- Oui... oui, c'est cela!
Laura fronça les sourcils, saisit les mains de son amie pour l'obliger à la regarder.
- Non. Vous ne me dites pas tout ! Je viens de vous offrir une échappatoire et vous l'avez saisie, mais il y a autre chose, Marie. Autre chose qui vous torture... depuis que vous avez reçu la visite d'une jeune fille en deuil-Lé cri de protestation de Marie lui apprit qu'elle avait touché juste. Les larmes d'ailleurs revenaient :
- Oh! pourquoi, murmura Marie, pourquoi Nicole et Marguerite vous ont-elles raconté cela ?
- Justement parce qu'elles vous aiment et que vous pouvez leur faire confiance pour vous défendre. Mais contre qui ? Cette fille venue l'autre jour, que voulait-elle de vous ? Qui était-elle ?
- La fiancée de Jean...
- La... qu'est-ce que c'est cette histoire et d'où sort-elle, celle-là?
- De la réalité, hélas, et d'une excellente famille de robe originaire de Bordeaux. Son père, Jacques Thilorier est... ou plutôt était avocat au Parlement et ce sont, je le sais, d'excellents amis de Jean, qui les a mentionnés à plusieurs reprises. Elle s'appelle Michèle. Sa sour aînée a épousé un d'Epremesnil. Elle a vingt-deux ans...
- Ne vous attendrissez pas ! Ce n'est pas une jouvencelle et je vous rappelle que vous n'en avez vous-même que vingt-six. Et que voulait-elle ?
- Que je renonce à Jean... que je lui rende sa liberté...
- Comme s'il l'avait jamais perdue auprès de vous! Jamais femme aimante n'a laissé homme plus libre de ses mouvements que vous ne l'avez fait! Pour en faire quoi de cette liberté? L'épouser?
- Bien entendu... et surtout partir avec lui pour l'Angleterre afin de le soustraire à ses nombreux ennemis !
Laura se pencha pour regarder son amie au fond de ses beaux yeux gris noyés de larmes et se mit à rire :
- Vous avez cru ça? Marie, soyez raisonnable! Vous avez eu affaire à une folle. Vous imaginez Batz plantant là tous ses grands projets, son désir forcené de sauver le jeune roi et sa mère, pour suivre béatement en Angleterre une fille de robin qui en a décidé ainsi ? C'est à pleurer de rire !
- Non, c'est à pleurer tout court ! Si je m'éloigne de lui, elle se fait fort de l'emmener... quand il saura !
- Quand il saura quoi ? Pour Dieu, Marie, il faut vous arracher les mots, s'écria Laura qui sentait la moutarde lui monter au nez,
- Qu'elle... attend un enfant...
Et Marie, secouée de sanglots, enfouit de nouveau son visage dans la courtepointe, laissant Laura assommée par ce qu'elle venait d'entendre.
- Un enfant ? répéta-t-elle d'une voix blanche.
- Co... comment voulez-vous... que je... lutte... contre cela ? hoqueta Marie Laura, elle, luttait contre la colère qu'elle sentait monter en elle et qui pour l'instant l'aveuglait. Les oreilles bourdonnantes, la gorge étranglée par la fureur, elle éprouvait l'irrésistible envie de casser quelque chose.
- Non... non... c'est impossible! Pas Jean! Il n'aurait jamais fait une chose pareille. Il vous aime, Marie... cela crève les yeux! Ou alors c'est le plus habile des comédiens.
Elle regretta aussitôt d'avoir dit cela parce qu'elle savait, et Marie aussi, que Jean était, justement, un merveilleux comédien. Quand elle évoquait le porteur d'eau de Saint-Sulpice, le garde national de la Force, l'austère Dr John Imlay, le médecin quaker de la route de Valmy et du château de Hans - encore ne connaissait-elle pas tous ses avatars ! - il lui fallait bien reconnaître qu'elle ignorait tout de la nature profonde d'un homme infiniment trop séduisant pour le repos moral des femmes qu'il rencontrait.
- Vous lui avez parlé de cette visite ? demanda-t-elle avec une certaine brusquerie.
Marie se redressa aussitôt et lui fit face :
- Non, non, surtout pas! Cette Michèle m'a demandé, pour lui-même, de garder le silence.
- Et de vous retirer sur la pointe des pieds ?
- De le faire doucement... progressivement afin de ne pas le troubler dans sa tâche actuelle. Je lui ai juré de ne rien dire...
