- Vous voulez qu'ils soient arrêtés? s'indigna Batz.
Ce fut le marquis de La Guiche qui lui répondit :
- Marie a raison. On n'a pas le temps de remettre toute la maison en état comme s'il n'y avait eu personne. Sartiges et moi, le " citoyen Sévignon ", avons de faux noms, de faux papiers très bien faits. Dépêche-toi de vider les lieux, mon cher Batz. Nous, nous regagnons nos lits après quoi, on éteint tout... et on attend. J'espère tenir convenablement mon rôle, ajouta-t-il en souriant.
Les domestiques étaient là eux aussi, tous animés du même courage. Le regard de Batz passa sur ce cercle de visages déterminés et d'yeux brillants.
- Pressons! fit Pitou. Ils ne vont plus tarder maintenant ! Hâtez-vous de regagner vos chambres et d'éteindre. Je vais aider notre ami à déménager. Je me charge des vêtements, lui va prendre les documents qui ne doivent pas tomber aux mains de l'ennemi.
Mais Batz ne l'écoutait pas. Il s'était rapproché de Marie et l'étreignait :
- Viens avec moi, mon cour ! Je ne supporte pas l'idée de te laisser courir ce risque insensé. Je veux rester près de toi...
- Et moi je ne le veux pas ! Songez à... tous ceux qui ont besoin de vous ! En outre, je n'ai pas grand-chose à craindre.
Elle s'échappa de ses bras et remonta l'escalier suivie de Pitou qui allait fourrer dans un sac les vêtements de Batz - peu nombreux, car il en laissait toujours dans ses diverses résidences. Pendant ce temps, Jean enlevait de son cabinet de travail l'argent et les plus importants de ses documents. De cela non plus il n'y avait guère, car il savait qu'aucune maison en France n'était plus à l'abri d'une perquisition. Depuis longtemps il avait transporté le principal dans la cave secrète où était la presse à imprimer les assignats et dont il était certain qu'elle ne serait pas découverte.
La maison était redevenue obscure quand les deux hommes traversèrent le jardin en courant pour franchir le mur qui l'isolait du parc du château de Bagnolet, ancienne résidence du duc d'Orléans. Un parc abandonné qui retournait lentement à l'état sauvage et dans lequel Batz et Pitou se fondirent.
Pendant ce temps, Vergne, Lafosse et leurs hommes, un peu fatigués tout de même, étaient arrivés au village de Charonne où ils commencèrent par aller réveiller le maire, Jean Piprel, et le chef du poste de garde nationale de l'endroit afin de s'assurer une légalité absolue pour investir la demeure d'un dangereux conspirateur. L'officier municipal connaissait bien Marie Grandmaison et commença par envoyer promener les perturbateurs de sa nuit, mais ceux-ci se disaient envoyés par le Comité de sûreté générale et il n'était pas question de badiner avec ces gens-là. Il se laissa donc convaincre, fit chercher Jean Panier qui commandait la garde nationale, et tout ce monde s'en alla tirer la cloche de la citoyenne Grand-maison.
Marie joua son rôle en grande artiste. Quand les envahisseurs eurent pénétré dans la cour, elle parut au seuil, les bras croisés sur son déshabillé de batiste et de dentelle blanche orné de rubans de satin bleu pâle. Elle jouait à merveille la femme réveillée en sursaut, mais elle était si belle et si gracieuse que Vergne et Lafosse la saluèrent machinalement :
- Ce n'est pas à toi qu'on en veut, citoyenne Grandmaison. On cherche le baron de Batz - entretemps le maire avait rectifié la consonance du nom. On sait qu'il est ton amant...
- Peut-être, mais il n'est pas ici...
- Tu es seule dans cette maison?
- Avec mes " officieux [xx]" que vous pouvez voir et quelques amis qui se sont attardés et que j'ai gardés à souper... et que voici, ajouta-t-elle en désignant les trois hommes qui sortaient du pavillon.
- Et Batz n'est pas là?
- Je ne l'ai pas vu depuis au moins quinze jours.
- C'est ce qu'on va voir! Allez, vous autres! Fouillez-moi cette maison... ces deux maisons. Pendant ce temps-là on va vous interroger toi, tes " amis " et tes " officieux ".
