- Et tu vois un moyen d'éviter ça ?

- Oui : on demande aux banquiers une honnête compensation... un million par exemple, et on les laisse dans leurs meubles. Je sais d'ailleurs que notre ami Batz travaille en ce moment, avec Lullier, à un mémoire ne visant que les immeubles ! Si tu en es, tu toucheras ! Je lui en parlerai, si tu veux?

Batz ! Encore et toujours Batz ! Si tant de gens n'y avaient participé, Chabot aurait fini par se demander si la Révolution n'avait pas été faite au seul profit de cet homme. Il finit par penser tout haut :

- Il est donc dans toutes les affaires, ton Batz ? Delaunay leva un sourcil offusqué :

- Il n'est pas mon Batz plus que le tien ou celui de beaucoup d'autres de nos amis. Dis-toi bien ceci : c'est lui qui inspire toute la politique financière de la Montagne. Junius Frey le sait bien, lui, et n'y voit que des avantages. Tu pourras lui en parler...

- Et... Robespierre dans tout ça? Depuis le 27 juillet, il est au Comité de salut public.

- C'est un cas à part. Nul ne peut savoir ce qu'il pense ni se dire son ami à l'exception de la famille Duplay. Il est froid, secret, méfiant et cruel. Il trace son chemin dans l'ombre, visant le pouvoir suprême, j'en suis sûr, et je peux même te confier une chose : il faisait peur à Marat lui-même. Mais nous avons Danton, Saint-Just, et les bons compagnons de la Montagne pour lui barrer la route au besoin. Quant à toi, pense un peu à ton propre bonheur : tu l'as bien mérité... et la Révolution ne durera pas toujours !

Ça, c'était un langage que Chabot appréciait. N'était-il pas temps que l'on s'occupe de son bonheur à lui ? En quittant Delaunay, il se sentait des ailes : un avenir aux couleurs de l'aurore s'ouvrait devant lui et celle qu'il avait choisie. Il était jeune encore, il avait envie de vivre pleinement et ce fut en sifflant un allègre " Ça ira ! " qu'il s'en alla rue d'Anjou où Junius lui confirma tout ce qu'avait dit Delaunay en y ajoutant sa propre conviction qu'un État aussi violent ne pouvait s'éterniser et qu'il faudrait bien un jour composer avec les réalités d'une vie normale pour un peuple.

Le banquier, au fond, prêchait un converti. Chabot savait que tout allait mal pour la République. Soixante départements étaient en rébellion, les Vendéens partout vainqueurs gagnaient du terrain ; les frontières étaient entamées. On allait guillotiner le général de Custine qui n'avait pas pu garder Mayence, Valenciennes venait de capituler devant le duc d'York et les Autrichiens établissaient dans les territoires occupés du Nord une sorte de " junte " militaire rétablissant l'Ancien Régime. L'approvisionnement de Paris devint difficile. Certes on envoyait dans les provinces des " proconsuls " chargés de mater les rébellions locales et d'imposer leur loi à eux. Ainsi Chalier à Lyon - Fouché viendrait plus tard avec ses mitraillades -, Carrier à Nantes qui, trouvant la guillotine trop lente, institua les noyades en masse - et d'autres encore car on en expédia partout où les Girondins avaient allumé des révoltes. Certes, on avait rattrapé la majorité de ces fauteurs de troubles et Brissot leur chef, dont Hébert ne cessait de réclamer la tête, était à l'Abbaye. Certes, enfin, la Convention décidée à en finir avec la Vendée rappelait des frontières de l'Est quelques-unes de ses troupes et les envoyait, sous les ordres de Westermann, pratiquer la terre brûlée et le massacre systématique, mais l'agitation était encore bien loin de se calmer et nul ne pouvait être sûr des réactions de ce Paris toujours imprévisible qui souffrait de privations sans voir venir les temps heureux qu'on ne cessait de lui annoncer.

Alors, pour lui changer les idées, Barère, l'un des orateurs les plus écoutés, décida de lui offrir une distraction de choix. Le 31 juillet, il montait à la tribune de la Convention pour déclarer :

- Au moment où nous songeons à célébrer dignement l'anniversaire du 10 août qui a abattu le trône, je demande que l'on détruise à jamais les mausolées et tombeaux de Saint-Denis qui rappellent des rois l'effrayant souvenir !

