Il était là, d'ailleurs, David. Assis dans une loge avec deux jolies filles, il étalait une admirable redingote jaune et l'attitude nonchalante et blasée d'un potentat oriental au milieu de son harem. Laura qui ne l'aimait pas avait fait la grimace en constatant qu'une seule loge la séparait de celle occupée par le peintre. Il allait certainement lui demander encore de poser pour lui... et elle refuserait une fois de plus avec toute la grâce dont elle disposait. Le peintre était un grand artiste, mais l'homme était détestable.

Talma avait raison de se faire du souci. Le Jugement dernier des rois était d'une telle indigence, d'une telle trivialité, qu'il ne méritait pas le nom d'ouvre théâtrale. Le décor représentait une île peuplée par des sauvages où de vaillants sans-culottes français amenaient enchaînés tous les rois d'Europe et en premier lieu le pape, suivaient le roi d'Espagne, orné d'un long nez de carton, le gros roi d'Angleterre, le roi de Prusse, le roi de Naples, celui de Pologne, et, pour finir la Grande Catherine, impératrice de toutes les Russies. Afin d'obéir à Dieu sait quelle idée baroque, on les amenait là pour les pendre. En attendant, comme ils mouraient de faim, ils imploraient de la nourriture et le chef des sans-culottes leur faisait jeter un seul morceau de pain sur lequel ils sautaient comme des chiens affamés, la pièce - assez courte à vrai dire mais encore beaucoup trop longue - se terminant par une bataille féroce au cours de laquelle le roi d'Espagne perdait son nez, le pape envoyait sa tiare à la tête de Catherine qui lui répondait à coups de sceptre, avant que la Nature ne reprenne ses droits et que le volcan de l'île, en se réveillant, n'engloutisse tout ce beau monde sous les applaudissements frénétiques d'une foule en délire qui ne cessait de réclamer que l'on rejoue certains passages...

Dans la loge de Julie Talma, c'était la consternation :

- Il faut applaudir ! chuchota-t-elle. David nous regarde...

- Moi, applaudir cette infamie? s'insurgea Laura devenue rouge de colère et de honte.

- C'est indispensable ! Tenez, voilà l'auteur qui vient saluer.

La voix de Joël Barlow intervint, conciliante :

- On peut toujours applaudir le combat de boxe! Il était très réussi, même si les règles du marquis de Queensbury n'y trouvaient pas beaucoup leur compte.

Et, se levant, il se mit à battre des mains avec conviction, accompagné par le colonel Swan qui venait de chuchoter à Laura :

- Feignez de vous trouver mal! Il fait assez chaud pour ça...

L'idée était bonne. Laura l'exécuta aussitôt avec tant de conviction qu'elle tomba à terre. Ruth Barlow que le fracas des applaudissements venait de réveiller - la plate monotonie des vers jointe au fait qu'elle n'y comprenait rien lui avait procuré un bienheureux sommeil - se précipita pour lui faire respirer des sels.

La jeune femme ne put faire autrement que " reprendre conscience " en éternuant violemment. Les acclamations duraient encore mais en ouvrant les yeux, elle vit une main tendue pour l'aider à se relever :

- La pièce est peut-être un peu violente pour une dame, ironisa David, mais je croyais les filles de la libre Amérique moins soumises à leurs émotions ? L'auteur, lui, devrait être heureux !

- Il aurait tort ! fit Laura. Il n'est pour rien dans ce bref malaise. Seulement la chaleur...

- En ce cas allons tous manger des glaces chez Corazza. Cela vous remettra !

- Mais nous devons avoir une autre pièce, protesta Julie en jetant un coup d'oil au programme.

- Cela m'étonnerait qu'on la joue, répondit le peintre. Écoutez-les! Ils sont tellement contents qu'ils veulent une seconde édition du Jugement.

- Alors je vote pour les glaces ! dit James Swan en prenant la main de Laura. Il ne faut jamais abuser des bonnes choses. Venez-vous, Mrs Talma? L'entracte va sûrement être long si l'on doit tout remettre en place... Ensuite, je ramènerai miss Adams chez elle !

- En attendant, intervint David, c'est moi qui invite et c'est moi qui l'emmène !

Il fallut bien accepter la main offerte et l'on se rendit chez l'Italien au milieu du tohu-bohu qui était l'atmosphère habituelle de la galerie Mont-pensier. Chemin faisant, David se pencha sur sa compagne :

- Soyez franche ! Ce n'est pas l'émotion qui vous a fait pâmer, n'est-ce pas ? Vous êtes une femme de goût. Vous ne pouvez pas être sensible à pareille ânerie !

