A l'instar de Lullier, Simon ne quittait guère la tour du Temple et ne faisait, rue des Cordeliers, que des apparitions assez brèves. Son titre de commissaire le fascinait et, dès le matin suivant la nuit où il avait joué un rôle plus important encore qu'il ne l'imaginait, il décida de s'y installer à demeure : on lui trouverait bien un coin pour dormir et Marie-Jeanne n'aurait qu'à lui apporter tout ce dont il pouvait avoir besoin comme, au temps du Roi, faisaient Cléry et sa femme. Néanmoins, comme l'été était là, que la chaleur commençait à envahir Paris, il ne résistait pas à l'envie de sortir, à la nuit tombée, pour aller boire du vin frais aux environs de l'Enclos. Après, bien sûr, s'être assuré que tout était en place dans la forteresse et que les prisonniers étaient en de bonnes mains.

Les cabarets étaient nombreux aux alentours, mais il avait ses préférences pour l'Épi-Scié, sur le boulevard du Temple, pas bien loin du Cabinet des figures de cire du sieur Curtius. On y buvait du vin de Suresnes qui n'était sûrement pas le meilleur de France mais que Simon appréciait. En outre, le patron, Guérin, était originaire de Troyes comme le cordonnier. Enfin, la femme du cabaretier, Fanchon, était une belle créature d'une quarantaine d'années, blonde et plantureuse mais qui posait sur choses et gens un regard froid, indéchiffrable. En outre, elle ne parlait que rarement et ce silence l'enveloppait d'un mystère qui impressionnait beaucoup Simon. Il venait là pour elle autant que pour le vin mais c'était seulement plaisir des yeux car il se serait bien gardé de la moindre avance : ceux qui s'y étaient hasardés avaient vite découvert qu'elle pouvait griffer.

Une fois installé au Temple quasi à demeure, il se rendait chaque soir à l'Épi-Scié, y passait une heure et, quand l'horloge du cabaret marquait la demie de dix heures, il repartait prendre ce qu'il appelait son " poste de commandement ", laissant volontiers entendre que, sans sa vigilance, le vénérable donjon ne serait qu'une vaste pétaudière... Naturellement, nul n'ignorait quel rôle important il venait de jouer dans une immense conspiration destinée à faire évader celles qu'il appelait gracieusement les " salopes ". Bien qu'il ne dît jamais comment la connaissance dudit complot lui était venue.

Ce soir-là, à l'heure habituelle, Simon vida son verre, donna le bonsoir à la compagnie et quitta le cabaret pour rentrer au Temple. Tout le jour, un orage avait menacé mais s'était contenté de quelques coups de tonnerre. La nuit était chaude et noire, juste un peu plus fraîche sous les arbres du boulevard. Simon s'y arrêta un instant avant de plonger dans le trou noir de la rue Chariot. Il ôta son bonnet rouge pour s'éponger le front à la manche de sa chemise... et se retrouva à plat ventre, le nez dans la poussière, tandis que des doigts qui lui parurent durs comme du fer le serraient à la gorge : un homme qu'il ne pouvait voir pesait de tout son poids sur son dos.

- Alors Simon ? fit à son oreille une voix grave, profonde, qu'il n'avait jamais entendue. Tu viens encore de te vanter de tes exploits ! Seulement tu ne dis pas tout et moi je veux en savoir davantage. Qui t'a prévenu, le soir du 21 ?

A demi étranglé, le savetier ne put émettre que des borborygmes informes. Batz, alors, lâcha une main, l'autre maintenant d'une poigne solide la tête de l'homme contre la terre. Simon respira, toussa, puis gémit : la main libre s'était armée d'une lame dont il sentit le tranchant contre son cou...

- Je ne sais pas, dit-il enfin... Quelqu'un m'a abordé et mis un papier dans la main en disant qu'il fallait que je retourne au Temple.

- Et que disait le papier?

- Que Michonis... est un traître !

- Et c'est tout?

- Ben... Oui... aïe!

L'arme commençait à entamer son cou.

- Tu mens! gronda l'homme dont les genoux pesaient si douloureusement sur son dos. Alors, que s'est-il passé cette nuit-là? Parle ou je te tranche la gorge... mais pas d'un seul coup comme cette guillotine que tu aimes tant!... doucement... petit à petit.

Simon eut un râle de terreur. Le boulevard était désert et il était seul au pouvoir de ce démon qui allait le tuer.

- Arrête, citoyen!

- Je ne me sens nullement citoyen et j'ai horreur qu'on me tutoie. Tu parles ?

