Tout de même, les Jacobins décidèrent d'envoyer quelques-uns d'entre eux -tous volontaires, surtout pour le banquet! - les représenter à ces étranges épousailles d'un moine défroqué avec une Juive autrichienne et millionnaire. Et le 14 octobre, la noce rentrait à l'hôtel Frey pour y faire bombance...
Delaunay était de la partie et aussi Julien de Toulouse. Batz avait envoyé un présent au jeune couple mais s'était excusé : son père, souffrant, le réclamant en Gascogne, il était censé avoir quitté Paris, où sa présence d'ailleurs n'était pas indispensable pour frapper le coup le plus violent qu'il comptait assener à ceux qu'il voulait détruire. Ce fut donc Delaunay qui, après un repas copieux, entreprit le nouveau marié pour lui proposer une nouvelle affaire, la plus juteuse de celles auxquelles on l'avait associé jusqu'à présent : il s'agissait d'appuyer à la Convention la proposition de mise en liquidation des quarante mille actions de la Compagnie des Indes que, sur l'ordre de Batz, il avait lancée à la Convention au cours d'une intervention incendiaire. C'était sans doute l'affaire la plus fructueuse du siècle.
Dire la nouvelle Compagnie des Indes serait plus près de la vérité. Louis XVI l'avait ressuscitée le 14 avril 1785. Elle succédait à celle créée par Law en 1717 [xxv] et dont les privilèges avaient été suspendus en 1769 à la suite des guerres de Succession d'Autriche et de Sept Ans. La dissolution suivit. Calonne proposa sa survivance sur de nouvelles bases : uniquement commerçante, sans pouvoirs civils et militaires. Déchargée des services de la guerre et pourvue pour sept ans du monopole du commerce avec tous les pays situés au-delà du cap de Bonne-Espérance (moins l'île de France et l'île Bourbon [xxvi]), elle prospéra rapidement. Batz, son ami d'Eprémesnil et le curieux abbé d'Espagnac qui dirigeait encore l'importante compagnie des Charrois comptaient parmi ses principaux actionnaires. La Compagnie avait naturellement perdu ses privilèges au début de la Révolution, mais elle demeurait toujours des plus rentable.
- Nous poumons tirer d'énormes bénéfices de la liquidation, plaida Delaunay. Toi surtout. Tu comprends, nous tes amis sommes peines de te voir entrer dans cette maison un peu en parent pauvre en dépit de ce que nous avons pu te faire gagner. Là, tu pourras vraiment t'affirmer si tu nous soutiens.
- Je ne demande pas mieux, bien sûr, mais comment est-ce possible ?
- Rien n'est plus simple : je vais t'expliquer. Ma proposition de dissolution portera la terreur dans l'âme des administrateurs et des actionnaires de la Compagnie. Cela fera baisser les actions. A l'occasion de cette baisse, Benoist et Batz les rachèteront à vil prix. Ensuite, nous soumettrons à la Compagnie deux projets de décrets. L'un plus doux, l'autre plus rigoureux, et nous lui dirons : " Choisissez ! Il faut donner tant pour un décret qui vous sera favorable [xxvii]. "
- Et alors?
- Alors ? Cette somme servira à Benoist et à Batz pour leurs spéculations et nous en aurons les profits. Tu vois, c'est très facile à comprendre.
Du moment qu'on lui parlait argent, Chabot aurait compris l'incompréhensible. Il applaudit des deux mains, jura qu'il " en était ", et s'abandonna aux douceurs de ce jour de noces qui mettait la ravissante Léopoldine dans son beau lit doré. Ce qu'il ignorait, c'est que, ce soir-là, aux Jacobins - où bien sûr il n'était pas venu ! - Hébert, le redoutable rédacteur du Père Duchesne, daubait sur son compte et faisait de l'esprit en parlant de " l'Autrichienne de Chabot ".
Cela aurait pu n'être qu'une plaisanterie, mais le terrible événement du jour lui donnait une couleur singulièrement menaçante : en effet, à l'heure où Chabot revenait rue d'Anjou escorté de ses amis et sa jolie femme au bras, la Reine comparaissait pour la première fois devant le Tribunal révolutionnaire. L'un des procès les plus infâmes de l'Histoire commençait, et c'était Hébert qui allait porter contre cette mère désespérée la plus ignoble des accusations.