- Mais vous êtes folle ? explosa Laura. Complètement folle ! Tout cela ne peut être qu'un tissu de mensonges et, à votre place, j'aurais jeté cette fille dehors et surtout je n'aurais rien juré. Elle a profité de votre faiblesse, de cet amour trop grand que vous éprouvez! J'aurais tout dit à Jean dès son retour.
- Non. Je ne vous cache pas qu'en dépit du mal qu'elle m'a fait, j'ai senti de la pitié pour elle. Une jeune fille aux prises avec un début de grossesse, en ce moment! Elle pleurait, elle suppliait...
- Décidément vous étiez au théâtre ! lâcha Laura méprisante. De la comédie! J'en suis sûre... je le sens! Eh bien, si vous avez été assez sotte pour jurer, moi je saurai parler à Batz! Il faut qu'il sache !
Marie se leva brusquement, ses larmes soudain séchées au feu de l'indignation.
- Si vous faites cela, vous ne serez plus mon amie! Je vous ai tout dit dans l'espoir que vous m'aideriez et je vous interdis de trahir la confiance que j'ai mise en vous !
- Marie, Marie ne soyez pas stupide! Vous ne pouvez pas accepter cela sans mot dire. Vous ne pouvez pas accepter de n'être qu'un jouet et de vous laisser briser ainsi le cour?
Marie ne répondit pas tout de suite. Elle regarda la jeune femme au fond des yeux avec un sourire triste :
- Quand vous êtes arrivée ici, madame la marquise de Pontallec, n'aviez-vous pas tout accepté... et pis encore, de l'homme dont vous portiez le nom parce que vous l'aimiez ? Vous vouliez même mourir... et je me suis efforcée de vous comprendre.
A présent, c'est " mon " histoire et j'entends la vivre comme il me plaît. Jurez de vous taire, Anne-Laure... ou quittez cette maison !
Elle avait beaucoup de grandeur, à cet instant, la petite Marie Grandmaison et tant de noblesse aussi que Laura éprouva de la honte. Ce qu'elle disait était trop juste ! A son tour, elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
- Votre amitié m'est infiniment chère, Marie... et je vous demande pardon !
- Je veux un serment !
- Je vous le jure... mais, à votre tour, promettez-moi quelque chose.
- Et quoi donc?
- De ne rien précipiter, de ne pas quitter votre maison et surtout de ne rien changer de votre façon d'être avec lui tant qu'il n'aura pas mené à bien ses projets ! Quoi que l'on vous ait demandé et quoi que vous en pensiez, je demeure persuadée qu'il vous aime... et vous seule, ajouta-t-elle avec une douleur dont elle ne fut pas maîtresse. S'il ne vous avait plus, il se sentirait déstabilisé, perdu ! Il a tant besoin d'être sûr de vous !
Marie prit son amie dans ses bras et la tint un moment serrée contre elle.
- Vous avez ma parole, Laura ! Jamais je ne ferai rien dont Jean puisse souffrir si peu que ce soit ! Et... pardonnez-moi d'avoir réveillé de si cruels souvenirs !
Un long moment les deux jeunes femmes restèrent là, serrées l'une contre l'autre, en silence, cherchant une sorte d'abri contre des douleurs et des déceptions dont elles ignoraient à quel point elles se ressemblaient...
En revenant de Charonne, les Frey avaient ramené leur ami Chabot dans leur superbe hôtel de la rue d'Anjou. Ils l'y gardèrent à souper et même à coucher, l'ancien capucin de Rodez étant ivre à tomber. De ce jour, les trois hommes... et la belle Léopoldine bien sûr, ne se quittèrent presque plus, vivant une sorte de lune de miel dans laquelle Chabot n'allait pas tarder à s'engluer. Peu de jours après la partie de campagne, en effet, il proposait à la Convention la levée des scellés apposés chez les agents de change et les banquiers, arguant que ces mesures de rigueur interrompaient les relations commerciales et même - Junius Frey avait bien endoctriné son " ami " - servaient de prétexte à plusieurs banqueroutes simulées.
Il obtint satisfaction : les scellés furent levés chez tous les banquiers, à une seule exception : les financiers anglais Boyd et Kerr qui possédaient dans leur coffre parisien plus de quatre millions de valeurs sur l'État. Poussé par Frey, Chabot courut au Comité de salut public où il trouva Lullier qui venait d'y être nommé. Celui-ci l'accueillit avec amabilité, écouta ses reproches, promit de s'occuper de cette " grande injustice "... et n'en fit rien. Indigné, Chabot alla le relancer, cette fois à son bureau de l'Hôtel de Ville. Lullier, volu-bile, s'excusa, invoquant les nombreuses affaires pesant sur ses épaules, promit que tout rentrerait dans l'ordre le lendemain... et ne tint pas parole.