- Oui... Oui... voilà! Un homme m'a abordé comme je descendais la rue du Temple. Il a dit... ce que je viens de dire... mais il a ajouté qu'on allait lâcher les prisonniers cette nuit... que Michonis avait tout décidé parce qu'on lui a promis... beaucoup d'argent...

- Qui était cette bonne âme ?

- Je... je n'en sais rien!

- Allons donc ! Je suis sûr que tu le connaissais sinon tu l'aurais emmené à la Commune pour déposer, mais il a dû te dire qu'il voulait que la gloire retombe sur toi...

- Oui... oui c'est ça!

- Ça pouvait être un piège et tu ne l'aurais pas cru s'il s'agissait d'un inconnu. Alors, son nom !

Plus persuasive que jamais, la lame fit couler le sang :

- Il s'appelle... Sourdat! C'est... un " pays ".

- Il est de Troyes en Champagne comme toi ? Le lieutenant de police de là-bas ?

- Il l'est plus, gémit Simon. Il habite Paris, maintenant...

- Où?

- J'en sais rien.

- Oh ! mais si tu le sais... Ce brave homme a dû te dire où tu pourrais le trouver... en cas de besoin ? Quelqu'un de si bien renseigné, c'est précieux. Alors, encore un petit effort !

- A... à Chaillot! Rue du Cour-Volant... 634!

- Eh bien voilà!... Encore une petite question : c'est un royaliste, ce Sourdat, un mauvais parce qu'il sert Provence mais un royaliste tout de même. Comment l'as-tu connu ?

- A Troyes... on a eu affaire ensemble...

- Quand il était dans la police et toi fils de boucher ? Ça va bien ensemble quelques fois ! Eh bien bonne nuit, Simon! Mais, un bon conseil, ne te relève pas tout de suite ! Compte jusqu'à cent et ne tourne pas la tête : je suis très capable de te planter ce couteau entre les épaules d'une distance... suffisante !

Docilement, Simon commença à compter tandis que Batz se relevait et, sans faire plus de bruit qu'un chat, disparaissait dans les ombres plus denses générées par les marronniers. D'assez loin, il observa sa victime, le vit se relever après avoir crié " cent ! " et foncer dans les profondeurs de la rue Chariot.

Ce qu'il venait d'apprendre était d'une extrême importance. Il n'avait pas besoin de retourner interroger Le Noir. Celui-ci, depuis la mort du Roi, lui avait appris nombre de détails encore ignorés sur ces " royalistes " d'un genre particulier, sur ce véritable clan ennemi qui, pour mieux servir Monsieur, était décidé à détruire la Reine, le petit roi et, pourquoi pas, sa sour et sa tante. Nicolas Sourdat, pour Batz, cela voulait dire Antraigues. Comment l'araignée de Mendrisio et ses séides pouvaient-ils éventer si aisément ses plans à lui, Batz, c'est ce qu'il fallait essayer de savoir.

Mais, tout en rejoignant, du pas d'un paisible promeneur, la rue Helvétius et le logis de son ami Roussel, Batz commençait à se demander si le plus simple ne serait pas de se rendre en Suisse et d'embrocher proprement un homme qu'il haïssait depuis toujours. Morte la bête, mort le venin...

Seulement, la Suisse c'était loin et Batz n'avait pas de temps à perdre avec les aléas d'une longue route. On avait besoin de lui à Paris.

Deuxième partie

MARIE

CHAPITRE VI

LES EAUX DE PASSY

Ce que Simon n'avait pas dit à Batz, c'est qu'au lendemain de ce qu'il appelait sa " grande affaire ", il s'était rendu rue ci-devant Saint-Honoré vêtu de son meilleur habit, bleu doublé d'écarlate, qu'il venait de faire remettre à neuf, et coiffé du rutilant bonnet phrygien qui est comme chacun sait la couronne du patriote, afin d'y rencontrer l'homme qui faisait déjà trembler Paris : le grand Robespierre. Celui-ci vivait dans la maison mais surtout dans la famille du menuisier Duplay dont les filles étaient à sa dévotion, moins cependant que leur mère qui, elle, montait autour de " l'Incorruptible " une garde confinant à la séquestration tant elle avait peur que le " grand homme " n'échappe à cette nouvelle famille réunie autour de lui. Elle avait même réussi à lui faire renvoyer à Arras sa propre sour, Charlotte de Robespierre, en lui faisant savoir qu'elle était indésirable. C'est dire que Simon eut quelque peine à se faire accepter en dépit de son attirail sans-culotte, mais il était encore sous le coup de l'excitation et cria si fort qu'il obtint tout de même de monter le petit escalier menant au saint des saints.

