Il devint tout à coup semblable à un enfant malheureux :
- Vous n'avez plus confiance en moi?
- Je n'ai pas dit cela et il dépend de vous qu'elle ne me quitte plus. Je veux votre parole !
- Que je ne tenterai rien contre vos amis quels qu'ils soient? Vous l'avez mais...
- Pas de mais, Jaouen!
- Si. Un seul ! S'ils faisaient quoi que ce soit dont vous pourriez avoir à souffrir, ils me trouveraient devant eux. C'est à vous seule que je me suis voué ! A personne d'autre ! Il ne faut pas demander à un chien de garde de faire de la politique. Il n'est ni royaliste ni républicain et ne connaît que son maître. Si celui-ci est attaqué, il mord. Je suis exactement comme lui... Vous comprenez?
Des paupières elle fit signe que oui, puis sourit et posa sa main sur le bras valide :
- Merci, Jaouen! De cela je n'ai jamais douté... mais faites un peu meilleure mine à votre ancien ami Pitou ! Vous le traitez fort mal et il ne le mérite pas.
- Ça, c'est autre chose. Quand je l'ai connu, il était ardent à la défense des Droits de l'homme et de la liberté...
- Il l'est toujours. Ce sont les hommes qui ont changé depuis ce temps et Pitou n'admettra jamais que l'on tue sans discernement, que l'on tue dans les prisons, qu'un tribunal fanatique et borné envoie n'importe qui à l'échafaud, que l'on pille et que l'on vole. Et puis il est arrivé à Pitou quelque chose qu'il n'attendait pas : il a eu un entretien avec la Reine [xv]...
- Et alors ?
- C'est une étrange expérience, soupira Laura. Il y a en elle quelque chose qui attire et retient. Qu'il parle quelques minutes avec elle et le paysan le plus fruste sent pousser à ses talons les éperons d'or du chevalier. Ce qu'on lui fait subir est indigne, immonde : lui arracher son fils pour le jeter à une brute ignare ! Qui sait même si on lui laissera sa fille... cette petite Marie-Thérèse si mignonne, si... Oh, Jaouen, on ne peut voir cette petite fille sans l'aimer..,
- Et vous l'aimez ?
- Oui... En la regardant, il m'a semblé voir Céline au même âge. Ce sont de ces choses qui arrivent dans la vie et je ne cesse de trembler pour elle... et pour son petit frère.
- Vous auriez dû me le dire plus tôt ! murmura Jaouen en reprenant sa faucille. Cela nous aurait évité, à vous comme à moi, bien des tracas...
Laura n'eut pas le temps de demander à son jardinier amateur ce qu'il entendait par là : Bina accourait, annonçant que " le citoyen Devaux " attendait au salon et, oubliant Jaouen, Laura s'y précipita. Cette visite signifiait des nouvelles de Batz et elle avait tellement hâte d'en avoir !
Au temps où elle habitait la maison de Charonne, Laura avait lié amitié avec ce jeune secrétaire jadis enlevé à la Trésorerie royale devenue nationale. C'était un garçon de vingt-huit ans, aimable, courtois, cultivé, entraîné comme le baron à tous les exercices du corps mais d'un naturel paisible, peu bavard, volontiers philosophe et doué d'un certain sens de l'humour. Elle l'accueillit donc avec un vrai plaisir et le léger reproche qui en découlait :
- Comment se fait-il que vous ne veniez jamais me voir?
- Vous voyez bien qu'il n'en est rien, puisque me voilà, sourit-il en baisant la main qu'elle lui offrait.
- Mais venez-vous de vous-même ou en service commandé ?
- Les deux. Comme l'on citait votre nom à propos du dîner qui aura lieu dimanche à midi, j'ai proposé de vous porter l'invitation.
- Un dîner? Le baron donne une fête? Est-ce bien le moment ?
- D'abord, ce n'est pas lui qui invite, c'est Mlle Grandmaison. Ensuite, il s'agit de réunir quelques amis à d'autres qui le sont moins mais qu'il faut séduire en gardant le ton d'une partie de campagne. Alors, si vous en êtes d'accord, je viendrai vous chercher à dix heures. Inutile de vous recommander de vous faire belle : on ne saurait rien ajouter à votre éclat d'aujourd'hui. A présent, permettez-moi de me retirer.
- Quoi, déjà ? Vous arrivez tout juste ?
