- Ne l'aviez-vous pas déclaré caduc ?

- Peut-être, mais j'ai changé d'avis. Courir sus à Pontallec ne me paraît plus une priorité. J'ai mieux à faire dès l'instant où vous avez besoin de moi...

A cet instant Pitou applaudit comme s'il était au théâtre et, tandis que les deux autres le regardaient avec une surprise un peu scandalisée, il eut un bon sourire :

- Bravo! Mais ne pourrait-on remettre cette belle joute oratoire à demain matin ? Je tombe de sommeil, moi!

Laura se mit à rire :

- Vous avez raison. Allons dormir!

Mais si elle se coucha, elle ne trouva pas davantage le sommeil qu'avant l'arrivée des deux hommes. La présence de Batz dans sa maison lui causait une grande excitation en même temps qu'un sentiment étrange. Il était là, chez elle, à deux pas d'elle, l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde, et pourtant elle n'éprouvait pas la joie qu'en d'autres temps, elle en eût ressenti. Certes elle le défendrait, le cacherait, l'aiderait de tout son pouvoir de dévouement, mais les confidences douloureuses de Marie, de Marie qui s'était laissé jeter en prison pour préserver sa fuite, donnaient un goût amer à cet amour : celui du doute qui s'insinuait. Pour elle, Jean et Marie ne faisaient qu'un et si le bonheur dont rayonnait la jeune femme, certains matins de Charonne, lui faisait sentir les tourments d'une envie dont elle avait honte, c'était un fait que l'on ne pouvait remettre en question. Même s'il était arrivé à Jean de lui témoigner, à elle, quelque chose d'un peu plus chaud que de l'amitié et si parfois il lui arrivait d'espérer. A présent il y avait cette jeune fille qui se disait sa fiancée... et plus encore, cette Michèle Thilorier assez audacieuse pour venir réclamer son amant jusque chez sa rivale. Alors, la question lancinante se posait : qui était Batz et qui aimait-il? Les femmes qu'il admettait à partager sa vie de conspirateur n'étaient-elles pour lui que le repos du guerrier? Des fleurs qu'il cueillait pour oublier, le temps d'une griserie, la grande idée qui l'habitait et l'austère devoir qui en découlait? Comment savoir quel visage se cachait au fond de ce cour hermétique ?

Laura ouvrit sa fenêtre et vint à son balcon dans l'espoir que la fraîcheur de la nuit calmerait les battements trop rapides du sien. Le jour allait bientôt paraître et tout était tranquille. Aucun souffle ne faisait bouger les feuilles des grands arbres. Il y avait là quelque chose de magique. Bien souvent, lorsque, avant son mariage, elle séjournait dans son petit château de Komer, elle en était sortie dans l'obscurité pour voir se lever le jour au bord de la forêt. Et celui qui allait naître lui parut d'une telle importance qu'elle voulut aller au-devant de lui comme autrefois. Elle descendit.

Assise sur un banc de pierre tournant le dos à la maison silencieuse, la tête levée vers le ciel, elle attendit. Le jour vint. Mauve d'abord puis rosé tendre, et qui se chargea d'or et de pourpre à mesure que montait le soleil encore invisible. Et Laura frissonna parce que cette aurore-là ressemblait à un couchant glorieux mais sanglant, fascinant et qu'elle contempla de longues minutes. Si longues qu'elle n'eut pas conscience du temps passé et ce fut là que Jaouen la trouva.

- Vous n'avez pas dormi, n'est-ce pas ? dit-il, et c'était à peine une question.

- Vous non plus, je suppose ? Ou alors vous êtes très matinal. C'est aussi bien, d'ailleurs. Il faut que je vous parle.

- De ce qui s'est passé cette nuit et de ce que seront les jours à venir, je suppose ?

Sa voix était calme, froide, presque impersonnelle mais en levant les yeux sur lui, Laura vit la crispation de ses traits. Elle étendit la main, toucha le crochet de fer qui remplaçait son avant-bras.

- Asseyez-vous près de moi.

- Pardonnez-moi. Je préfère rester debout. Ce sera mieux, plus convenable si vous avez décidé de me renvoyer.

- Le devrais-je ?

- Je ne sais pas. C'est à vous de voir...

- Croyez-vous? Alors je vais poser une autre question : le souhaitez-vous ?

- A mon tour de dire : le devrais-je ?

