- On s'en doutait, dit Batz se souvenant de ce qui avait motivé le déménagement de lady Atkyns rue de Lille.

- Ce n'était qu'un bruit comme il en court beaucoup. Cette fois c'est décidé, et on m'en prévenait en tant de directeur des prisons.

- Tu sais ce que cela veut dire? intervint Rougeville. On va la faire passer en jugement et ensuite...

Il n'eut pas le courage d'articuler les mots qui lui venaient mais sa soudaine pâleur parlait pour lui. Batz comprit ce qu'il souffrait.

- Ce n'est pas encore fait, dit-il, se voulant rassurant. Et il se peut qu'il soit plus facile de la tirer de la Conciergerie que du Temple. D'abord parce que nous n'aurons plus à lutter contre son refus de partir seule. Reste à savoir qui va la garder et s'il est possible d'acheter ces gens-là.

- Je te fournirai tous les détails que tu voudras, dit l'ancien limonadier. Mais il faudrait être sûr de la collaboration de la Reine. Si elle est prévenue, si elle donne son accord, ce sera plus facile. Mais elle n'aura confiance en personne là-bas...

- Conclusion, il faut introduire quelqu'un dont elle ne doute pas. Toi, Rougeville par exemple. Elle t'a vu à l'ouvre deux fois : le 20 juin où tu lui as fait un rempart de ton corps et le 10 août. Elle te reconnaîtra.

De pâle, le chevalier s'empourpra :

- La voir... lui parler? Pour ce bonheur je suis prêt à mourir.

- Plus tard si tu veux bien! Tu vas pouvoir entrer chaque jour à la prison, Michonis. Est-il possible de te faire accompagner par Rougeville en le faisant passer pour... ton adjoint par exemple?

- C'est dangereux, mais tout est dangereux dans cette affaire. Évidemment, il faudrait que les gardes s'habituent à lui avant de l'introduire dans le cachot et cela demandera un peu de patience.

- Pas trop, coupa Rougeville. S'ils n'allaient la laisser là que quelques jours puis la juger...

- Nous aviserions. De toute façon, Michonis sera averti. Et pour que vous ayez davantage encore les coudées franches, sachez que je donnerai un million à qui sauvera la Reine !

- Un million ? souffla Michonis.

- Oui. Il est à toi le jour où elle quitte la France, Avec vous deux bien entendu.

Les yeux du directeur des prisons s'illuminèrent. Batz devina qu'il évoquait la vieillesse dorée qui paierait le danger couru. De fait, l'ancien limonadier n'était pas loin de voir en son ami une sorte de dieu de la Fortune. Il eut un large sourire :

- Magnifique ! Et tu aurais un plan ?

- Peut-être ! J'y songe depuis que l'on a parlé de ce transfert... dont tu seras un élément important?

- Oui. Je serai de ceux qui iront la chercher au Temple.

- Alors, pourquoi ne pas imaginer l'opération inverse? Pourquoi ne pas imaginer qu'un beau soir, nanti d'un ordre confectionné par mes soins, tu irais rechercher la prisonnière pour la ramener au Temple sous le prétexte, justement, d'une conspiration en vue de la délivrer? Auparavant, Rougeville aura vu la Reine et lui aura remis une somme en or destinée à acheter qui lui semblera susceptible de l'être.

- Oui, mais comment l'avertir quand on me présentera à elle ? Je ne pourrai guère lui parler, et lui glisser un papier sera difficile si elle est gardée à vue.

Batz ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait tout en marchant, comme il en avait l'habitude. Et soudain, il s'arrêta devant un vase de fleurs posé sur une console. C'étaient de gros oillets rosés. Il en prit un et considéra un instant l'épaisse gaine verte d'où sortaient les pétales dentelés. Puis il le tendit au chevalier :

- Tu es jeune, tu peux être coquet et nous sommes en été. Je te verrais bien arborer une fleur comme celle-là à ta boutonnière : un papier mince et finement roulé peut se glisser sans peine dans le calice. La Reine n'a pas respiré de fleurs depuis longtemps et l'on ne verrait sans doute guère d'inconvénients à ce que tu la lui donnes, surtout en présence de ce fier sans-culotte de Michonis. Qu'en dis-tu ?

Pour toute réponse, Rougeville se jeta au cou de Batz et l'embrassa.