- Croyez que j'en suis désolé mais Paris est à nouveau en ébullition : on procède aux funérailles de Marat - vous avez dû entendre les canons - et le cortège qui s'est formé n'a rien de rassurant. Il est même franchement houleux : Robespierre a refusé que l'on porte l'Ami du peuple au Panthéon. Alors on a décidé de l'enterrer aux Tuileries, en face de la Convention, après avoir accroché son cour dans un reliquaire à la voûte du club des Cordeliers. Il est plus prudent de rentrer de bonne heure...
- Le cour de ce monstre dans une église ? Et le Roi dans une fosse commune !
- Bah, le petit cimetière de la Madeleine est certainement plus saint qu'un sanctuaire que le Seigneur a dû déserter depuis longtemps, chassé par les braillards avinés qui s'y sont installés... Je reviens vous chercher dimanche ?
- Avec joie !
- Ah, j'allais oublier! Prenez un petit bagage, Marie voudrait vous garder quelques jours avec elle...
- Pour l'aider à supporter son Anglaise ?
- Non. Lady Atkyns nous a quittés il y a trois jours. Le bruit a couru que l'on allait transférer la Reine à la Conciergerie, alors elle s'est trouvé un logis rue de Lille et le baron l'y a aidée. Avec elle, la petite réception de dimanche n'était pas possible ! Je vous baise les mains...
Et il s'en fut, laissant Laura enchantée. Cependant, elle n'était pas assez naïve pour imaginer que Batz cherchait à s'étourdir dans une fête pour oublier le cuisant échec du dernier mois : ce repas devait avoir une signification profonde, une intention secrète et par là dangereuse, mais l'idée de respirer à nouveau pendant quelques jours le même air que Jean et de le regarder vivre la transportait de joie : c'était un vrai cadeau du Ciel ! Elle s'y prépara avec un soin extrême. Le plus difficile fut de faire admettre à Bina et surtout à Jaouen qu'elle n'avait pas besoin de leurs services pour ces quelques jours " à la campagne ". La jeune femme de chambre, plus conformiste qu'il n'y paraissait, n'acceptait pas qu'une " dame " pût se déplacer sans sa camériste. Quant à Joël Jaouen, il se montra hostile au point qu'elle dut lui rappeler qu'elle entendait mener sa vie comme bon lui semblait et voir qui lui plaisait.
Le dimanche venu, elle prit place dans le fiacre amené par Devaux avec l'agréable impression de partir en vacances. En outre, elle se savait belle dans sa robe de mousseline blanche dont le seul ornement était un piquet de rosés pâles au creux du décolleté profond et quelque peu hypocrite laissé par les plis transparents du grand fichu noué dans le dos. Une capeline de paille toute ronde auréolait son visage et faisait ressortir l'éclat de ses yeux noirs. L'ensemble, tout simple, n'en était pas moins d'une parfaite élégance et Devaux lui en fit compliment.
- Le baron sera content, ajouta-t-il, mais je me demande si vous n'êtes pas un peu trop séduisante ? J'ai bien peur que vous ne soyez la plus jolie parmi celles qui vont prendre place autour de la table tout à l'heure. Et ce n'est pas vous qui devez séduire Chabot!
- Chabot ? Ai-je bien entendu ?
- Aucun doute là-dessus : c'est bien celui-là.
- Le moine défroqué, le monstre qui a plus de sang sur les mains que tout le reste de la Convention, celui qui a violé...
Par Batz et surtout par Marie, elle connaissait l'horrible histoire des dames de Sainte-Alferine qui l'avait bouleversée. A l'idée de rencontrer ce misérable, elle parut si troublée que Devaux osa lui prendre la main :
- C'est encore oui, chère amie et c'est la raison pour laquelle il fallait que je vienne vous chercher afin d'avoir le temps de vous préparer. Alors écoutez-moi bien, et surtout persuadez-vous que c'est M. de Batz qui parle par ma bouche! Chabot va être aujourd'hui l'invité privilégié de Marie Grandmaison. C'est Marie qui reçoit quelques amis, conventionnels ou banquiers, auxquels elle a demandé d'amener ce Chabot qui défraie si souvent la chronique : curiosité féminine bien excusable et Batz, étant son amant, sera là parce que c'est normal. N'oubliez pas que, sauf pour les amis proches, la maison de Charonne appartient à Marie...
- Je vous entends, mais pourquoi ce dîner? Pourquoi Chabot?
