- Peut-être. C'est possible mais vous connaissez Marie ? Elle s'est retirée du théâtre, écartée même de la vie parisienne pour vivre son amour loin des turbulences. La prison la brisera.
- Non. Je la crois plus forte que vous ne pensez. Mais si vous espériez que je pourrais vous aider à la tirer de là, vous vous trompez. Je n'ai aucun pouvoir, sinon vous pensez bien que je m'en servirais.
- Vous non, mais votre ami David? C'est un artiste. Il ne peut qu'être sensible aux malheurs d'une autre artiste...
- Pourquoi ne pas lui demander vous-même? intervint Julie. Il vous a montré hier beaucoup d'attention, il me semble ?
- En effet, mais... je ne vous cache pas qu'il me fait un peu peur. Cela me gêne de lui demander quelque chose. Vous, vous êtes ses intimes amis. Il vient chez vous presque chaque jour...
- Il y vient moins ces temps derniers, remarqua Julie qui s'était levée pour aller arranger, devant une glace, des mèches échappées à son chignon noué lâche. Il n'a jamais aimé les Girondins qu'il a toujours trouvés tièdes et, nous, je me demande si nous ne sommes pas pour lui une habitude plus qu'une véritable affection. D'ailleurs, David ne sait pas ce que c'est que d'aimer. Croyez-moi : s'il veut bien consentir à vous aider - et il en a le pouvoir car il est l'un des rares amis de Robespierre ! - il faut aller le lui demander vous-même. Vous savez où il habite ?
- Au Louvre, il me semble ?
- Oui. Il y a un immense atelier. Allez le voir, Laura ! Que risquez-vous ?
C'était justement ce que se demandait la jeune femme quand, au début de l'après-midi, elle fit atteler sa voiture pour se rendre chez le peintre.
Il avait bien changé, le vieux Louvre ! Depuis le temps des rois mais aussi depuis les débuts de la Révolution où il abritait non seulement l'Académie mais aussi nombre d'artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, les plus grands sans doute. L'envahissement des Tuileries, le 10 août 1792, le massacre des Suisses que l'on avait poursuivis jusque chez eux, avaient chassé, en les épouvantant, nombre d'artistes comme Carie Vernet - parti sans même emporter l'admirable groupe de chevaux laissé sur son chevalet -Vien, Mme Vigée-Lebrun, Lagrenée et d'autres encore, même Fragonard qui un moment eut peur. Depuis, une foule disparate de prétendus artistes s'était emparée des lieux, s'établissant n'importe où, n'importe comment, saccageant les décorations intérieures en abattant murs et cloisons, installant des cuisines de fortune qui augmentèrent considérablement les risques d'incendie et mettant démocratiquement son linge à sécher aux fenêtres où s'étaient penchés tant d'illustres personnages. Quant aux anciens parterres, transformés en jardins de banlieue, il y poussait plus de poireaux et de carottes que de rosés. L'Académie de sculpture et de peinture venait d'être jetée bas par David qui assouvissait sur elle une vieille rancune - et Dieu sait s'il les avait tenaces ! -, les autres Académies furent supprimées sur la lancée. Seuls devaient régner au Louvre le maître et ses élèves qui parfois se comportaient à la manière des terroristes.
La mort des Académies livra au pillage les trésors d'art (tapisseries des Gobelins, bronzes, bustes, bas-reliefs et, pour celle des inscriptions et médailles, une fortune en pièces de grande valeur) que David ne jugea pas utile de faire protéger. Ce qui était d'autant plus absurde que le peintre voulait s'assurer la direction du " Muséum " que la Convention souhaitait installer au Louvre.
En fait, le jour où Laura se résigna à se rendre chez lui, David régnait à peu près seul sur les Galeries. Il y avait bien encore Hubert Robert, le bon vivant, la force de la nature qui méprisait avec désinvolture les ukases du gouvernement, refusait de participer au moindre comité et n'avait jamais voulu porter à la Commune son diplôme de peintre du Roi pour en faire un autodafé. En outre, sa peinture plaisait toujours, il était riche et, jusqu'à nouvel ordre, conservateur du futur Muséum. De bien mauvaises notes, tout cela, et que son voisin consignait avec délectation [xxii]. Il y avait aussi le vieux Fragonard, qui était revenu car il ne pouvait vivre loin de Paris et que David protégeait parce qu'ils avaient toujours été amis et que sa peinture coquine n'était plus du tout à la mode...