Il n'eut pas besoin de se répéter. Quelle grande idée ! On applaudit, on s'enthousiasma et, pendant des semaines, des hommes armés de pioches vont envahir la basilique royale, briser les monuments, les statues, jusqu'au plus infime emblème royal, et surtout s'acharner sur les cercueils - le premier à être violé sera celui du maréchal de Turenne ! -, en arracher les corps que l'on jette à la voirie ou dans des fosses hâtivement creusées, après les avoir outragés en prélevant quelques souvenirs. Les reines seront les plus maltraitées : des mégères les insultent, leur arrachent des touffes de cheveux ou les débris de leurs robes. Même Henri IV, malgré sa conservation extraordinaire et l'image affectueuse qu'en gardait le peuple, n'échappera pas à la profanation : on lui coupera la barbe et les moustaches pour en faire des cadeaux. Des semaines dans la poussière et l'odeur nauséabonde !

Sur un autre plan, on proposa une loi des Suspects qui ouvrirait la porte à la Terreur en désignant tellement de gens à la fureur populaire qu'il deviendrait de plus en plus difficile de ne pas tomber sous ses coups. Enfin, on transféra la Reine à la Conciergerie pour instruire son procès... C'était le 2 août.

Le lendemain, fut annoncé que les armées autrichienne et anglaise se réunissaient pour marcher sur Paris, ce qui incita la Commune à demander la levée en masse de la Nation pour s'avancer contre l'envahisseur... et amena tout naturellement un ordre d'arrestation visant les sujets britanniques ou autrichiens résidant en France... Non sans peine, Batz obtint de Charlotte Atkyns qu'elle songe sérieusement à rentrer chez elle.

- Votre passeport de dame flamande ne vous protégera pas longtemps et, si vous voulez repartir vers les Flandres, les troupes que l'on dirige de ce côté ne vous laisseront pas passer. On vous accusera d'être une espionne de la régente, l'archiduchesse Marie-Christine, sour de la Reine...

- Je ne veux pas partir, vous le savez bien, et vous feriez mieux de m'aider à pénétrer dans la Conciergerie : je vous rappelle que je veux proposer à la Reine de prendre sa place !

- C'est irréalisable. Vous pensez bien que ses geôliers y ont pensé : aucune femme ne peut l'approcher à l'exception de celles qui s'occupent d'elle.

- J'irai déguisée en homme.

- Elle est gardée à vue ou presque. On n'est plus au Temple. D'ailleurs, sachez que je n'ai pas abandonné mon désir de la sauver. J'ai un plan qui est en voie d'exécution. Alors laissez-moi faire... et repartez ! N'oubliez pas que vous avez un fils et ne sacrifiez pas votre vie pour rien....

- Mais il y a aussi l'enfant, le petit roi. Ce pauvre petit aux mains de cette brute ! Il le tuera !

Un feu sombre s'alluma dans le regard du baron.

- Il s'en gardera bien : le Roi est un otage trop précieux pour la République. En outre, Simon sait que je ne le laisserais pas vivre vingt-quatre heures après sa mort. Enfin je peux vous assurer qu'il est bien traité : la femme Simon en raffole et le soigne comme il faut. Partez tranquille, je garde les yeux sur lui en attendant mieux !

- Partir, mais comment? Par vos bateaux de Boulogne ?

- Depuis la déclaration de guerre, ils ne peuvent plus sortir librement : les flottilles de pêche sont surveillées. Mieux vaut la Normandie. Vous emprunterez... un navire américain : le colonel Swan vous attend au Havre...

Lady Atkyns comprit qu'elle ne pourrait faire plier la volonté de cet homme et que, sans lui, elle ne pouvait rien.

- C'est bien. Je vais me préparer mais... vous avez vraiment un plan pour Elle ?

- Me prenez-vous pour un menteur? La nuit prochaine, je vous fais sortir de Paris. Soyez prête !

Elle lui tendit une main désabusée qu'il baisa, puis elle demanda :

- Vous retournez à Charonne ?

- Non. Je n'y retournerai pas avant que cette affaire ne soit réglée pour ne pas mettre Marie en danger. Je vis... chez des amis.

A l'aube du lendemain, lady Atkyns franchissait la barrière de la Conférence dans un tonneau noyé au milieu d'autres qui allaient se faire remplir de bière à la brasserie de Suresnes, installée depuis l'année précédente dans l'ancien château de la Source par cinq compères dont trois, le colonel Bourgeois, l'ancien garde du corps Fallois et l'ex-abbé Huvelle, étaient des habitués de l'épicerie Cortey et des amis sûrs. Batz lui-même, superbement ivre en apparence malgré l'heure matinale, menait le chariot brinquebalant en braillant des chansons à faire rougir un adjudant. L'Anglaise sortit de là couverte de bleus et à moitié asphyxiée par l'odeur acre de la bière mais ravie au fond de l'aventure. Elle passa la journée à la Source et repartit la nuit suivante dans un véhicule plus confortable, munie d'une liasse d'assignats pas trop neufs et fort bien imités grâce à la fabrique clandestine qui cohabitait harmonieusement, au château, avec la bonne bière de Suresnes.