Cela dura des heures. La propriété fut visitée de la cave au grenier et jusqu'au fond du jardin tandis que Vergne, assis à la table pas encore desservie dans la salle à manger du pavillon - Biret-Tissot avait adroitement subtilisé l'un des couverts -, interrogeait les gens et les amis de Marie tout en appréciant avec les restes du gâteau le talent du cuisinier Rollet. Lafosse, lui, se chargeait de la jeune femme dans un coin du salon. Elle semblait le fasciner mais comme il n'était pas très intelligent, il ne savait lui poser qu'une seule question : où était Batz? En se contentant de varier le ton, alternant menaces et bonnes paroles du genre : " On te laisse tranquille tout de suite si tu nous dis où il est. " Et inlassablement, sans que sa voix douce trahît la moindre impatience, la jeune femme répétait qu'elle n'en savait rien. Ce qui était l'exacte vérité, même si elle pensait qu'il chercherait peut-être refuge dans les carrières de Cha-ronne, dans le couvent désaffecté des Hospitalières de Saint-Mandé installées auparavant dans l'ancienne demeure du surintendant Fouquet, ou plus simplement dans le bois de Vincennes en attendant que l'ouverture des barrières lui permette de se perdre dans Paris.
Finalement, Vergne rejoignit son collègue :
- On emmène tout le monde, grogna-t-il. Va t'habiller, citoyenne.
Elle obéit sans protester, éprouvant même un peu de soulagement en constatant, de retour dans sa chambre, que la perquisition n'avait pas causé trop de dégâts. Elle s'habilla d'une robe de toile de laine légère du même gris clair que ses yeux et garnie de velours noir ainsi que des rituels fichu et manchettes de mousseline blanche, prit une mante à capuchon assortie et, à tout hasard, emplit un sac de linge de rechange et de quelques objets usuels avec une liasse d'assignats. Elle savait que, dans les prisons, tout s'achetait et qu'elle pourrait en avoir besoin pour elle-même ou pour Marguerite, son habilleuse, et Nicole sa femme de chambre. Quelque chose lui disait qu'elle ne reverrait pas de sitôt sa chère maison. Si même elle la revoyait jamais... Ce fut pourtant d'un pas ferme qu'elle la quitta. La douleur qui habitait son cour depuis tant de jours se doublait d'une farouche résolution : tout faire pour protéger Jean. Jamais son amour pour lui n'avait été aussi grand, aussi pur car elle le croyait déjà perdu pour elle... Lorsqu'elle reparut dans la cour où l'on avait préparé sa voiture, elle traversa la petite foule des sectionnaires et des municipaux, et le maire vint courageusement l'aider à monter dans le cabriolet que l'on avait attelé :
- J'espère qu'on te reverra bientôt, citoyenne ! Tu as toujours été généreuse pour ceux d'ici...
- Merci ! Essaie de prendre soin de ma maison, citoyen Piprel.
On avait amené un chariot pour les autres " prévenus " et la troupe se mit en marche. Pour mieux garder son courage, Marie ne tourna pas la tête pour voir encore ce domaine dont elle avait fait son paradis. Et c'est ainsi qu'à son tour, elle quitta l'ermitage de Charonne...
A la section Le Pelletier, elle trouva Maillard qui se promenait de long en large dans la salle, l'air féroce et rébarbatif comme au plus fort de ses exploits de massacreur. Son impatience était à son comble car il ne cessait, depuis deux heures, de répéter qu'on allait lui amener le baron, et il ne cacha pas sa déception en voyant qu'il n'était pas là. Marie en fit les frais et aussi La Guiche qu'il envoya à la Force séance tenante. Tous les autres furent autorisés à rentrer, au grand soulagement de la jeune femme, heureuse de savoir qu'ils allaient retourner à Charonne...
Et l'interrogatoire reprit, rendu plus féroce, plus insidieux par les quelques minutes fort désagréables que le septembriseur avait passées chez Robespierre. Celui-ci lui avait mis le marché en main : soit il livrait l'homme auquel il voulait se vendre, soit il allait tâter de ces prisons qu'il s'entendait si bien à vider !
Marie fut, par ce misérable, couverte d'injures et de menaces, sans qu'il osât toutefois porter la main sur elle. Finalement, il lui dit :
- Tu as un logis au numéro 7 rue Ménars. Donne-moi tes clefs !
- Je n'y habite plus depuis des mois. Et je ne veux pas que l'on prétende y trouver ce qui n'y est pas. Quant aux objets qui m'appartiennent, je tiens à ce qu'on les examine en ma présence !
Maillard avait bonne envie de la malmener, de lui arracher de force ce qu'il demandait mais à la section Le Pelletier, où l'influence de Cortey était si grande, on lui fit comprendre qu'il valait mieux emmener la citoyenne Grandmaison - une actrice aimée du public et non une aristocrate! - pour cette visite domiciliaire. On la conduisit rue Ménars, et ce ne fut pas sans émotion qu'elle retrouva le décor de ses premières amours avec Jean. Bien entendu, on ne découvrit rien et le procès-verbal de cette visite domiciliaire porte qu'" il ne s'est trouvé rien de suspect chez la citoyenne Grandmaison... ".
