Après avoir mangé et bu, " Lalie " se sentit mieux.
- Vous allez rester ici bien sagement à vous reposer et à m'attendre, lui dit-il. Pour vous avouer la vérité, nous ne sommes pas venus ici uniquement pour vous faire prendre l'air. J'ai quelque chose à voir dans le village et je pense que dans ce coin vous serez bien...
- Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt ? Voilà que je vous suis une gêne, à présent.
- Pas du tout! J'aurais fort bien pu venir seul mais il m'est apparu que je pouvais mêler l'utile à l'agréable... et vous avez vraiment besoin de vous détendre un peu ! Le paysage est joli, cette terrasse est bien ombragée et vous pourrez observer les allées et venues des curistes. C'est assez amusant, vous verrez.
Il achevait à peine sa phrase qu'un homme entre deux âges, assez bien vêtu et qui venait sans doute de boire son verre d'eau, sortait des sources en se livrant à un curieux exercice : il exécutait en chantonnant une sorte de marche sautillante, comptait cinq pas, faisait une pirouette, repartait, comptait cinq pas, pirouettait de nouveau et ainsi de suite.
- C'est un fou ? souffla Lalie, sidérée.
- Non. Un curiste. On leur recommande de prendre, après avoir bu, l'exercice " modéré " que vous pouvez admirer ! A tout à l'heure !
Il partit, rassuré : Lalie n'avait plus envie de pleurer.
La distance entre les eaux et la rue du Cour-Volant où Simon avait indiqué que logeait Nicolas Sourdat était plus longue que ne le pensait Batz. Aussi se mit-il à courir à travers les vignes, ne ralentissant l'allure qu'aux abords de son objectif, après s'être renseigné deux fois. Il découvrit enfin une impasse barrée par le mur couvert de lierre d'une propriété. L'endroit, comme l'ensemble de Passy, était agreste et charmant, et la maison occupée par l'ancien policier de Troyes respirait le calme et la tranquillité sous le lierre qui la recouvrait elle aussi. Batz se posta dans un bouquet d'arbres où des buissons offraient un abri convenable pour observer. Non qu'il eût l'intention de rester là longtemps. Tout ce qu'il voulait, c'était s'assurer que l'homme d'Antraigues habitait bien là. Ensuite, il verrait à établir un poste de surveillance plus attentive : lié avec Simon promu geôlier de Louis XVII, Sourdat devenait des plus intéressant.
Il n'eut pas longtemps à patienter : les fenêtres étaient ouvertes et Batz aperçut bientôt la puissante silhouette qui poussa la complaisance jusqu'à s'encadrer un instant dans les feuilles vertes... Sourdat avait tout à fait la mine de quelqu'un qui, bien installé, se sent chez lui. Ce fait acquis, Batz allait se retirer quand un homme coiffé d'un chapeau rond à forme haute, qu'il portait avec une certaine élégance, vêtu d'un habit léger en courtil crème rayé de noir avec pantalon collant noir s'enfonçant dans de courtes bottes à retroussis, sortit de la maison, un brin de réséda au revers, une canne légère à la main, et s'engagea dans le chemin des vignes. En passant, il jeta un regard indifférent à ce sans-culotte barbu dont le bonnet rouge ressemblait à un énorme coquelicot et poursuivit sa route en faisant des moulinets avec son jonc.
La main de Batz serra plus fort le solide gourdin qui faisait partie de son personnage, regrettant amèrement que ce ne fût pas sa fidèle canne-épée. Il est vrai que, bien manié, le lourd bâton constituait une arme redoutable. L'envie de s'en servir le démangea, mais il faisait grand soleil, le chemin était découvert et quelques vignerons étaient au travail, sinon c'eût été avec une joie indicible qu'il se fût comporté comme un bandit de grand chemin et eût assommé l'élégant promeneur qui n'était autre que Josse de Pontallec.
Batz retrouvait intact le violent désir de tuer qui s'était emparé de lui l'année précédente quand il s'était heurté au marquis en sortant de l'auberge de Somme-Tourbe [xiii]. Plus fort encore s'il était possible car, le temps d'un éclair, Batz envisagea le danger que cet homme, présent à Paris, signifiait pour Laura. En dépit du serment de vengeance qu'elle avait fait sur le cadavre de sa mère, Batz était certain qu'en cas d'affrontement, la jeune femme aurait le dessous. Il fallait empêcher cela à tout prix et, d'abord, essayer de savoir ce que Pontallec venait faire à Paris. Qu'il logeât chez Sourdat n'était guère surprenant : l'agent de Monsieur ne pouvait que s'entendre avec celui d'Antraigues. Il le suivit donc à distance suffisante pour ne pas être remarqué, encore qu'il eût en son déguisement une confiance absolue : même un oil de lynx ne décèlerait pas le baron de Batz sous la défroque du citoyen Agricol.