- Peut-être. L'attachement que vous me portez - et dont je ne doute pas -ne vous oblige en aucune façon à me suivre dans les directions que je choisis. Vous n'en faites jamais état mais vous êtes un vrai, un pur républicain dans le sens le plus noble du terme. Et celui qui va vivre ici... quelque temps est votre contraire : un homme voué au Roi, je pourrais dire depuis la nuit des temps. Il a renoncé à sauver la Reine parce qu'il sait bien, à présent, que c'est impossible mais il veut la liberté pour le petit roi qui vit au Temple et moi je la veux pour sa sour, la petite Madame que je me suis mise à aimer parce qu'elle me rappelle un peu Céline.

- Je sais tout cela et vous n'avez aucune raison de plaider une cause que je connais. Quand nous avons quitté Cancale, je ne vous ai pas suivie uniquement pour vous protéger de Pontallec et tenter de sauver votre mère - dont Dieu ait l'âme ! - mais bien pour être votre rempart, votre secours contre tout mal, toute souffrance...

- Alors vous me restez ? demanda Laura émue.

- Ne me dites pas que vous en avez douté? Ce n'est pas à l'heure où le danger se rapproche de vous que je vais vous abandonner. Je vous accompagnerai sur tous les chemins que vous choisirez, je vous aiderai en toute loyauté... au besoin je vous tuerai pour vous éviter l'échafaud, mais n'oubliez pas ceci : c'est vous que je sers... pas l'homme qui dort là-haut ! ajouta Jaouen avec un regard à l'étage où les volets demeuraient clos.

- Vous ne l'aimez pas ?

- Bien qu'il vous ait sauvée, non. Je ne l'aime pas, même si je ne peux me défendre d'une certaine admiration pour son courage, mais il est mauvais pour les femmes !

- Mauvais?

- Oui, parce que c'est un homme de l'aventure et qu'il n'y a pas de place pour elles dans sa vie. Il prend tout et ne donne rien ! S'il vous fait du mal, il aura en moi un ennemi...

Jaouen salua et s'éloigna sur ces derniers mots. En dépit du ton menaçant dont il les avait teintés, Laura se sentit soulagée : il lui eût été pénible de se séparer de cet ami - le terme lui semblait plus approprié que celui de serviteur - taciturne sans doute mais dont elle ne mettrait jamais en doute la loyauté.

Deux gardes nationaux étaient entrés, deux gardes nationaux ressortirent, accompagnés au seuil par un Jaouen presque jovial.

- Je reviendrai ce soir, dit Batz. Peut-être sous un autre aspect. Le mieux serait de me confier une clef... comme si j'étais un serviteur.

- N'est-ce pas imprudent? objecta Laura. Batz se mit à rire :

- Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais demeurer tapi chez vous, portes et volets clos sans en bouger jamais? Ne changez rien à vos habitudes pour moi! Laissez-moi aller et venir à ma guise et s'il m'arrive de tenir ici quelque réunion, je vous en demanderai auparavant l'autorisation.

Il allait partir, elle le retint encore.

- Et... Marie?

- C'est d'elle, bien entendu, que je vais m'occuper à présent...

- Et si vous me laissiez faire... pour une fois? J'ai peut-être une idée.

- Laquelle?

Le ton était si raide qu'elle regretta aussitôt son geste spontané. Et elle n'avait pas besoin de sa permission pour agir à sa façon.

- Je vous en parlerai ce soir. Agissez comme vous l'entendez !

Il la regarda un instant puis, comprenant qu'elle n'en dirait pas davantage, il eut un vague haussement d'épaules et sortit. Déjà, Laura se précipitait dans l'escalier pour aller s'habiller. Elle se souvenait trop de ce qu'était une prison pour ne pas tout essayer pour en tirer la douce et charmante Marie qui, un an plus tôt, avait accueilli comme une sour l'inconnue désespérée et suicidaire qu'elle était alors...

Une heure plus tard, elle remontait, en courant presque, l'allée de la rue Chantereine qui menait chez Talma.

En approchant du vaste perron, cependant, elle ralentit l'allure : des éclats de voix traversaient murs et fenêtres et n'étaient guère propices à une conversation sérieuse où la sérénité était indispensable. Cunégonde, qui jaillit de la porte pour gagner les eaux plus calmes de sa cuisine, acheva de la renseigner :

- Ça dure comme ça depuis minuit! Si j'étais vous... citoyenne -Cunégonde, toujours fâchée avec le vocabulaire révolutionnaire, consentait parfois à lui jeter quelques miettes - j'y regarderais à deux fois avant de me jeter là-dedans.

- C'est que... j'avais quelque chose d'important à leur dire...

- Et ça peut pas attendre ?

