'inquiéter, n'ayant plus de nouvelles de personne...
- Vous voyez qu'il ne faut jamais désespérer. J'ai eu beaucoup à faire, dit-il avec une désinvolture que démentait le coup d'oil en direction de Jaouen. Il faut que je vous parle. Pouvons-nous faire un tour au jardin? L'air est si doux...
- Plus que vous ne sauriez le croire ! J'en viens mais ne demande qu'à y retourner, dit Laura en tendant ses fleurs à Jaouen. Allons nous asseoir sous les arbres ! Joël, dites à Bina de nous apporter du vin frais.
- Je l'apporte moi-même.
- C'est inutile, se hâta de déclarer Pitou qui n'avait aucune envie que le majordome vînt patrouiller autour de lui. Merci mais je n'ai pas soif et j'ai même un peu de migraine...
- Alors pas de vin ! Venez, fit Laura en glissant son bras sous celui de son ami, la fraîcheur vous fera du bien...
Ils marchèrent quelques instants en silence sur le sable doux, gagnant à pas paisibles un banc de pierre sous un berceau feuillu. Ce fut seulement une fois assise que Laura demanda après avoir scruté le visage soucieux de son compagnon :
- Est-ce une simple visite d'amitié ou bien avez-vous quelque chose à me dire ?
- J'ai quelque chose à vous dire mais je ne vous cache pas que j'hésite à présent...
- Pourquoi, mon Dieu ?
- A cause de Jaouen! Je viens d'avoir une... oh, presque une altercation avec lui. D'abord il ne voulait pas que je vous voie, et ensuite il n'a pas caché qu'il déteste Batz et que son plus cher désir est que vous n'ayez plus le moindre contact avec lui... ni avec moi d'ailleurs ! On dirait qu'il cherche à vous garder pour lui seul.
- Quelle sottise ! s'écria Laura devenue soudain très rouge. J'admets volontiers qu'il fait un peu trop de zèle et que j'ai déjà dû le réprimander. Ainsi, je l'ai envoyé porter des excuses à Elleviou qu'il a presque jeté dehors il y a quelques jours...
- Vraiment ? Ce n'est pourtant pas pour manque de républicanisme ?
- De républicanisme? Non, c'est parce qu'il ne voit en lui qu'un histrion indigne de fouler le sol d'une maison honnête... En fait, il ne supporte guère que les femmes...
- C'est bien ce que je pensais : il est amoureux de vous et Othello est un apprenti à côté de lui. Malheureusement, dans le cas qui m'amène ce soir, cela risque d'être dangereux. Est-il au courant de ce que Batz vous a confié lors de votre dernière entrevue ?
- Non. Ce qu'il m'a dit n'était que pour moi et je n'ai aucune raison de le répéter à qui que ce soit. Il s'agissait... d'un événement important?
- Très, et vous savez que vous et cette maison devez y jouer un rôle...
- J'ignore encore lequel. Je me doute qu'il doit être question de... recevoir quelqu'un?
- Oui. Deux femmes mais en vérité, je vais conseiller à Batz de leur chercher un autre asile. Avec Jaouen, votre maison n'est plus sûre. Savezvous qu'il ne rêve que de vous convertir aux " idées nouvelles " parce qu'il considère que c'est votre seule chance de vivre enfin sinon heureuse du moins tranquille?
- Oh, je m'en doute depuis longtemps, fit Laura en riant. Il m'en a parlé pour la première fois alors que, revenant de Bretagne, il tentait de me convaincre de fuir Pontallec. Il doit bien en garder quelque chose mais il me connaît assez maintenant pour savoir qu'il est difficile de me faire changer d'avis. Le régime actuel me fait horreur. Julie Talma est venue me voir hier : elle qui les possède à fond, ces idées, pleurait sur ses amis girondins pourchassés et menacés de mort. Elle en vient à avoir peur pour Talma et ses enfants. Alors je ne suis pas près de me convertir. Mais, vous disiez deux femmes? Qui donc? Serait-ce...
Elle pensait à la Reine et Pitou le comprit :
- Non. Pas elle... mais sa fille et sa belle-sour. Vous comprendrez sans peine qu'après ce que je viens de subir, je doive prévenir le baron...
Mais Laura ne l'écoutait pas. Les larmes aux yeux, elle souriait à une image qui visiblement l'emplissait de bonheur :
- Marie-Thérèse ! souffla-t-elle les mains jointes comme pour une prière. Elle viendrait chez moi, près de moi ? Oh, mon Dieu !
Pitou, impitoyable, doucha cet enthousiasme.
- N'y comptez plus! Chez vous oui, mais dans une maison où un révolutionnaire avoué fait la pluie et le beau temps, n'y pensez pas. Et oubliez ce que je viens de vous dire !
II se levait, s'inclinait pour prendre congé avec une froideur toute nouvelle, mais elle tendit les mains, s'accrocha à sa manche d'uniforme :
- Ne partez pas ! Par pitié, Pitou, restez ! Laissez-moi le temps de me remettre. J'étais si heureuse il y a un instant...