CHAPITRE VIII

DEUX OILLETS ROSES

Laura prit l'une des anses du grand panier de prunes qu'elle venait de récolter avec Marie pour le rapporter à la cuisine où le jeune Rollet procédait depuis deux jours à la confection des confitures. La récolte était belle : l'été chaud mais pas trop sec donnait de magnifiques résultats et le verger de la comédienne regorgeait de fruits si gonflés de sucre que la peau éclatait parfois. Marie prit une prune et la croqua.

- Elles sont vraiment délicieuses cette année, dit-elle. Et il y en a tellement qu'on ne pourra pas tout utiliser....

- Chez nous, en Bretagne, on met le surplus au tonneau pour faire de l'eau-de-vie, dit Laura.

- Chez nous aussi, bien sûr, mais les autres années on donnait des fruits à tout le faubourg : les enfants venaient les ramasser. On en envoyait aussi à la maison de santé du Dr Belhomme. Ceux qui ont des vignes donnaient un peu de vin, maintenant chacun vit enfermé chez soi. A croire que tout le monde a peur de tout le monde. C'est bien triste !

- C'est même lamentable. Est-ce pour cela que vous êtes vous-même si mélancolique ?

- Oh, sans doute. Paris devient tellement dangereux que l'on hésite à s'y aventurer pour la course la plus simple... et cette maison elle-même n'est plus ce qu'elle était. Certes, on y conspirait, mais c'était pour le Roi et ceux qu'elle abritait étaient des amis sûrs avec qui l'on pouvait parler et rire sans arrière-pensée. Depuis dimanche, j'ai l'impression qu'elle porte un masque et que l'air y est moins pur. Ces hommes qu'il a fallu recevoir...

- Je reconnais, dit Laura en riant, que cette plantation de bonnets rouges autour de la table avait quelque chose d'incongru mais vous savez dans quelle intention elle a été décidée et vous avez démontré à cette occasion quelle grande artiste vous êtes ! Et Batz était si heureux !

- Oui, il l'était et moi, quoi que vous en pensiez, je l'étais aussi puisque je pouvais encore partager son projet et le risque dont il s'accompagne. Ce qui n'est plus souvent le cas..., ajouta la jeune femme en détournant son visage.

- Que voulez-vous dire? demanda Laura avec douceur.

- Autrefois il me disait tout, il travaillait ici, près de moi. A présent, je le vois de moins en moins. Il est... dans Paris et j'ignore ce qu'il y fait. Vous avez vu : dès lundi, il repartait sans explications, sans dire surtout quand il espère revenir. Et moi, je reste là... à mourir de peur pour lui !

Elles arrivaient à la cuisine qui embaumait déjà le sucre cuit et les fruits dénoyautés. Biaise Papillon, le petit valet, se précipita pour débarrasser les deux femmes de leur fardeau.

- Je crois qu'il y en a assez pour aujourd'hui. On n'a pas encore fini de préparer la dernière corbeille, dit-il en désignant sa sour Marguerite et Nicole la femme de chambre commises à cette tâche. La vaste salle aux cuivres étincelants, aux faïences brillantes et colorées ressemblait à une ruche silencieuse. Seule la grande horloge comtoise avait droit à la parole lorsque Rollet officiait avec toute la gravité d'un célébrant à l'autel. Le cuisinier n'en trouva pas moins un sourire pour les arrivantes :

- La première fournée est cuite. Voulez-vous goûter? dit-il en faisant couler sur une assiette une petite louche de fruits et de jus d'un beau brun doré encore brûlant où elles plongèrent une petite cuillère prudente. Puis il ajouta : Je crois que M. le baron sera content : il aime beaucoup la confiture de prunes... Il en aura pour tout son hiver.

Brusquement, Marie rejeta la cuillère, étouffa un sanglot et s'enfuit. D'abord prise au dépourvu, Laura reposa l'assiette qu'elle tenait et se précipita derrière elle. Une porte claquée à l'étage lui apprit que la jeune femme s'était réfugiée dans sa chambre, cependant avant d'entrer elle s'arrêta. Le battant était trop mince pour étouffer les sanglots désespérés de Marie. L'abcès que Laura avait deviné en arrivant l'autre jour et qu'elle voyait grossir était en train de crever, mais Marie, dont elle connaissait la pudeur et la retenue, lui laisserait-elle voir le fond de la plaie ?

Après un instant d'hésitation, elle redescendit à la cuisine, appela Nicole d'un geste et l'entraîna dans l'escalier en haut duquel elle s'immobilisa : les sanglots ne cessaient pas.

