Dans les premiers jours, le chagrin du petit Louis semble inconsolable au point que Simon n'ose pas le sortir dans le jardin et que le Comité de salut public envoie une délégation voir ce qui se passe. Mais quand elle arrive chez l'étrange " gouverneur " du petit roi, elle trouve celui-ci propre et convenablement vêtu - dans le style sans-culotte bien sûr! - et en train de jouer aux dames avec Simon. La Reine, elle, n'est plus qu'une ombre désolée...
C'est par Cortey, dont le crédit est intact et qui peut aller au Temple quand il veut, que Batz apprend la séparation. Pour la première fois, cet homme si maître de lui pique une colère dont certains objets de son cabinet de travail font les frais et qui stupéfie Devaux, Marie et lady Atkyns, témoins muets de l'explosion. Une vraie fureur de Gascon, violente et dévastatrice... mais brève.
- Ce Simon, je le tuerai! clame-t-il en conclusion et en se laissant choir dans un fauteuil.
- Tu auras du mal, remarque Cortey - les deux amis, comme tous ceux de leur équipe, ont gommé, même dans le privé, un " vous " qui peut se révéler dangereux -, ni Simon ni Marie-Jeanne ne sortent du Temple. Et d'ailleurs ils n'en ont pas envie : leur félicité est totale.
- Félicité ! gronde Batz, tout prêt à se déchaîner de nouveau.
- Bien sûr ! Songe un peu qu'ils vont gagner à ne rien faire ou presque, lui six mille livres par an et elle quatre mille. En assignats, je veux bien, mais c'est pour eux le pactole. En outre, ils habitent maintenant l'ancien appartement du Roi !
- Ce n'est tout de même pas Versailles ? ironise Devaux.
- Pour eux? Presque. Après leur taudis de la rue des Cordeliers, les meubles et tentures, cependant modestes, que l'on avait attribués au Roi, leur semblent le comble du luxe. Ils ont un lit à courtines, des fauteuils Louis XV, un petit secrétaire, un tapis et des livres. Simon peut aussi boire tout le vin de Suresnes qu'il veut et sans que cela lui coûte un sol ! On le lui apporte !
- Ça, c'est intéressant! remarque Batz enfin calmé...
- Que vas-tu faire ?
- Rien maintenant. Ce serait prématuré et complètement fou, mais Simon ne perd rien pour attendre : sur l'honneur de mon nom, sur l'épée de d'Artagnan, je jure qu'il me rendra mon petit roi ! Mais pour le moment, j'ai d'autres chats à fouetter !
- Le premier est d'enlever la Reine! s'écria Charlotte Atkyns. J'espère que vous ne renoncez pas?
- Non, mais il vous faut songer, ma chère amie, que nous nous retrouvons à présent devant le même problème rencontré par Toulan et Jarjayes : elle n'acceptera jamais de partir en laissant son fils aux mains de Simon. Tout est à recommencer, tout est à revoir! A propos, je suppose que les Tison sont plus acharnés que jamais ?
- Il n'y a plus de Tison, dit Cortey. Au lendemain de l'enlèvement du petit roi, la femme Tison qui avait dénoncé Toulan, Turgy et bien d'autres, est devenue folle. Mais vraiment folle ! Elle s'est jetée aux pieds de la Reine en pleurant, en criant et en demandant pardon. L'enlèvement du petit garçon a été la goutte d'eau... je ne dirai pas régénératrice car de terribles crises de nerfs ont suivi. Il a fallu huit hommes pour la sortir du Temple et l'emmener à l'Hôtel-Dieu où on la fait surveiller par une femme...
- Et le mari ?
- Il continue son service mais il a changé, lui aussi. Il ne devient pas fou, et pourtant semble comprendre ce que souffre la Reine. Alors il la sert avec beaucoup plus de respect parce qu'il pense à sa Pierrette.
- Il faudra tout de même continuer à s'en méfier...
- Peut-être, dit Marie d'un air songeur. Et peut-être pas. Je crois moi qu'une vraie douleur, une grande souffrance peut être contagieuse. Il a vu sa femme devenir folle et pleurer sur le petit prince auquel elle s'était attachée sans doute...
Le visage aigu de Batz perdit son expression tendue et il sourit à la jeune femme :
- Oh, vous, mon cour, vous trouveriez des excuses au Diable en personne !
- Et plus encore que vous ne l'imaginez, fit-elle en riant. J'ai toujours pensé que le Diable, c'était vous...