Au Louvre, Laura n'eut aucune peine à se faire indiquer le chemin des appartements du maître. C'était le plus important du premier étage.
En atteignant la galerie qui le desservait, elle chercha le numéro indiqué et allait frapper quand elle eut juste le temps de se rejeter en arrière : la porte venait de s'ouvrir violemment, lâchant une jeune femme en robe de soie noire ceinturée de bleu pâle dont la toilette était dérangée et qui semblait en proie à une véritable terreur. Elle avait de grands yeux sombres et quand ils rencontrèrent les siens, Laura crut y lire un appel au secours.
- Madame..., commença-t-elle, mais au même moment une voix furieuse hurlait de l'intérieur :
- Va-t'en!... Et que je ne te revoie jamais, tu entends ? Plus jamais ! C'est toi qui entendras parler de moi !
Avec un cri, l'inconnue s'enfuit dans les profondeurs de la galerie tandis que David, écumant de fureur, surgissait à son tour, la chemise largement ouverte sur la poitrine et la figure convulsée par la rage. Il était tellement effrayant que Laura faillit suivre la jeune femme, mais déjà il l'avait reconnue :
- Miss AdamsL. haleta-t-il, cherchant son souffle. Quelle surprise!
- Je suis désolée, je tombe mal. Veuillez m'excuser, je reviendrai un autre jour.
Elle tremblait presque en face de cet homme qui s'efforçait de retrouver son sang-froid et elle n'avait qu'une envie, quitter cet endroit étrangement désert : les cris n'avaient pas attiré le moindre curieux. N'y avait-il plus personne, ou bien était-il courant d'entendre crier une femme dans l'atelier de David? Comme il n'était plus possible d'y échapper, elle entra lentement dans la vaste pièce éclairée par de hautes fenêtres où s'entassaient en un désordre assez séduisant beaux meubles et matériel de peinture. Au mur, une superbe tapisserie mais aussi des toiles où s'affirmait la maîtrise du peintre. Une autre, encore sur le chevalet, et Laura y reconnut celle qui venait de fuir. Elle se tenait assise sur une chaise devant une tenture d'un beau rouge sombre sur lequel ressortaient sa robe noire, ses rubans bleus et la pâleur de son teint délicat. Elle était vraiment très belle et, tout naturellement, Laura fascinée demanda :
- Qui est-ce ?
- Une sotte sans intérêt !
Sans intérêt? Vraiment? Laura s'y connaissait mal en peinture mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas sentir que ce portrait inachevé était l'ouvre d'un amoureux. Elle eut envie d'en savoir plus :
- Même les sots ont droit à un nom ? J'aimerais la connaître.
- Ne cherchez pas, vous perdriez votre temps !
- Mais encore?
- Si vous y tenez... C'est la citoyenne Emilie Chalgrin. Elle est la fille du peintre Joseph Vernet, la sour de Carie, et elle a passé son enfance ici. Elle avait épousé l'architecte Chalgrin, de vingt ans plus âgé qu'elle mais fort riche... et qui s'est hâté d'émigrer, comme un lâche qu'il est, abandonnant femme et fille.
- Elle n'a pas voulu le suivre ?
- Non. Emilie est stupide mais elle est acquise à nos idées de liberté. Seulement, après le 10 août, elle a eu peur : pendant que Carie et sa famille se réfugiaient à Asnières, elle a rejoint son amie Rosalie Filleul qui habite à Passy les communs du château de la Muette. Elle s'y sent plus en sécurité sans doute mais c'est ridicule ! Ici, sous ma protection, elle n'aurait rien à craindre !
- Elle est revenue, pourtant?
- Pas à demeure. Elle vient de temps en temps pour ce portrait qui n'en finit pas. C'est pourquoi j'ai voulu la convaincre de rester.
Les moyens qu'il avait employés étaient on ne peut plus lisibles parmi les coussins malmenés d'une sorte de divan rouge. La lutte avait dû être chaude... Laura remarqua, posé contre un mur, un fusain qui représentait une gigantesque statue d'homme s'appuyant d'une main sur une massue et tenant de l'autre deux figures féminines dont l'une devait être la Liberté, car elle avait des ailes. Sur le front de la statue on avait écrit " Lumière ", sur sa poitrine " Nature " et " Vérité ", sur ses bras " Force " et sur ses mains " Travail ".
- Qu'est-ce là? demanda-t-elle, enchantée de trouver un sujet de diversion.