En bonne justice elle aurait dû être libérée, mais Maillard était trop déçu pour la laisser lui échapper. Mettre cette ravissante femme en prison, n'était-ce pas le meilleur moyen de faire sortir le conspirateur de son trou? Fort de l'appui de Robespierre, il passa outre à toutes les protestations du comité de la section.
Et Marie fut conduite sur l'heure à la prison de Sainte-Pélagie [xxi].
CHAPITRE X
LE REFUGE
Au soir de ce jour, le premier de la prison pour Marie, Laura s'était laissé convaincre par Julie Talma de l'accompagner au théâtre. On était le 1er octobre 1793. On disait déjà le 10 vendémiaire an II, car dans quatre jours, le calendrier républicain serait imposé en lieu et place du calendrier grégorien, ce qui allait compliquer singulièrement la vie des gens sensés et des autres davantage encore.
C'était pour faire plaisir à son amie que Laura avait accepté. Depuis la capture de leurs amis girondins, l'inquiétude grandissait rue Chantereine et Talma tenait à donner des gages au pouvoir montagnard. On chuchotait même qu'il en avait donné un énorme en dénonçant les comédiens rivaux du faubourg Saint-Germain. Ce qui était complètement faux. Si, dans la nuit du 3 au 4 septembre, on les avait arrêtés en masse et jetés en prison -les hommes aux Madelonnettes, les femmes à Sainte-Pélagie - pour incivisme, correspondance avec l'étranger et surtout fidélité au théâtre traditionnel, la vedette de la rue de la Loi n'y était pour rien. C'était Barère, du Comité de salut public, qui avait obtenu la fermeture de la vénérable maison et l'incarcération de ses acteurs.
Craignant pour lui-même et pour les siens, Talma s'était gardé provisoirement de démentir mais cherchait à préserver un peu l'avenir en se montrant avec des gens qui n'avaient rien à voir avec les enragés dont son théâtre se peuplait. Bien vue de la Convention, la petite colonie américaine était de ceux-là et le comédien avait supplié sa femme de lui obtenir au moins une fois la présence du colonel Swan, chevalier servant quasi officiel de Laura, et de leurs amis Ruth et Joël Barlow. Des gens " du monde " en quelque sorte.
Il y avait des années que Laura n'avait mis les pieds dans une salle de spectacle. Encore n'était-ce pas elle, en tant que Laura Adams, mais Anne-Laure de Pontallec qui, au moment de son mariage à Versailles, avait reçu la faveur d'être admise avec son époux au petit théâtre de la Reine, à Trianon, pour une représentation privée du Mariage de Figaro. Elle avait gardé au fond des yeux l'image raffinée d'une symphonie bleu et or sur laquelle se détachaient comme autant de bouquets de fleurs les robes immenses des femmes couvertes de joyaux et les costumes somptueux des hommes. Tout alors respirait le faste, la jeunesse, l'éclat mais dans ce théâtre de la République - dont la salle avait été belle cependant - tout était négligé, voire sale, à commencer par le public où fleurissaient plus de bonnets rouges que de chapeaux à plumes et plus de tabliers que de robes à paniers. Au point que la direction avait cru bon d'afficher une recommandation que l'on n'y aurait jamais Ame deux ou trois ans plus tôt : "Vous êtes priés, citoyens, d'ôter vos bonnets et de ne pas faire d'ordures dans les loges "... En outre, on passait balai et serpillières après chaque représentation.
A vrai dire, Talma n'était pas sans inquiétudes sur l'effet que produirait le spectacle de ce soir sur les invités de sa femme. On inaugurait, en effet, une nouvelle pièce : Le Jugement dernier des rois, due à la plume courtisane d'un certain Sylvain Maréchal, et le tragédien s'avouait tout bas qu'il s'agissait d'une franche horreur mais, à présent, c'était le peuple le plus grossier, pour ne pas dire la racaille, qui commandait, qui payait - tarif réduit bien entendu ! - et qui exigeait de voir des pièces à son goût jouées par les comédiens qui avaient sa faveur. Talma était de ceux-là et David qui dessinait les costumes se plaisait, comme jadis les patriciens romains vis-à-vis de leurs " clients ", à leur donner les spectacles qu'ils aimaient, fussent-ils affreux.
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