Chabot revint tout furieux chez Frey où Junius le rassura.
- Ne t'inquiète plus ! Les scellés vont être levés. Batz s'en est occupé. Il fait ce qu'il veut à la Commune.
- Batz ? Cet homme un peu trop élégant avec qui nous avons dîné chez la Grandmaison?
- Bien sûr. C'est son amant et sa présence était naturelle.
- Mais n'est-ce pas cet homme qui a tenté d'enlever Capet sur le chemin de l'échafaud ?
- En effet, mais ne t'y trompe pas : en risquant ainsi sa vie, Batz payait une dette d'honneur. Louis XVI lui avait montré beaucoup de bonté et il l'aimait bien. Cependant n'oublie pas qu'il a été député de la Constituante et qu'il est un ami de la Révolution. Son roi mort, il ne songe plus qu'à la fortune de la France et met à son service ses talents de grand financier. Et, en haut lieu, on sait l'apprécier même si certains qui ne le connaissent pas le détestent et veulent sa perte. Souvent d'ailleurs des gens qu'il a obligés. Mieux vaut être son ami, crois-moi!
- Est-ce que tu l'es, toi ?
- Bien sûr, et aussi mon frère. S'il en allait autrement, tu ne nous aurais pas rencontrés chez sa maîtresse.
Quelques jours plus tard, dans un couloir des Tuileries où siégeait la Convention, Chabot qui depuis son discours sur les scellés servait de cible au Père Duchesne, le sulfureux journal d'Hébert, rencontra Delaunay qu'il n'avait pas vu depuis Charonne. Celui-ci le félicita d'avoir " ouvré " pour le bien de la communauté, tout en lui reprochant d'y avoir mis un peu trop de chaleur. Etonnement de Chabot :
- On fait une chose ou on ne la fait pas ! Mais je ne te cache pas que les attaques d'Hébert m'ennuient...
- Ne te tracasse pas! Hébert se calmera, il ne peut pas agir autrement. Les violences de son torchon sont un bon paravent pour masquer ses intérêts personnels. En réalité, il nous appartient...
- Qui, nous?
- Je veux dire... moi, Cambon, Ramel, Batz, Julien et autres bons amis. Il est naturel qu'il veuille faire ses affaires : il a une femme et des enfants. D'ailleurs, il n'est pas le seul : Danton, par exemple, qui couvre de satin et de bijoux sa petite épouse de seize ans dont il est fou...
- Danton ? Tu rêves ?
- Oh non! Quand une femme vous tient... J'ai même entendu dire qu'elle avait exigé que leur mariage soit béni... et par un prêtre non jureur [xvii]. Alors, de l'argent, il lui en faut. Quel mal y a-t-il au fond à faire nos affaires en même temps que celles de la République? Le peuple aime bien que ses représentants mènent un certain train. Cela le flatte. Tu as le tort de vivre trop chichement, mon pauvre Chabot ! Surtout pour quelqu'un qui courtise une fille et sour de banquiers...
- Si elle m'aime, elle me prendra tel que je suis ! assura le défroqué, dans une pose qu'il jugeait suffisamment " romaine ".
- Oui, mais peut-être pas les Frey. Tu connais bien Junius à présent et tu sais quel homme sage, austère et de mours pures il est. Un modèle pour tous.
- Certes, certes mais...
- ... mais c'est un banquier et l'argent compte pour lui. Si tu veux sa sour, il faut t'en montrer digne et ce n'est pas bien difficile. Tu peux devenir riche sans y laisser ta conscience.
- Tu crois ?
- Bien entendu. Tiens, une autre occasion va se présenter de se faire un peu d'argent. Tu sais que l'on réclame la confiscation des biens des étrangers, mais on n'a pas précisé lesquels : biens mobiliers ou immobiliers. Or, les banquiers s'attendent à ce que l'on s'empare de leurs maisons mais pas de ce qu'il y a dedans, et cela représente de vraies fortunes en bijoux, meubles, tableaux, objets d'art...
Aussitôt, Chabot se remémora le décor dans lequel vivait Léopoldine, ce décor raffiné, élégant, fait de belles choses et qui convenait si bien à sa beauté. On n'allait tout de même pas l'en priver? Et lui aussi par la même occasion, puisqu'il était de plus en plus souvent question qu'il emménage rue d'Anjou? Dès l'instant, du moins, où il se serait débarrassé de sa " gouvernante " qui était aussi sa maîtresse. Une maîtresse enceinte par-dessus le marché. Pour ça aussi, il allait falloir des sous !
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