- Le projet d'une statue pour le Pont-Neuf. Elle est destinée à y remplacer la statue équestre d'un despote que l'on y a vu trop longtemps. Elle aura quinze mètres de haut et, sous ses pieds, on élèvera une montagne.
- Une montagne? Sur un pont? Il ne résistera jamais !
- On l'élargira... avec les pierres de la ci-devant Notre-Dame que je vais faire démolir... comme tous les autres repaires du prétendu Dieu.
Laura frémit. Cette fois, elle en était sûre, l'homme était fou ! Son génie dont il ne doutait pas le conduisait à la mégalomanie. Pourtant, elle ne put s'empêcher de murmurer :
- Je sais que vous supprimez Dieu. Cependant, il me semble que les hommes ont besoin de croire en quelque chose?
- Ils croiront à la Liberté, à la Fraternité, au Progrès et, s'il leur faut à tout prix une idole, ils auront Robespierre, le plus grand homme que la terre ait porté!
- C'est donc à lui qu'il faudra adresser des prières? J'en ai une, justement...
- Une prière? Auriez-vous besoin d'aide? demanda David en prenant son bras pour la diriger doucement vers le divan... qu'elle évita habilement au profit d'un petit fauteuil.
- Pas pour moi, mais pour une amie qui m'est aussi chère qu'une sour. C'est elle qui m'a accueillie lorsque je suis arrivée à Paris juste à temps pour voir mourir mon seul parent, l'amiral John Paul-Jones. C'est la femme la plus paisible, la plus douce que je connaisse. Depuis qu'elle a renoncé au théâtre, elle ne s'occupe guère que des fleurs et des fruits de son jardin. C'est là qu'on est venu l'arrêter, avant-hier...
- Une actrice ? Du théâtre de la Nation ?
- Non. Des Italiens. Elle chantait. Son nom est Marie Grandmaison. Vous la connaissez peut-être ? ajouta Laura en épiant le visage du peintre, mais elle n'y lut qu'une indifférence teintée de dédain :
- Je n'ai jamais aimé l'Opéra, ni les Italiens, des repaires du vice et de la prostitution où les seigneurs pourris de Versailles venaient faire leur choix comme sur un marché d'esclaves.
- C'est peut-être pour cela que Marie en est partie ? dit Laura avec douceur. Elle a acheté une maison hors les murs et elle y vit tranquille depuis plusieurs années...
- Pas d'amants?
- Un seul, depuis toujours je crois... et qui est parti au loin.
- Encore un de ces lâches émigrés ? Son nom ?
- Jean de Batz, mais tout le monde le sait et vous avez des amis communs.
La déplaisante moue naturelle de Louis David se fit agressive :
- Nous ne sommes plus au temps où les " amis " constituaient une recommandation valable. Cette femme s'est acoquinée avec un homme dangereux, un homme que je n'aime pas et qui commence à gêner Robespierre.
Laura se leva, poussée par une brusque colère qui empourpra son teint délicat :
- Acoquinée? C'est le nouveau mot révolutionnaire pour signifier l'amour? Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne gagne pas au change. Celui de Marie est pur. Elle a renoncé à sa vie brillante pour choisir sinon la solitude, du moins une existence simple... telle que nous la concevons chez nous, en Amérique.
- Comme c'est touchant! Eh bien, ma chère, vous allez être déçue. Votre amie ne m'intéresse pas et je n'ai aucune raison de m'occuper d'elle... à moins que...
- Je ne suis pas la femme des " à moins que... ", lâcha Laura avec un dédain écrasant. L'affection pour une femme innocente m'a menée chez vous parce que je croyais que vous mettiez en pratique vos grands mots de Justice, Vertu, Solidarité, mais vous essayez de finasser comme un maquignon avec une fille de joie! Cela ne se fait pas, chez nous, à Boston !
Ayant dit, elle tourna les talons et fila vers la porte où il la rattrapa :
- Allons, ne vous fâchez pas ! Vous m'avez mal compris et surtout vous ne m'avez pas laissé achever ma phrase. J'allais dire : à moins que vous n'acceptiez de poser pour moi. Vous savez combien je souhaite faire votre portrait? Celui d'une femme de la libre Amérique justement! Il pourrait être le clou du prochain Salon.
- Je n'ai aucune envie d'être le clou de quoi que ce soit ! Tout ce que je désire, c'est que Marie soit secourue.
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