Ce fut Julie qui se chargea de la réponse. Elle avait aperçu Laura et se ruait sur elle pour l'entraîner à l'intérieur et renforcer ses positions :

- Ma chère Laura, vous tombez à merveille! Venez, venez dire à ce monstrueux imbécile ce que vous pensez de la représentation d'hier !

Le champ clos, ce matin-là, c'était la salle à manger. Talma, drapé dans une sorte de toge violette, ses coudes nus planté sur la table et ses poings fermés étayant son masque romain couronné drôlement par les mèches en désordre de sa coiffure à la Titus, ressemblait à un bulldog grincheux. L'apparition de Laura ne lui arracha même pas un sourire : il sauta de sa chaise pour s'emparer d'elle.

- Voilà des heures que cette mégère me crie dessus ! Comme si j'étais pour quelque chose dans le choix des programmes ! En outre, elle ne veut pas comprendre que si l'on n'en passe pas par ce qui plaît au peuple, on risque de lui déplaire définitivement.

- Il y a tout de même des limites ! s'écria Julie en essayant de récupérer son amie. Avez-vous jamais vu quelque chose de si grotesque, de si bas, de si ridicule que ce Jugement dernier? Jamais les Raucourt, les Contât, les Fleury, les Saint-Prix, ceux du théâtre de la Nation enfin ne se seraient abaissés à jouer une aussi répugnante sottise !

- Ah non? Et quand, au début de Britannicus, on entendait Albine dire à Agrippine :

" Citoyenne, rentrez dans votre appartement ! " ce n'était pas ridicule peut-être ? Pendant des mois, ils se sont évertués à éplucher les grands textes pour en éliminer les mots roi, reine, empereur, majesté, etc., ce n'était pas non plus ridicule? Cela ne les a pas empêchés d'être jetés en prison pour y attendre Dieu sait quel sort affreux ! C'est ça que tu veux pour nous ?... Et vous, ma chère Laura, voulez-vous un peu de café ? On vient d'en refaire.

Sa belle voix venait de retrouver d'un seul coup son charme onctueux. En même temps, il avançait une chaise à la jeune femme, prenait une tasse, y versait le café fumant cependant que, saisie par la soudaineté de cette volte-face, Julie restait un instant sans voix et sans arguments, calmée elle aussi. Machinalement, elle s'assit auprès de Laura, tendant sa tasse vide à son époux.

- Vous n'avez pas de chance avec les spectacles que nous vous offrons, soupira-t-elle. Celui d'hier était stupide et celui de ce matin ne vaut guère mieux ! Notre excuse est que nous sommes mariés. Un état que vous avez la chance d'ignorer.

- Mais que je peux très bien imaginer, sourit celle qui avait été Anne-Laure de Pontallec. C'est à moi, d'ailleurs, de vous demander pardon : arriver ainsi chez vous sans crier gare serait inexcusable si je n'avais une raison grave-Ce fut aussitôt le silence. Deux paires d'yeux se

fixèrent sur elle avec sympathie : rien de tel que les ennuis d'autrui pour calmer les querelles sans consistance.

- Si grave que cela ? murmura Talma.

- Oui. Ce matin le... colonel Swan est accouru chez moi. Il venait d'apprendre l'arrestation d'une de nos amies communes, une amie qui m'est chère

- Presque tous nos amis à nous sont en prison, fit Julie avec amertume. Ce genre de nouvelle est malheureusement trop fréquent ces temps-ci.

- Oui, mais les vôtres sont tous des hommes politiques. Marie n'est rien qu'une artiste !

- Marie ? demanda Talma. Laquelle ?

- Marie Grandmaison. Je sais que vous la connaissez et aussi sa maison de Charonne d'où elle a été arrachée l'avant-dernière nuit avec tous ses gens. Et cela sans la moindre raison...

Le masque romain se fit grave, mais ce fut Julie qui répondit :

- Les femmes de tous nos amis, Brissot, Pétion, Roland, sont incarcérées. Leur seul crime est d'être leurs femmes. Tout Paris sait que Marie est la compagne aimée de Batz et, depuis quelque temps, on prononce ce nom-là un peu trop souvent...

- C'est ridicule ! Batz, que j'aime bien, n'est pas non plus un politique : c'est un financier!

- Seriez-vous naïve à ce point ? soupira Talma. Batz, dont la légende dit qu'il a voulu enlever le Roi, ne serait pas politique? Sachez d'ailleurs qu'on ne peut être homme de finances sans se mêler aux affaires de la Nation.