Robespierre le reçut. Pas longtemps. Juste celui d'entendre le récit - en abrégé pour ne pas abuser d'un temps trop précieux ! - de ce qui s'était passé au Temple la veille ou tout au moins de ce que son visiteur croyait en savoir, mais le froid regard ne resta pas longtemps attentif derrière les lunettes rondes cerclées d'acier. C'est tout juste s'il ne dit pas à Simon qu'il avait rêvé et, comme l'autre se récriait sur sa conscience de " bon patriote ", il lui recommanda le silence le plus complet sur une aventure dont il était un peu trop fier.

- Répandre une telle histoire, laissa tomber Robespierre, serait donner à d'autres contre-révolutionnaires l'idée d'entreprendre de nouvelles tentatives.

Simon repartit, déçu, et renonça à aborder le sujet à la Commune ou dans l'enceinte du Temple, mais c'était bien difficile de tenir sa langue quand, à l'Epi-Scié, il retrouvait les buveurs habitués ! On sait comment, sans tout raconter, il aimait à laisser entendre qu'une grande catastrophe avait été évitée grâce à lui...

Il allait d'ailleurs recevoir sa récompense. Simon parti, Robespierre n'en avait pas moins réfléchi à ce qu'on venait de lui rapporter. Vrai ou faux, exagéré ou non, il s'était tout de même produit quelque chose et ce quelque chose exigeait qu'on s'y arrête et que soit prise d'urgence une décision à laquelle il songeait depuis un moment déjà. Dans l'immédiat, il se livra auprès de Chaumette qui était l'un des protecteurs du bonhomme à une rapide enquête. Pompeux et déclamatoire à son habitude, celui qui se faisait appeler Anaxagoras en mémoire du fameux Spartiate exécuté pour son républicanisme, celui qui avait lu Emile de Rousseau, lui déclara que l'Emile en question " honorait beaucoup plus un cordonnier qu'un empereur " - c'est tout simple, il était lui-même fils d'un cordonnier de Nevers! - et que Simon était digne de toutes les confiances. Il était en outre marié à une femme exemplaire, " bonne épouse, bonne ménagère et sachant soigner les malades et les blessés ".

Le résultat de tout cela fut la scène déchirante qui se joua au Temple le soir du 3 juillet...

Il est environ dix heures du soir quand les prisonnières sont tirées de leurs lits par un groupe de commissaires de la Commune, empanachés de tricolore et entourés de municipaux. L'un d'eux tient un papier à la main et le lit d'une voix, à vrai dire, mal assurée : ces gens viennent, sur ordre du Comité de salut public et de la Commune, séparer l'enfant-roi de sa famille : il doit recevoir une éducation républicaine que ces femmes ne sauraient lui donner...

Marie-Antoinette regarde ces hommes sans comprendre. Ce n'est pas possible, ce qu'on lui annonce là ? Lui enlever son fils, si jeune, si délicat? Quand elle comprend enfin, sa réaction est violente :

- Jamais!

Elle a couru se placer devant le lit où l'enfant s'éveille au bruit, aux lumières. Elle lui fait un rempart de son corps, mais le petit roi a compris lui aussi qu'on veut le séparer de ces trois femmes aimées qui sont tout son univers. Alors il pleure, il crie. Sa mère essaie de le calmer mais il proteste avec violence. Durant une heure on va crier, discuter, supplier, menacer suivant le camp où l'on se trouve, jusqu'à ce qu'enfin l'un des commissaires décide de faire monter la troupe pour enlever l'enfant de force. Secouée de sanglots, Marie-Antoinette laisse sa fille et sa " sour " lever Louis, l'habiller. C'est elle qui, en larmes, remet l'enfant qui pleure à ces hommes dont elle sait maintenant qu'ils sont capables du pire. Elle trouve encore la force de demander :

- Où l'emmenez-vous ?

- Au deuxième étage, dans l'appartement de son père. Rassure-toi, citoyenne, il sera bien traité...

- Il doit devenir un homme comme tous les autres, gronde un des acolytes. Le citoyen Chaumette a dit qu'il veut lui faire perdre toute idée de son rang...

C'est fini. Les hommes sont repartis emmenant le petit en larmes - les trois femmes l'entendront pleurer et crier pendant deux jours ! -, les portes sont refermées. Anéantie de douleur, la Reine s'est laissée tomber sur le lit vide et pleure elle aussi. C'est seulement le lendemain qu'elle apprendra quel éducateur les nouveaux maîtres ont choisi pour son fils : c'est Simon, le cordonnier, un homme affreux et qui porte sa haine inscrite sur son visage. L'un des gardes, apitoyé, aura beau lui chuchoter que la femme Simon est une brave personne, soigneuse, propre et tout à fait capable de bien s'occuper d'enfants, ce genre de douleur ne peut pas s'apaiser...