Derrière lui, il fit en sens inverse le chemin déjà parcouru. Pontallec allait-il à l'établissement thermal ? Sa santé semblait parfaite et ne devait guère nécessiter une cure d'eau minérale. Pourtant, il fallut se rendre à l'évidence : c'était là qu'il allait. Batz le vit pénétrer dans le parc, toujours du même pas nonchalant, et entrer dans le pavillon abritant l'une des cinq sources. Il hésita un instant puis se précipita vers la petite auberge d'où il tira son amie Lalie qui commençait à trouver le temps long :
- Viens donc, citoyenne ! déclara-t-il à haute et fort intelligible voix. Le médecin m'a dit qu'il fallait que tu boives de cette eau quasi miraculeuse.
Et il l'entraîna vers le pavillon au pas de course :
- Vais-je être obligée de me livrer à la ridicule gymnastique dont nous avons eu le spectacle et que j'ai revue plusieurs fois? protesta-t-elle en essayant de le retenir.
- Mais non. Pour les femmes c'est autre chose... Venez vite !
Grâce à Dieu, il y avait pas mal de monde autour de la source où officiaient deux femmes en tablier bleu mais Batz repéra vite son gibier : il se tenait près d'une colonnette, un verre d'eau à la main que d'ailleurs il ne buvait pas. Il avait l'air d'attendre quelque chose ou quelqu'un... Laissant Lalie près de la source où elle allait se faire servir, Batz amorça un mouvement tournant destiné à l'amener derrière le dos du marquis. L'atmosphère saturée d'humidité n'était plus aussi agréable qu'autrefois, les buveurs n'étant plus ce qu'ils étaient, gens de cour et riches bourgeois dont les parfums combattaient alors la forte odeur ferrugineuse. Ils avaient fait place, pour la plupart, à des hommes et des femmes du peuple arborant la cocarde tricolore sur leurs bonnets rouges ou blancs et qui, eux, n'avaient guère les moyens de faire appel à des senteurs orientales.
Plusieurs minutes passèrent avant que Pontallec n'émît un : " Ah, enfin ! " de satisfaction. Un personnage vêtu d'un bel habit bleu émergea de la brume légère, tenant à la main l'obligatoire verre d'eau, et s'approcha du marquis. Batz put voir que lui aussi portait un brin de réséda, sans doute signe de reconnaissance qui permit aux deux hommes d'avoir l'air de vieux amis qui se rencontrent par hasard. Mais du brin de réséda, Batz remonta au visage et retint à temps une exclamation de surprise : c'était Louis David, le peintre, l'ami de Talma qui siégeait depuis peu au Comité de salut public. Mais il n'y avait pas de temps à perdre en points d'interrogation. Batz se figea sur place et tendit l'oreille :
- Vous apportez des nouvelles ? demanda David après un échange de salutations.
- Oui, avec le salut du citoyen Lecarpentier dont les pouvoirs débordent à présent le Cotentin pour englober la région de Cancale et de Saint-Malo. Nous avons lié amitié assez récemment, à la suite du drame qui a coûté la vie à mon épouse et a failli me coûter la mienne...
- Que s'est-il donc passé ?
- Nous sommes tombés dans un piège. Nous avions reçu un avis - discret! -nous annonçant que l'un des navires de ma femme qui, jusqu'à notre mariage, était l'armateur Laudren, devait quitter subrepticement son port d'attache pour gagner Jersey et se rendre à la discrétion du prince de Bouillon. Comme on nous recommandait le plus grand secret afin de démasquer celui qui nous trahissait, nous nous sommes rendus à bord à la nuit close avec seulement trois serviteurs, mais nous étions attendus et le navire a levé l'ancre dès notre arrivée tandis que l'on s'assurait de nos personnes. Pour mener à bien le plan prévu - qui était de mettre la main sur toute la flotte Laudren -, il fallait que nous disparaissions. Ma pauvre Marie-Pierre, droguée, a été jetée à la mer assez vite. Son corps a été retrouvé le lendemain. J'ai subi le même sort mais plus loin en mer et, sans un pêcheur providentiel qui m'a recueilli au moment où, à bout de souffle, j'allais me laisser couler, je ne serais pas ici aujourd'hui. Naturellement, dès mon retour à Saint-Malo, j'ai porté plainte auprès du citoyen Lecarpentier...