Quelques jours plus tard, le citoyen Michonis, son écharpe autour du ventre et son chapeau à plumes sur la tête, pénétrait au Palais suivi par un petit rouquin en bonnet rouge et pantalon de toile rayée dont la carmagnole toute neuve d'un élégant gris " boue de Paris " s'ornait de deux oillets rosés plantés dans une boutonnière : c'était le chevalier de Rougeville qui s'apprêtait à jouer le rôle dont il rêvait depuis si longtemps. Et le cour lui battait fort.

Celui de Michonis aussi, quand il fit descendre son ami dans la courette en contrebas, sur laquelle ouvrait la porte de la Conciergerie.

- Nous allons passer le guichet, chuchota-t-il d'une voix un peu oppressée. Surtout ne dis pas un mot et laisse-moi faire !

Rougeville approuva d'un signe de tête et l'on s'avança vers les municipaux de garde à la grille. Ceux-ci connaissaient bien le citoyen Michonis, qui venait chaque jour faire son tour d'inspection comme dans les autres prisons. Ils ne lui demandèrent même pas son laissez-passer, se contentant de toucher leurs bicornes d'un doigt poli, mais ils s'intéressèrent à son compagnon que Michonis se hâta de présenter :

- C'est le citoyen Gousse et c'est mon adjoint, grogna-t-il. Vous feriez aussi bien de vous habituer à sa figure parce que vous le verrez souvent avec ou sans moi. Je ne peux plus suffire. Les prisons regorgent et on ne saura bientôt plus où mettre les suspects...

L'un des municipaux se mit à rire, cracha majestueusement, puis coinça sa bouffarde dans un coin de sa bouche :

- Pourquoi t'en touches pas un mot à Fouquier-Tinville, citoyen administrateur? Un mot de lui et t'auras toute la place que tu veux. Tu pourras même t'offrir des vacances! Comme dit le Père Duchesne, le " rasoir national " n'est pas fatigué...

Et de rire tandis que Michonis répliquait que ce serait trop beau si ça pouvait marcher aussi facilement.

Passé le guichet et atteint le vestibule du concierge qui lui faisait suite, Rougeville sortit son mouchoir et s'épongea le front. L'atmosphère lui semblait déjà irrespirable. Michonis qui le sentit lui donna un coup de coude :

- Fais un peu attention ! Voilà le guichetier !

Un homme en effet sortait de l'ombre. Reconnaissant Michonis, il toucha son bonnet rouge. Le directeur des prisons recommença les présentations et l'on échangea quelques fines plaisanteries. Puis le guichetier demanda :

- Tu commences par la veuve Capet, comme d'habitude?

Bon comédien, Michonis fit la grimace :

- Faut bien mais je te jure que c'est pas pour mon plaisir. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, avec celle-là!

- Dame, ricana l'autre, ça vaut pas Trianon ici. C'est moins gai, mais par cette chaleur c'est plus frais!

Tout en parlant, il précédait les deux hommes dans un couloir obscur sur lequel ouvraient plusieurs portes à guichets grillés et armées de lourdes ferrures médiévales. Devant la première, qui était ouverte, deux gendarmes jouaient aux dés sur un banc, éclairés par une chandelle pour suppléer au jour trop pauvre. Ils se levèrent pour accueillir l'administrateur et, tandis que l'un d'eux poussait la porte, l'autre, un certain Gilbert, donnait à Michonis les dernières nouvelles. Rougeville combattit de son mieux l'émotion violente qu'il éprouvait.

A la suite de Michonis, il pénétra dans une cellule basse, mal éclairée par une fenêtre placée presque au niveau du sol de la cour des Femmes. Un lit, un fauteuil, une table sur laquelle un crucifix était placé, une toilette et un grand paravent cachant des ustensiles plus intimes composaient tout le mobilier de ce réduit où malgré le grand soleil du dehors ne pénétrait qu'un jour parcimonieux et triste. Il y avait là deux femmes : l'une était une jeune fille. Accorte et fraîche, elle se tenait debout près de la toilette. C'était Rosalie Lamorlière, la nièce du concierge Richard. L'autre, assise dans le fauteuil et toute vêtue de noir, tenait ses mains pâles nouées sur ses genoux. A sa vue, le cour de Rougeville manqua un battement : c'était la Reine.