Deux jours plus tard, le citoyen Agricol et son amie Lalie prenaient le coche d'eau au port Saint-Pol pour s'en aller respirer l'air pur au village de Passy et boire quelques verres de ses eaux. Pour ses amis de la Truie-qui-file, le citoyen Agricol, qui allait souvent en province pour ses " affaires ", revenait tout juste de Nevers où il s'intéressait fort - il le laissait entendre entre deux pintes qu'il avait généreuses - aux biens d'émigrés. Cette fois, son absence avait été plus longue que d'habitude et il avait été accueilli par une bordée de reproches au sujet de l'" abandon " dans lequel il laissait Lalie Briquet dont tout un chacun pouvait voir qu'elle avait bien mauvaise mine.
- T'as de la chance de la trouver ici, lui avait chuchoté le patron Rougier à son entrée au cabaret. Ces temps-ci, elle sort plus guère de chez elle. T'as qu'à voir la tête qu'elle a...
Elle n'était pas brillante, en effet : les yeux creux sous le verre brillant des lunettes, les traits tirés, Lalie n'avait pas vu entrer son ami. Ses mains, si rarement inactives, avaient laissé échapper l'ouvrage de tricot qui ne la quittait jamais et elle regardait au-dehors, à travers les petits rideaux sales, l'air absent...
- J'vais m'en occuper, t'inquiète pas ! affirma le citoyen Agricol avant de se diriger vers elle en clamant : Eh ben, Lalie, qu'est-ce qui ne va pas ?
Elle tressaillit mais un léger sourire adoucit son visage.
- Je pensais à toi, murmura-t-elle. Puis, se hâtant de reprendre le ton vulgaire dont elle usait habituellement : Je m'demandais si c'est-y pas qu'tu m'aurais oubliée ?
- Tu sais bien que j'pourrais jamais t'oublier et qu't'es la femme de ma vie... s'écria-t-il avec un gros rire. J'vais m'occuper d'toi ! Et d'abord on va boire un coup. Monte-nous donc une de tes bouteilles ed' derrière les fagots, Rougier... et viens y goûter avec nous !
C'était le genre d'invitation à laquelle le cabare-tier était incapable de résister. Pendant qu'il filait à la cave, Batz se glissa sur le banc en face de son amie :
- Qu'avez-vous Eulalie ? Vous êtes malade ?
- Oui... et non! Je ne peux pas vous expliquer ici... j'étouffe... et je crois que cette ville me fait de plus en plus horreur !
Il y avait une angoisse réelle dans les yeux gris qui se levaient sur lui.
- Nous en reparlerons demain... demain, reprit-il à l'intention de Rougier qui rappliquait avec sa bouteille et des verres tout fraîchement rincés, jTemmène respirer ailleurs. Commence à faire diablement chaud dans c'te ville et moi qui arrive tout juste d'ia campagne, j'trouve ça pénible !
- Tu vas r'tourner à Nevers ?
- Non, pas si loin! On va seulement aller à Passy. J'connais là-bas un méd'cin qui s'occupe des eaux et qu'est pas un âne ! Y nous dira c'qui faut faire...
- Ben voilà! approuva le cabaretier. Ça c't'une idée ! Faut avouer qu't'as pas tort quand tu dis qu'y fait chaud ! Ma bonne femme elle-même passe la moitié d'son temps dans son baquet à lessive plein d'eau froide et l'aut'moitié à la cave... où c'est pas dans l'eau qu'elle trempe! Si j'avais pas besoin d'elle pour la tambouille, j'te d'manderai bien dTemmener itou.
- Ça pourra s'faire après qu'on aura vu l'méde-cin, fit Batz sans broncher. J'te rendrais volontiers c'service !
- J'ai toujours dit qu't'étais un brave homme! affirma Rougier.
Voilà pourquoi, le lendemain, les deux amis prenaient le chemin de Seine pour aller respirer à Passy. Il avait plu dans la nuit, ce qui détendait un peu l'atmosphère. La matinée était bleue et presque fraîche quand ils s'embarquèrent mais il y avait pas mal de monde sur le bateau qui allait jusqu'à Mantes et on n'aborda que des sujets anodins, se contentant, la majeure partie du temps, de regarder Paris défiler sous leurs yeux.
Jusqu'au début de la Révolution, Passy, un joli village de vignerons, de tuiliers et de cultivateurs au-dessus duquel s'étendaient les ailes de deux moulins, avait connu une grande prospérité. Il la devait à sa situation entre Seine et bois de Boulogne, au voisinage du château de la Muette où la Cour séjournait parfois. A ses eaux thermales, découvertes au siècle précédent et déclarées " bonnes pour les intempéries chaudes des viscères ", à quoi on avait ajouté par la suite qu'elles étaient également " balsamiques et propices pour combattre la stérilité des femmes ". Du coup, quelques riches demeures s'y construisirent et aussi des tripots, une salle de bal et un théâtre de marionnettes destinés à distraire les curistes venus communier aux cinq sources ferrugineuses.