Le surlendemain, 16 octobre, la Reine de France, à son tour, allait mourir...
Dès avant le lever du jour, vers cinq heures, Paris entra en rumeur : grondement métallique des roues de canon qui s'en allaient prendre position, pas cadencé de trente mille soldats commis à la garde tout au long du chemin de la Conciergerie à la place de la Révolution, roulements de tambour, piétinement des hommes coiffés de bonnets rouges et armés de piques, volontaires pour aider les soldats en cas d'attaque, et puis la foule qui s'est levée tôt et se met en marche pour s'assurer une " bonne place ", là où il sera possible de ne rien manquer du spectacle.
Il faisait froid. Moins qu'en janvier tout de même, mais assez pour faire trembler dans sa prison celle que la petite Rosalie Lamorlière a réveillée en lui portant un peu de bouillon chaud - dont elle n'a pu absorber que quelques cuillerées - puis a aidée à s'habiller, à changer sa chemise tachée de sang [xxviii] en essayant de la dissimuler un peu au regard éhonté du gendarme " qui ne doit pas la quitter des yeux ". Marie-Antoinette a revêtu un jupon noir, mais ses vêtements de mort seront blancs parce que c'est le deuil des reines et qu'elle l'a voulu ainsi : une sorte de déshabillé ou manteau de lit avec un grand fichu de mousseline croisé haut sous le menton.
Encore un long moment - on prend son temps quand on assassine une reine : il faut faire durer le plaisir! -, puis il faudra commencer à gravir les marches du calvaire : le prêtre " jureur ", l'abbé Girard dont la Reine refusera l'assistance - " Dieu y a pourvu, monsieur ! " -, le greffier qui vient lire la sentence, le bourreau qui enlève la douce mousseline blanche, massacre les cheveux encore si beaux, replante à la diable le bonnet blanc sur son " ouvre " et, enfin, lie les mains jusqu'au coude en les tirant cruellement derrière le dos. La corde, il la gardera dans sa main jusqu'à l'échafaud, se donnant ainsi l'air de tenir la Reine en laisse. Enfin, la sortie dans la cour - il est alors environ onze heures -et le mouvement d'horreur devant la voiture qui attend : une charrette à fumier qu'on n'a même pas pris la peine de nettoyer...
Batz a remonté la rue Saint-Honoré sur toute sa longueur, cherchant sans trop y croire l'endroit propice d'où il pourrait délivrer Marie-Antoinette de ce cauchemar sans y laisser une vie qu'il doit à Louis XVII. Sous sa redingote gris fer il y a un pistolet chargé, mais la foule est déjà dense, le cordon de troupes serré, et il est interdit de se mettre aux fenêtres qui doivent rester fermées. Il avait pensé aux marches de l'église Saint-Roch d'où il aurait pu s'enfuir à travers le sanctuaire dont il connaît bien les issues, mais une troupe épaisse de " tricoteuses " y campe pratiquement, grotesque et sinistre avec ses bonnets rouges et les piques qui, en l'honneur de l'événement, remplacent les aiguilles de buis. Même chose à l'entrée du passage qui mène aux Jacobins et que décore une curieuse inscription : " Atelier d'armes républicaines pour foudroyer les tyrans. " Lorsqu'il arrive à la hauteur de la rue Saint-Florentin, il a compris que toute intervention serait une folie et qu'il n'y a plus rien à faire. D'ailleurs, quand la Reine en sera là, sa voie douloureuse sera presque achevée...
Soudain, en face de lui, de l'autre côté de la rue, Batz a distingué un visage : Rougeville ! Pâle, les traits tirés, vêtu comme un ouvrier et un ouvrier sale - les carrières de Montmartre ne sont guère propices à la propreté -, il est là et c'est ce que Batz ne s'explique pas. Comment peut-il être là ? Comment a-t-il su? Ceux qui le ravitaillent avaient ordre de ne rien dire mais il faut croire que les carrières sont d'énormes caisses de résonance capables de capter les bruits de la ville.
Batz voudrait bien rejoindre son ami dont il redoute qu'il se livre à quelque excès, comme se suicider au passage du cortège, mais traverser la rue est impossible. D'ailleurs, il est trop tard. La condamnée approche, cernée de gendarmes, plus encore par les cris de haine qui fusent ici et là.