- Que se passe-t-il, Nicole? interrogea-t-elle. Je ne vous demande pas de trahir les secrets de votre maîtresse, mais depuis mon arrivée ici, je sens qu'elle ne va pas bien... et je sais que vous lui êtes dévouée. Voyez-vous une raison à ce désespoir? M. le baron est-il... moins aimable ?

- Lui? Sûrement pas! Évidemment, on ne le voit plus beaucoup ces temps-ci, mais je le crois toujours aussi amoureux de Mademoiselle. Il est toujours aussi tendre et quand il passe une nuit ici c'est avec elle.

- Alors, comment expliquez-vous ce grand chagrin? Mademoiselle vous a-t-elle dit quelque chose ?

- Non, rien... mais je vois bien, moi aussi, qu'elle n'est plus ce qu'elle était. J'ai essayé de savoir, mais elle n'a rien voulu dire. Nous en avons parlé, avec Marguerite qui est plus âgée que moi et qui connaît Mademoiselle depuis longtemps. Elle dit que cela remonte à une quinzaine de jours... et à une visite que Mademoiselle a reçue.

- Une visite ? Laquelle ?

- Une dame... ou plutôt une demoiselle, tout en noir et assez jolie à ce qu'il paraît. Moi je ne l'ai pas vue : j'étais au lavoir.

- Et... vous ne savez pas son nom?

- Personne ne le sait. Même pas Biret-Tissot qui lui a ouvert le portail quand elle est arrivée dans un fiacre.

- Il n'a pourtant pas l'habitude de laisser entrer n'importe qui?

- Non, mais celle-là a sonné comme font ceux qui sont dans le secret de la maison. Elle a demandé à parler à Mademoiselle de la part de M. le baron. C'était suffisant pour ce gros lourdaud! Moi j'aurais voulu en savoir davantage. Ensuite, cette femme est repartie comme elle était venue. Après son départ, Mademoiselle est remontée chez elle en défendant qu'on la dérange. Elle n'a pas soupe et, le lendemain, on a vu à sa mine qu'elle n'avait pas dû beaucoup dormir...

- Et vous n'avez pas posé de questions ?

- Oh si, bien sûr, mais Mademoiselle s'est refermée comme une huître et, quand Marguerite a voulu revenir sur le sujet, elle s'est fâchée et même elle a défendu à Biret comme à nous autres de faire la moindre allusion à cette visite auprès de M. le baron.

- Merci, Nicole. Je vais essayer d'en apprendre un peu plus !

Laura remonta, frappa brièvement à la porte et entra sans y être invitée. Marie, à plat ventre sur son lit comme elle s'y était jetée, gisait dans un fouillis de percale fleurie, de rubans de satin et de jupons mousseux. Elle pleurait toujours mais moins fort et ne réagit pas quand son amie vint s'asseoir près d'elle.

- Marie, dit Laura avec beaucoup de douceur, si vous me disiez ce qui vous fait tant de peine ? Cela soulage, vous savez, de partager. A moins que vous n'ayez pas confiance en moi ?

La réponse vint de sous la masse brillante de boucles brunes qui cachaient complètement le visage enfoui dans la courtepointe.

- Oh si!...

Et soudain Marie se redressa, offrant le spectacle navrant d'un visage fait pour le sourire et brouillé par les larmes.

- Vous êtes même la seule à qui je puisse me fier en dehors de ma vieille Marguerite et de Nicole. Mais, je vous en prie, oubliez tout cela et ne vous inquiétez pas. J'ai trop demandé à mes nerfs ces temps derniers : ils ont craqué. Des nerfs de comédienne, vous savez...

- N'essayez pas de me leurrer, Marie! Je vous connais à présent et je sais quelle femme courageuse vous êtes. Pour que vos nerfs " craquent ", comme vous dites, il faut une raison grave. Et vous devez me la confier parce que, sans aide, vous ne résisterez plus bien longtemps, je le crains, à la tension que vous subissez depuis des mois. Il y a eu cette agression dont vous avez été victime le jour de la mort du Roi [xvi], puis notre départ à tous pour l'Angleterre alors que vous demeuriez ici. Certes, Batz est revenu mais il ne reste jamais longtemps : il replonge dans Paris sous un aspect ou sous un autre pour tisser la toile d'araignée où il espère prendre la Convention et la Commune. Il joue sa vie à chaque instant et, vous, l'angoisse ne vous quitte plus. C'est bien cela ?

Marie fit un effort pour esquisser un sourire. En même temps, elle répondit d'une voix un peu trop rapide, un peu trop mécanique :