Elle se leva pour accueillir les deux hommes avec une politesse résignée qu'on ne lui rendit pas.

- Je viens, comme d'habitude, voir si tu n'as besoin de rien, citoyenne, dit Michonis. Et aussi te présenter mon adjoint, le citoyen Gousse qui m'assiste dans ma lourde tâche...

Etranglé d'émotion, incapable de parler, Rougeville toucha vaguement son bonnet tandis que la Reine inclinait la tête. A la retrouver ainsi, son âme se gonflait d'affliction. Il voyait devant lui une femme de trente-sept ans, vieillie bien avant l'âge, un visage cireux marqué par la maladie, la douleur, les injures quotidiennes et surtout le chagrin éprouvé depuis qu'elle était séparée de ses enfants. Certes, sous le bonnet de linon entouré d'un ruban noir, ses beaux cheveux descendaient toujours sur son épaule en boucles gracieuses, mais ils étaient presque blancs. Quant au regard bleu, les larmes en avaient délavé la couleur, éteint la flamme. Pourtant, prisonnière, menacée, insultée, cette femme conservait une inimitable majesté. Pourtant, elle était toujours celle que le chevalier adorait et vénérait depuis qu'à son retour d'Amérique, il s'était incliné pour la première fois devant elle. Et le plus dur était de ne pas pouvoir se jeter à ses genoux.

Cependant, le regard dont Marie-Antoinette avait effleuré le nouveau venu s'animait un peu tandis qu'une rougeur fugitive passait sur ses pommettes. Il y eut même l'ébauche d'un sourire et Rougeville comprit qu'elle l'avait reconnu pour celui qui, le 20 juin, l'avait sauvée en l'obligeant à rejoindre le Roi dans la salle du Conseil. Des larmes, alors, montèrent à ses yeux.

Michonis, pour sa part, entretenait le garde Gilbert des nombreuses difficultés de sa charge. Rougeville en profita pour s'approcher du poêle et laisser tomber comme par mégarde l'un de ses oillets, puis il jeta à la Reine un coup d'oil qu'elle ne comprit pas. Alors, il s'approcha, se pencha et très vite chuchota :

- Ramassez l'oillet qui contient mes voux les plus ardents. Je viendrai vendredi... Puis, plus bas encore : Quand nous serons sortis, formulez une réclamation quelconque !

Cela dit, il sort avec Michonis qui a enfin fini son discours et veut lui faire visiter la cour des Femmes. C'est là que Gilbert les rejoint, annonçant que la prisonnière veut déposer une réclamation au sujet de la nourriture. Et Michonis de grogner :

- Cela m'étonnait aussi qu'elle n'ait rien trouvé à redire. Maintenant, j'en ai pour un quart d'heure à entendre ses jérémiades...

Il semble si mécontent que le citoyen Gousse lui propose tout naturellement d'y aller à sa place. Et Michonis, bien sûr, accepte :

- Bon, vas-y, mais tâche de ne pas te laisser entortiller! C'est qu'elle est finaude la mâtine!

- Dans cinq minutes je suis là...

Le dialogue, en effet, est rapide. Rosalie est sortie, la Reine est seule.

- Votre témérité me fait frémir, dit Marie-Antoinette qui a eu le temps, à l'abri de son paravent, de trouver le billet et de le lire. Il contient l'annonce qu'on reviendra le vendredi suivant avec de l'or pour acheter les gardiens.

- Il fallait que je vienne, répond-il. J'ai de l'argent, des complices dont Michonis et Batz ainsi que des moyens sûrs de vous tirer d'ici.

- J'ai fait le sacrifice de ma vie et seuls mes enfants me tourmentent.

- On s'en occupera. Votre courage est-il abattu?

- Ma santé, oui, mais mon cour ne l'est pas.

- Alors gardez espoir, Madame, nous vous sauverons...

Il n'en dit pas davantage : la femme Harel qui s'occupe de la Reine avec Rosalie vient d'entrer avec un seau d'eau. Celle-là n'était certainement pas une sympathisante : Rougeville le comprit et sortit sans saluer en bougonnant dans le meilleur style Michonis.

En quittant la Conciergerie, il se rendit chez Roussel où il logeait alors avec Batz et qui servait en quelque sorte de quartier général. Il rendit compte de la visite et passa ensuite l'une des meilleures nuits de sa vie, bercé par l'espérance. Mais le lendemain, alors que les trois hommes étaient à table, Michonis accourut. Il semblait très troublé.

- Je viens de là-bas, dit-il en se laissant tomber sur une chaise, et je crois bien que nous l'avons échappé belle...