- C'est aussi ce que pensait le baron mais, encore une fois, il vaut mieux n'y plus songer. Jamais Batz ne fera courir pareil risque à ces pauvres femmes déjà tellement éprouvées !
- Qui les amènerait ? Batz ?
- Non. Le marquis de La Guiche! Alors vous imaginez !
Les larmes de la jeune femme séchèrent d'un seul coup. A son tour elle se leva, bien droite dans sa robe de mousseline blanche à grand fichu largement ouvert sur son cou et la naissance de ses épaules.
- Ne dites rien à Batz ! intima-t-elle. Je vous jure sur la mémoire de ma fille qu'elles seront ici en parfaite sûreté ! Je chasserai plutôt Jaouen.
- Ce serait la dernière chose à faire. Il se vengerait.
- Vous avez raison... alors je m'y prendrai autrement. Je suis prête à tout sacrifier au monde pour cette petite fille, pour la joie de la voir sous ces arbres, en ce jardin. Ne me privez pas de ce bonheur-là, Pitou! Je vous jure que j'en serai digne.
Elle l'implorait, levant sur lui ses grands yeux noirs auxquels il savait depuis longtemps qu'il ne pouvait guère résister, mais il y avait aussi son amitié pour Batz et sa loyauté sans faille à son égard comme à leur cause. Il y avait aussi ce serment prêté un jour d'été à Marie-Antoinette lorsqu'elle vivait encore aux Tuileries [xi]...
- Je vous crois, dit-il doucement, et je ferai tout pour que vous ne soyez pas privée de cette grande joie... mais ne me demandez pas de ne rien dire à Batz ! C'est à lui de décider.
- Je ferai en sorte d'éloigner Jaouen. Plaidez ma cause, je vous en prie! J'aimerais mieux mourir que...
- N'allez pas jusque-là, sourit Pitou. Nous avons encore besoin de vous...
Il baisait sa main, se détournait; elle le retint encore :
- Pouvez-vous me dire... quel jour ce sera?
- Le 21, dans la soirée...
Fidèle à sa parole, Pitou rapporta à Batz ce qui s'était passé dans le jardin de Laura. Le baron l'écouta avec attention, réfléchit un instant puis déclara :
- Je vais m'occuper de Jaouen.
- Qu'allez-vous faire?
- Le retirer de la vie active... pour quelque temps : lorsque cette chère Laura et les princesses seront en sûreté hors de France, on lui rendra la liberté.
- Il peut s'échapper.
- Cela m'étonnerait et j'ai besoin de la maison de miss Adams. Le temps manque pour préparer un autre asile... Je pourrais certes envoyer les princesses à Seine-Port, chez mon ami Gouverneur Morris, l'ambassadeur américain, mais le moindre jupon un peu joli le met en transe : il serait capable de faire la cour à la fille de Louis XVI et Madame Elisabeth n'accepterait pas de rester dans Une maison où l'on fait la fête tous les soirs.
- Ce serait pourtant une sacrée couverture! apprécia Pitou songeur.
- Oh, c'est certain, mais Madame Elisabeth serait capable de ramener sa nièce au Temple faute de pouvoir la conduire dans un couvent...
Dans la journée du 21 juin, Joël Jaouen qui, suivant les ordres de sa maîtresse, était allé faire des emplettes dans les boutiques du Palais-Egalité, disparut subitement. Prévenue, Laura ne le chercha pas, soulagée au fond de pouvoir se consacrer tout entière à l'attente du moment merveilleux que la nuit à venir lui apporterait...
Ce jour-là, qui était celui du solstice d'été, le temps était humide et frais. La lune à son dernier quartier n'apparaîtrait que vers le matin et ne serait pas gênante. Vers six heures du soir, trente hommes quittaient la section Le Pelletier sous le commandement de Cortey. Poncés, astiqués, le fusil sur l'épaule, les gardes nationaux défilaient en belle ordonnance sur le boulevard en direction du Temple. Comme la pluie menaçait et que -par une chance incroyable! - il ne faisait pas chaud, ces hommes portaient la capote réglementaire sur leurs uniformes bleus croisés de buffleteries blanches. Jean de Batz ou plutôt le soldat Forget, marchait au milieu de ses camarades. Il s'efforçait de ne penser à rien, seulement attentif à bien jouer son rôle. Pourtant, lorsque l'on passa devant la porte Saint-Denis, il ne put s'empêcher de tourner la tête vers l'immeuble en proue de navire qui marquait le coin de la rue de la Lune. Il se revoyait, cinq mois plus tôt jour pour jour, debout à cet endroit, une lunette marine à l'oil, cherchant désespérément dans la foule les visages de ceux qu'il attendait tandis que sortait de la brume le carrosse vert emportant le Roi vers l'échafaud. Il entendait le sinistre, l'incessant roulement des tambours et son propre cri appelant un peuple pétrifié de terreur au secours d'un homme bon et juste dont le seul tort était de n'avoir pas permis que l'on tirât sur ses sujets... Et il retrouvait intacts la rage et le désespoir qui s'étaient emparés de lui en se découvrant impuissant. Ce soir, il fallait réussir !
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