- Si vous en jugez ainsi, pourquoi y avez-vous travaillé? Les costumes sont très beaux... d'une grande élégance !

- Ma chère, la plèbe romaine réclamait pour ses jeux du cirque du sang et de la mort. La nôtre n'est guère plus raffinée et ceci est moins méchant : il faut lui donner ce qu'elle veut...

- Est-ce pour cela que la guillotine fonctionne chaque jour... ou presque?

- Ce n'est pas du tout la même chose ! fit sèchement le peintre. Là, il ne s'agit plus de jouer mai bien de tirer le sang impur qui étouffait la France. Mais nous reparlerons de tout cela à loisir... si vous me faites la faveur de me recevoir chez vous prochainement ?

Difficile de dire non. Avec grâce mais de ce ton un peu impersonnel qui banalise les paroles les plus aimables, Laura répondit qu'elle apprécierait une visite. C'était dit sans chaleur et il fallut bien qu'il s'en contente. En sortant de chez Corazza pour regagner le théâtre où il avait abandonné ses deux compagnes avec une belle désinvolture, David offrit son bras à une Julie peu enthousiaste mais qui ne pouvait échapper à la corvée pour raisons conjugales, et marqua une surprise ennuyée quand les trois Américains déclinèrent son invitation à les suivre.

- Je ramène miss Adams ! déclara James Swan.

- Ma femme supporte mal la chaleur du théâtre, allégua Joël Barlow. Elle n'est venue que pour faire plaisir à Talma...

- Moi aussi, riposta le peintre. Pour faire plaisir au peuple. Il apprécie la présence de ses dirigeants.

- Ce que nous ne sommes pas! dit sèchement Swan agacé par l'arrogance du personnage. Et ce peuple qui se vautre dans une boue sanglante n'est pas le nôtre.

- N'êtes-vous plus nos frères ?

- Bien sûr que nous le sommes ! Mais vous devriez savoir que des frères ne sont pas toujours d'accord.

David n'insista pas, mais le regard dont il enveloppa l'Américain parlait pour lui.

- Je crains que vous ne vous soyez fait un ennemi, murmura Laura.

- Ne vous tourmentez pas! Il ne s'attaquera jamais à moi. La Convention a trop grand besoin de mes bateaux et de ce qu'ils apportent...

Il était déjà plus d'une heure du matin et Laura ne trouvait toujours pas le sommeil. Le lamentable spectacle de la soirée en était sans doute responsable mais il n'avait fait qu'augmenter ce qu'elle ressentait depuis le matin. Inquiète, nerveuse, elle avait eu tout le jour l'impression d'une catastrophe imminente. Lasse de se tourner et de se retourner dans son lit, elle enfila pantoufles et robe de chambre pour descendre dans l'intention de faire un tour au jardin. Sans allumer la moindre chandelle. La nuit était claire et elle connaissait si bien sa maison !

Elle allait atteindre l'une des portes-fenêtres du salon quand elle entendit la cloche du portail et se figea, le cour arrêté. Les visiteurs d'une heure aussi tardive n'étaient généralement pas animés de bonnes intentions. Cela signifiait le plus souvent visite domiciliaire, voire arrestation... Cependant, elle prit son courage à deux mains et se dirigea vers le vestibule. Mais déjà une lumière s'était allumée dans la loge du portier où habitait Jaouen et elle le vit sortir pour aller ouvrir la porte piétonne prise dans le grand vantail. Deux gardes nationaux entrèrent très vite. A l'éclairage de la lanterne que tenait Jaouen, Laura reconnut Pitou qui parlementa un instant avec le majordome. Quant à l'autre, il lui était inconnu mais quelque chose dans sa silhouette retint son attention. Etait-ce la façon désinvolte de porter l'uniforme fatigué, la largeur des épaules, le dos si droit, un je ne sais quoi... elle sortit sur le perron :

- Qu'y a-t-il, Jaouen? C'est notre ami Pitou, il me semble ? Pourquoi le retenez-vous ?

- Je ne voulais pas vous réveiller...

- Je ne dormais pas encore. J'allais même faire un tour au jardin. Entrez ! Entrez vite !

Elle les regarda monter vers elle et une joie soudaine emplit son cour, un cour que les apparences du caporal Forget ne pouvaient tromper. Ce fut vers lui, d'ailleurs, qu'elle tendit d'abord les mains.

- Aurais-je cette joie que vous ayez besoin de moi?