- Il s'est passé quelque chose? demanda Batz déjà sur la défensive.

- Oui. Quelque chose qui aurait pu être grave. Ce matin, la femme Richard, la concierge qui porte ses repas à la Reine, a voulu, par jeu, explorer les poches du gendarme Gilbert, histoire de lui chiper les lettres d'amour de sa bonne amie. J'ignore s'il y en avait mais, parmi les papiers qu'elle a sortis, elle en a trouvé un qu'elle m'a porté tout droit en disant qu'il lui semblait suspect.

Et il tira de sa poche un rouleau de mince papier gris que Rougeville reconnut aussitôt. Ce n'était, à vrai dire, qu'un morceau de ce qu'il avait glissé dans l'oillet mais, en le déroulant, il s'aperçut qu'il était percé de nombreuses piqûres d'épingle.

- Regarde ! dit-il à Batz. On dirait une écriture... C'en était une en effet. Présenté à la lumière, le papier révéla quelques mots : " Je me fie à vous. Je viendrai... "

- Elle accepte ! s'écria Rougeville en se laissant tomber à genoux d'émotion. Elle accepte! Mon Dieu, j'avais si peur qu'elle refuse pour ne pas abandonner ses enfants à la colère de leurs bourreaux !

- Ouais, fit Michonis, mais c'est heureux que la femme Richard ne nourrisse aucun soupçon en ce qui me concerne. Si au lieu de me l'apporter elle avait eu la mauvaise idée de le faire tenir à Fouquier-Tinville, nous étions perdus et la Reine avec nous.

- Oui... mais elle ne l'a pas fait! coupa Batz agacé. Je pense que ceci est peut-être la meilleure des nouvelles. Dis-moi, Michonis, sais-tu si Gilbert a essayé de défendre ses poches contre la curiosité de la concierge ?

- Oui, il paraît qu'il s'est défendu comme un beau diable !

- Excellent ! Eh bien, mes amis, si le billet était dans sa poche et s'il a voulu empêcher la femme Richard de s'en emparer, cela veut dire que la Reine a réussi à le gagner et qu'il nous laissera agir.

Michonis vida d'un trait le verre de vin que Roussel lui avait servi et le tendit pour le faire remplir de nouveau :

- Tu as raison. Je pensais aussi qu'on n'aurait pas trop de mal avec Gilbert. Je sais qu'il plaint la Reine - il lui a même déjà apporté des fleurs - et je suis presque certain qu'il a laissé un prêtre clandestin pénétrer jusqu'à elle. Quant au maréchal des logis Dufresne, c'est un brave homme qui n'a rien de sanguinaire.

- Résumons-nous! reprit Batz. Demain, je te donne l'or que tu as annoncé à Sa Majesté. Ensuite nous passons à l'action car il faut nous hâter. Le 2 septembre au plus tard, nous enlevons la Reine. Je m'occuperai d'avoir une voiture que j'amènerai dans la cour de la Conciergerie avec deux gendarmes qui seront de nos amis. Pendant ce temps, vous irez réclamer la prisonnière prétendument pour la ramener au Temple sur l'ordre du Comité de salut public. Au besoin vous pourrez vous servir, comme accréditif, de cette affaire de billet piqué : le Comité, inquiet, penserait que la Reine n'est pas assez bien gardée à la Conciergerie. Les Richard ne verront là rien que de très normal...

- Et ensuite, nous l'emmenons où ?

- Au château de Livry, chez Mme de Jarjayes ou plutôt chez son père. L'épouse du chevalier s'y est retirée depuis le départ de son époux. Elle vit avec son père, Quelpée de la Borde, son gendre, M. de Berny, et sa fille qui attend un enfant [xviii]. De là, on conduira la Reine munie d'argent et de faux papiers en Allemagne où elle arrivera j'espère saine et sauve !

- Livry ? murmura Rougeville. L'un des relais du voyage à Varennes...

- Oui, mais c'est à présent le chemin le plus rapide pour la mettre à l'abri et on n'imaginera pas qu'elle aura osé reprendre cette route fatale.

Le lendemain qui était le vendredi 30 août, Michonis et Rougeville réitéraient leur visite à la Conciergerie. Mais cette fois le chevalier dissimulait dans les vastes poches de son habit gris une somme importante en louis d'or et en assignats.