- La mort de votre épouse me navre mais je suis heureux que vous en soyez sorti indemne. Qu'avez-vous l'intention de faire, maintenant?
- Reprendre les affaires de feue la citoyenne Pontallec au service de la République. Une partie se traitait avec l'Espagne, ce qui n'est plus guère possible étant donné la situation en Europe, il reste la course devenue difficile et la chasse à la baleine. Si deux de nos navires sont partis au printemps pour les bancs de Terre-Neuve, deux autres demeurent à la disposition du gouvernement qui pourrait m'indiquer tel ou tel marché intéressant...
- Je vais m'en occuper. Mais vous disiez apporter des nouvelles ?
- En effet. Vous avez dû faire face, récemment, à une tentative d'enlèvement de la famille Capet?
- Oh, un prétendu complot découvert par le cordonnier Simon - un homme qui boit un peu trop, d'ailleurs! Robespierre s'est contenté de hausser les épaules et de conseiller le silence quand on en a vaguement parlé au Comité.
- Il a eu tort. Le complot existait bel et bien. Outre les nôtres qui devaient aller assurer la défense des côtes de Jersey, un bateau de pêche devait attendre à l'anse de Saint-Enogat, près de Dinard, pour conduire à Bouillon le bâtard qui se fait appeler Louis XVII.
- Le bâtard? s'étonna David. Où prenez-vous cela?
- Dans la réalité, mon cher. Personne, dans l'entourage de Capet, ne doutait que le " Dauphin " ne doive rien au gros Louis mais tout au beau Fersen. C'était au point que le comte de Provence avait saisi le Parlement pour demander que la nichée soit déclarée bâtarde.
- J'ignorais cela. Il est vrai que je ne fréquentais guère ces gens-là. Mais revenons à votre bateau de pêche : comment l'avez-vous découvert ?
- Dans ce genre d'affaires, il y a toujours quelqu'un qui a la langue trop longue, surtout après avoir bu. Après mon aventure, Lecarpentier a fait une enquête serrée. En outre, il a ses méthodes pour faire parler les récalcitrants. Le patron pêcheur, un certain Pleven, lui a dit tout ce qu'il voulait savoir. Il ne restait plus, après, qu'à l'envoyer à la guillotine.
Derrière sa colonne, Batz serra les poings et ferma les yeux, offrant une pensée désolée à ce brave homme, parfaitement honnête il en était sûr, mais trop simple pour résister aux coups tordus de ces forcenés. Il faudrait penser à s'occuper de sa veuve en admettant qu'on ne l'ait pas tuée, elle aussi... Cependant, il remercia mentalement le Seigneur qui lui avait permis d'être ce jour-là aux eaux et de surprendre cette conversation : il savait à présent que cette partie de la côte bretonne était impraticable pour gagner Jersey et que s'il voulait faire sortir de France son petit roi, il lui faudrait chercher ailleurs...
L'écho de son nom le ramena à la conversation des deux hommes, un instant abandonnée, mais il n'en fut pas surpris : on avait vraiment tiré de ce pauvre Pleven tout ce qu'il était possible !
- Vous connaissez cet homme? demanda le peintre.
- Batz? Oh! oui, cracha Pontallec. Pas pour mon bien : ce bandit a tenté de me tuer l'an passé, au cours d'un de ces assassinats si bien réglés qui sont la honte de la noblesse et que l'on appelle les duels. Il rejoignait alors le duc de Brunswick et, lancé sur sa trace, j'ai voulu l'en empêcher. Cet homme est un démon de la pire espèce. Vous pouvez être sûr qu'il tentera encore d'arracher l'Autrichienne à son juste châtiment. Il était son amant, bien entendu !
- Lui aussi ? souffla David tout de même un peu surpris.
- Ame simple que vous êtes ! Elle en a eu plusieurs, croyez-moi ! Je la connais bien !
- On dirait que vous ne l'aimez guère ?
- Je la hais et je me demande ce que le Comité de salut public attend pour l'envoyer rejoindre Capet en enfer. Que Batz réussisse à l'enlever ?
- Non, soyez tranquille, on y veillera et je compte qu'on lui fera bientôt son procès. Tant que cette Messaline vivra, la République sera en danger. Voyez-vous, je la hais moi aussi et j'attends avec impatience le jour où je la verrai partir pour l'échafaud... mais pour le moment, citoyen, je ne vois aucune raison de garder cachées nos relations. Pourquoi ne m'accompagnerais-tu pas au Comité afin de porter toi-même le message de Lecarpentier?
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