Son sourire était rayonnant mais Batz n'y répondit pas. Tandis qu'il arrachait chapeau, perruque, moustache d'un geste las, le pli douloureux creusé entre ses sourcils ne s'effaça pas.

- C'est vrai, Laura, je viens vous demander asile. Charonne a été investi la nuit dernière; Marie et Pitou m'ont contraint à fuir mais... Marie a été arrêtée avec tous nos gens. Peu de temps avant, on s'est saisi de Cortey.

Laura eut un cri :

- Marie ! Marie arrêtée ? Mais pourquoi ?

- Sans doute pour lui faire dire où l'on a une chance de me trouver... Mais ne pouvons-nous parler ailleurs que dans ce vestibule ?

- Je suis impardonnable! Venez! Jaouen, du vin... et quelque chose pour les réconforter! Vous semblez recrus de fatigue, mes pauvres amis.

Elle avait pris le bras de Batz pour l'entraîner au salon où Bina, accourue au bruit, était déjà en train d'allumer un candélabre. Elle reçut l'ordre d'aller préparer une chambre et même deux, Pitou ayant lui aussi besoin de repos.

- J'accepte volontiers, soupira celui-ci en s'abandonnant aux douceurs d'une bergère. Nous n'avons pas cessé de courir depuis la nuit dernière...

Il raconta, plus en détail, ce qui s'était passé chez Cortey puis chez Marie, comment, après avoir fui par le parc du château de Bagnolet, Batz et lui avaient trouvé un refuge provisoire dans le couvent abandonné de Saint-Mandé pour y attendre l'ouverture des barrières. C'est là que Batz avait revêtu l'uniforme du caporal Forget. Ensuite ils étaient allés à la section Le Pelletier pour y apprendre des nouvelles : Cortey n'avait pas reparu et Marie avait été conduite à Sainte-Pélagie. On s'y était alors rendu et Pitou, qui connaissait vaguement le concierge, lui avait remis de l'argent pour que la " citoyenne Grandmaison " dont il était l'admirateur et qui était aussi l'amie de plusieurs conventionnels, soit traitée aussi bien que possible. Rassurés sur ce point, on était reparti : il s'agissait de trouver un abri pour la nuit et dans cette quête on alla de déception en déception : Roussel était absent pour quelques jours, Benoist d'Angers et Delaunay en mission, chez Pitou lui-même c'était impossible, le logement étant trop exigu et l'oil de sa logeuse trop curieux. Restaient les maisons de la rue de la Tombe-Issoire et le local de la rue des Deux-Ponts, mais Batz n'y apparaissait que sous un certain aspect et, pour l'instant, celui de garde national était le plus commode.

- C'est moi qui ai pensé à vous, Mademoiselle Laura, dit Pitou. Le baron ne voulait pas...

- Et pourquoi, s'il vous plaît ?

Batz, à demi étendu dans un fauteuil, avait fermé les yeux. Il répondit cependant :

- Parce qu'il devient dangereux d'être de mes amis. Me donner l'hospitalité relève de la témérité.

- Je croyais, dit Laura avec douceur, vous avoir exposé un jour à cet endroit même que ma maison vous était ouverte à quelque moment que ce soit et vous aviez accepté, il me semble ?

- Oui parce que j'étais persuadé n'y avoir jamais recours. Cela dit, ne me croyez pas ingrat ! Je vous remercie du fond du cour. Ce ne sera d'ailleurs que pour peu de temps. Quand Roussel reviendra...

- Non, coupa la jeune femme, ce ne serait pas prudent puisque cette adresse est déjà connue. Rappelez-vous, quand vous m'avez amenée chez vous, ne m'avez-vous pas dit que personne ne m'y chercherait? A mon tour de vous dire : personne ne vous cherchera chez une... Américaine. Ou alors quittez Paris !

- En abandonnant Marie... et mes projets? Je mourrai plutôt que renoncer! Mes plans sont en bonne voie, je dois continuer...

- Alors restez ici, je vous en prie ! Le temps qu'il vous faudra.

- Et si votre amitié vous menait à l'échafaud? Sachez-le, ce peuple est en train de devenir fou.

- Je m'en suis aperçue ce soir même. Il est possible, en effet, que mon passeport américain devienne insuffisant. Alors je vous rappellerai que, lorsque vous m'avez obligée à accepter de continuer à vivre, c'était contre la promesse d'utiliser cette vie pour une noble cause au lieu de la perdre pour rien. Notre pacte, à ce moment, sera rempli.