Ils trouvèrent la Reine en compagnie de la femme Harel qui lui donnait quelques soins. La santé de la prisonnière minée par de continuelles hémorragies, les épreuves subies, le manque d'air et la réclusion, se détériorait de façon inquiétante. Quand les deux hommes entrèrent, elle était étendu sur sa couchette, une couverture posée sur ses jambes. A la vue de Rougeville ses mains se mirent à trembler, mais elle les cacha sous la couverture d'un geste naturel comme pour les réchauffer.

La femme Harel ne paraissant pas décidée à quitter la place, Michonis l'entreprit afin de permettre à Rougeville de remettre l'argent. Le sujet de conversation était aisé à trouver : la santé de la prisonnière puisqu'on la trouvait étendue. Afin de pouvoir parler plus discrètement, Michonis entraîna la femme près de la fenêtre, son large dos faisant écran.

- On dirait que la veuve Capet décline? Tu ne trouves pas, citoyenne ?

- Bah, fit celle-ci avec un mauvais sourire, elle tiendra bien jusqu'à l'échafaud. C'est de la mauvaise graine : ça fait des manières mais c'est solide !

- Faut l'espérer, fit Michonis avec un gros rire. Ça serait trop triste qu'elle passe ici.

- On veillera à ce qu'elle tienne jusque-là, ricana-t-elle en écho.

Pendant ce temps, Rougeville se penchait sur le lit comme s'il voulait examiner la figure de la Reine et chuchotait tout en glissant doucement l'argent sous la couverture :

- Ce sera pour lundi soir. Mais aurez-vous la force ?

- Je l'aurai...

- Vos gardiens?

- Sont gagnés. Rosalie aussi...

- Et... cette femme ? dit-il en désignant du menton la femme Harel.

- Non. Elle ne m'aime pas et ne cesse de nie questionner...

- Alors, n'en parlons pas.

Le samedi et le dimanche parurent interminables à Rougeville, qui avait rejoint son amie Sophie Dutilleul mais, pour Marie-Antoinette, la plus dure fut la journée du lundi 2 septembre et ce fut dans la prière qu'elle trouva le meilleur refuge.

Les murs cependant épais de la vieille prison ne défendaient pas vraiment contre la chaleur qui, tout le jour, avait été pesante. L'air stagnait dans la cour des Femmes, difficile à respirer. Quand le soir tomba, la cloche du préau sonna pour ordonner aux détenues de regagner leurs cachots respectifs. Seule, en effet, la Reine était gardée au secret et quand elles passaient devant sa fenêtre les autres prisonnières élevaient toujours la voix afin de l'informer un peu de ce qui se passait dans la prison ou dans la ville.

Lorsque la grande horloge du quai sonna onze heures, les bruits de la Conciergerie s'éteignirent. Il y eut cependant le roulement d'une voiture, attelée de plusieurs chevaux puis des claquements de portes. Des pas se firent entendre dans le couloir et une lumière apparut au guichet tandis que le cour de Marie-Antoinette manquait un battement. La Reine qui était restée dans son fauteuil se tourna vers la porte que franchissaient quatre hommes : Michonis, Rougeville, Gilbert et Dufresne.

- Pas encore couchée, citoyenne ? dit l'administrateur. C'est tant mieux car nous venons te chercher.

- Où m'emmenez-vous ?

- Au Temple. La Commune a décidé que tu y serais ramenée dans l'intérêt de ta sécurité. Je dois t'escorter...

- Je vais donc revoir mes enfants ?

- Je n'ai pas d'ordres à ce sujet, fit Michonis le visage fermé. Prépare-toi !

- Je suis prête, Rosalie m'enverra le reste de mes affaires.

La jeune fille qui était entrée derrière les hommes jeta sur ses épaules une mante à capuchon puis, les larmes aux yeux, lui baisa la main. Émue, Marie-Antoinette l'embrassa. Entre Gilbert et Dufresne, elle quitta sa cellule, précédée de Michonis et suivie de Rougeville au supplice. On arriva dans le vestibule du concierge où Richard attendait, une lanterne à la main. Là on s'arrêta.

Richard alla chercher le registre pour la levée d'écrou et Michonis discuta un instant avec lui, sans difficultés d'ailleurs, car le concierge ne voyait rien d'extraordinaire à ce transfert nocturne. Les deux gardes enfin allaient ouvrir le guichet quand une voix railleuse retentit :

- Bien entendu, citoyen Michonis, tu as un ordre exprès du Comité de salut public qui te commande de ramener la veuve Capet au Temple ?

C'était la femme Harel. Grimaçant un sourire, elle sortait de derrière un gros pilier. Rougeville sentit une main de glace lui étreindre le cour mais Michonis, en face du danger, voulut jouer d'autorité :