- Parce que le baron espère le corrompre sans beaucoup de peine et, l'ayant corrompu, s'en servir afin de pourrir suffisamment la Convention, la Commune et le reste pour les détruire. Alors il organise une petite fête dont, avec un autre invité, un véritable Américain celui-là, vous serez l'élément... exotique. Chabot adore les Américains en qui il voit les pères de notre révolution. En outre, le colonel Swan entretient d'excellentes relations avec la Convention grâce à la maison d'import-export qu'il a montée rue de la Réunion. Elle lui permet de déverser sur la république des flots de viandes et poissons salés, céréales et légumes secs, sans compter des fournitures pour la Marine, l'huile de baleine, les peaux, le salpêtre, l'indigo et le tabac. En outre, il a monté à Passy une distillerie de rhum afin de concurrencer les Anglais et, l'année dernière, il a installé une tannerie. C'est, pour la Convention, une vraie corne d'abondance que cet homme...
- Mais enfin, il ne doit pas faire cela pour l'amour de l'art, et je n'ai jamais entendu dire que la république fût riche.
- Elle n'est pas si pauvre ! En outre, Swan lui fait crédit en se contentant de se faire remettre une partie des dépouilles des demeures royales et seigneuriales : meubles, miroirs, soieries, dentelles, tableaux. On lui ouvre volontiers le Mobilier national... Il est très possible qu'il possède quelques-uns de vos meubles de la rue de Bellechasse, conclut Devaux avec un mince sourire.
- C'est affreux ! s'exclama Laura, scandalisée.
- Non, c'est un homme d'affaires avisé. Le baron l'aime bien, d'autant plus qu'il a ses coudées franches partout en France, dans les ports surtout et auprès des capitaines de navires. Il sert même d'intermédiaire pour soudoyer des maîtres de bateaux jusqu'en Angleterre et sous le nez de Pitt. Un détail : c'est lui qui a emporté à Hambourg le rubis Côte de Bretagne dont vous vous souvenez sûrement, l'a vendu puis s'est arrangé pour le récupérer et le rapporter à la Convention. Il sera là pour donner confiance à Chabot et aussi pour devenir votre ami. Le baron pense qu'il pourrait vous être utile.
- Me faire un ami de ce trafiquant?
- Pourquoi pas ? D'abord, il n'est pas plus américain que vous. C'est un Écossais dont les parents ont émigré à Boston quand il avait onze ans... et c'est aussi un authentique héros! Surtout pour vous qui êtes née à Boston et dont le père était négociant en thé, fit Devaux qui ajouta avec un sourire : Jamais entendu parler de la Tea Party qui a marqué le début de la guerre d'Indépendance ?
Laura fronça les sourcils dans l'effort qu'elle faisait en fouillant sa mémoire :
- Il me semble que Batz me l'a racontée quand il m'aidait à entrer dans mon nouveau personnage. N'était-ce pas l'assaut mené par une bande de faux Indiens contre un navire chargé de thé après que les négociants de Boston eurent refusé de payer l'impôt énorme que les Anglais prélevaient sur cette marchandise ?
- Vous y êtes ! Eh bien, James Swan était l'un de ces Indiens. Ensuite il n'a cessé de combattre et a terminé la guerre avec le grade de colonel. Puis, ruiné par des spéculations malheureuses, il est venu en France voir si l'herbe y était plus verte, s'est installé d'abord au Havre, à Rouen, et enfin à Paris en 1788. Voilà ce que vous devez savoir sur lui.
- Merci, mais vous croyez réellement que je vais pouvoir faire illusion aux yeux de cet homme ?
- Bien sûr, dit Devaux en riant franchement. Il en sait sur vous beaucoup plus que vous-même : il a connu votre père !
- Cependant...
- Allons, soyez en paix! Vous savez bien que Batz ne laisse jamais grand-chose au hasard! J'ajoute que votre " compatriote " a très envie de vous connaître.
- Alors tant mieux ! Mais je me suis pas du tout certaine de partager cette envie-là...
Jamais encore Laura n'avait vu à la maison de Charonne cet air de fête. Toutes les fenêtres aux vitres brillantes étaient ouvertes sur le jardin débordant de fleurs. Les tilleuls et les chèvrefeuilles embaumaient, leurs senteurs mêlées à de séduisantes odeurs issues de la cuisine. La longue table était disposée dans le pavillon en rotonde dont les portes-fenêtres laissaient voir les cristaux et l'argenterie disposés sur une nappe damassée d'une blancheur neigeuse. Des fleurs encore dans le surtout, des fleurs aussi dans le salon ovale que Laura connaissait si bien et où il lui sembla qu'il y avait foule.
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