Avec les temps devenus difficiles, les belles demeures s'étaient vidées sous le vent de l'émigration ou celui de la mort. Ainsi, la charmante propriété où la princesse de Lamballe avait vécu les années où elle s'était retirée d'une Cour sur laquelle régnaient les Polignac [xii]. Les distractions s'y étaient faites rares mais les eaux gardaient des clients fidèles, plus réellement malades que ceux de naguère et qui, s'ils étaient moins bruyants et moins élégants, offraient l'avantage de rendre au village un visage plus paisible et plus campagnard.
En débarquant à l'appontement correspondant à la Barrière de Passy proche de Chaillot, Lalie, avant de suivre son compagnon dans le chemin menant à l'établissement thermal, s'arrêta un instant, ferma les yeux, écarta les bras et prit quelques profondes respirations comme si elle sortait d'un endroit étouffant. En même temps, une sorte de sérénité éclairait son visage :
- Dieu que cet air est doux et frais et agréable ! Sentez-vous ce parfum de tilleul ?
- Il y a là-bas une petite auberge avec une treille. Voulez-vous vous y reposer un moment pendant que je vais voir si le médecin qui était je crois le Dr Vollard peut vous recevoir maintenant?
Elle ouvrit les yeux et lui sourit tout en glissant son bras sous le sien :
- Je n'ai pas besoin de médecin, mon cher Jean. Ce dont je souffre, ce qui m'ôte le sommeil et l'appétit c'est le dégoût, l'horreur. En me glissant dans ce personnage de Lalie Briquet, j'ai bien peur d'avoir préjugé de ma force de résistance. Je n'imaginais pas que j'en arriverais à ce degré et j'espère sincèrement que je vais pouvoir continuer à vous être utile, mais il y a des moments où j'en doute affreusement...
- Que se passe-t-il donc ?
- Ne me dites pas que vous ignorez où se réunissent à présent celles que l'on appelle les tricoteuses? La Convention, les Jacobins ont perdu beaucoup de leur intérêt depuis que la guillotine fonctionne en permanence. C'est au pied de l'écha-faud qu'il faut aller s'asseoir pour être bien en cour. Depuis que l'on chasse les Girondins à travers la France, les Montagnards triomphent. Ce sont les hommes de Danton et surtout de Marat qui mènent la danse, réclamant chaque jour un peu plus de sang au Tribunal révolutionnaire. Oh, c'est écourant !
- Êtes-vous vraiment obligée de vous joindre aux autres ? Votre " ami " à vous c'est Robespierre, donc le plus important?
- Si l'on peut dire! Mais il n'a pas encore les pleins pouvoirs. Danton et lui se haïssent, et il attend son heure. Quant à refuser de me joindre à mes... compagnes, il m'a suffi de dire que je préférais de beaucoup entendre les " beaux discours " plutôt que les cris de mort et les plaintes des victimes pour que l'on me regarde de travers. Il y en a une surtout, une certaine Phrosine Grouin, qui ne m'aime pas, dont je vois bien qu'elle m'observe et qui m'a dit : " Tu s'rais pas un peu aristocrate, la Briquet ? Les discours c'est du vent ! Le sang, v'ia ce qui compte et une bonne patriote doit s'plaire à voir couler celui d'ceux qui ont bu l'nôtre pendant tant d'siècles "... Si je ne rentre pas dans le rang elle me dénoncera... et moi je ne veux pas mourir, pas encore... pas avant d'avoir vu Chabot monter un jour l'affreuse échelle...
Soucieux, Batz arracha un brin d'herbe et se mit à le mâchonner.
- Votre situation risque en effet de devenir intenable. Je vous croyais les nerfs plus solides, je l'avoue. N'avons-nous pas assisté ensemble à l'exécution des prétendus voleurs du Garde-Meuble ?
- C'est vrai, et j'avais supporté cela assez bien, mais cette horreur quotidienne..., cette fontaine de sang qui coule inexorablement. Songez qu'il y a trois jours on a exécuté un garçon de quinze ans !
La voix de Lalie se brisa sur ces derniers mots et elle éclata en sanglots. Sans rien dire, Batz la prit par le bras et l'emmena s'asseoir sous la treille de la petite auberge qu'il avait repérée et d'où l'on découvrait l'établissement thermal - une grande maison agréable au milieu d'un beau parc - et le ruban étincelant de la Seine. Là il frappa du poing sur la table en bois brut, ce qui fit accourir une alerte servante en cotillon court et bonnet de mousseline à cocarde. Le citoyen Agricol lui réclama du vin frais et quelque chose à manger pour son amie qui ne se sentait pas bien. La jeune fille était charmante : elle s'empressa auprès de cette femme qui semblait si triste. Ce laps de temps permit au baron de réfléchir...
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