En apercevant le véhicule, Batz a un haut-le-cour en se souvenant de la prédiction de Lenoir. Pas de carrosse pour l'Autrichienne! Elle y est assise sur une planche, le dos à la marche, avec auprès d'elle l'abbé Girard qui prie, les yeux sur un petit crucifix d'ivoire. Devant la charrette, ce n'est pas Santerre qui caracole sur un gros cheval : c'est un comédien sans talent, un certain Grammont qui joue là le rôle de sa vie et que les femmes applaudissent.
Lorsque la charrette arrive à sa hauteur, Batz demeure un instant figé par l'admiration et le respect : la femme qui passe devant lui n'est plus que l'ombre de la plus éclatante des reines, mais quelle grandeur, quelle dignité ! Quelle incroyable majesté ! Les yeux clos, elle se tient très droite, portant comme une couronne le bonnet blanc mal enfoncé sur sa chevelure massacrée. Alors, il oublie toute prudence et, comme au matin du 21 janvier, sa voix de bronze tonne :
- Chapeaux bas !
Et si puissante est la volonté de cet homme qu'on lui obéit, machinalement. Un seul n'a rien entendu : David qui, à une fenêtre d'en face, dessine avec au coin de la lèvre un pli mauvais.
Grammont, alors, braille du haut de son cheval :
- La voilà, l'infâme Antoinette ! Elle est foutue, mes amis !
" Celui-là, pense Batz, je le tuerai ! " Mais son intervention n'a pas été du goût de tout le monde. Deux hommes armés de piques lui tombent dessus pour lui faire un mauvais parti. Les autres ne se soucient pas de perdre une miette du spectacle. Jeté à terre, il va être embroché par les piques quand, soudain, ses agresseurs l'abandonnent tandis qu'une voix autoritaire déclare :
- Pas touche, les amis! Il est à moi. Y a assez longtemps que je le cherche !
Celui qui le sauve, c'est Jaouen. Carmagnole sur le dos et bonnet rouge en tête, il ne peut qu'inspirer la confiance à ces gens mais, surtout, il y a son crochet de fer qu'il a planté près du cou d'un des hommes, là où bat la jugulaire. Il suffirait d'un rien pour que le sang jaillisse...
- Ça va, citoyen! Il est à toi, mais arrange-toi pour qu'il ne nous empêche plus de nous amuser.
La presse est si grande qu'il n'est pas facile de se dégager. Jaouen parvient pourtant à entraîner Batz dans la rue Saint-Florentin où il n'y a pas grand-monde, puisqu'il n'y a rien à voir.
- Merci, dit Batz. Mais pourquoi m'avez-vous sauvé ? Vous me détestez !
- Oui. Mais elle je l'aime et je ne veux pas qu'elle pleure encore! Et puis... j'apprécie le courage-même s'il est inutile. Enfin, celle qui va mourir avec tant de grandeur a droit à mon respect !
Arrivés au bout de la rue, il leur fut impossible de passer : la place était noire de monde. Les deux hommes alors se hissèrent qui sur le réverbère au coin de la rue, qui sur les pierres du Garde-Meuble. Et ils virent...
L'échafaud entouré d'un quintuple cordon de soldats n'était pas loin, juste à l'alignement de l'ex-rue Royale. Les aides du bourreau y paradaient. La charrette parut, saluée par des acclamations féroces. Chapeaux et bonnets rouges volaient en l'air. Cramponné à son mur, Batz vit Marie-Antoinette en descendre, suivie de l'abbé Girard. Elle était toujours aussi droite, toujours aussi digne et, la température s'étant un peu réchauffée avec le soleil, elle ne tremblait pas. On la vit, non sans surprise, monter rapidement l'échelle fatale, se précipiter littéralement sur l'échafaud, avec tant de hâte qu'elle perdit l'un de ses petits souliers couleur prunelle, marcha sur le pied de Sanson :
- Je vous demande excuse, monsieur. Je ne l'ai pas fait exprès.
Mais cela, Batz ne l'entendit pas. Il vit encore les aides s'emparer de la condamnée qui d'un vif mouvement de tête envoyait son bonnet dans le vent qui se levait, la lier sur la planche, mettre un temps infini à refermer la lunette sur son cou mince... toujours pour le plaisir! Un éclair enfin, un choc sourd et la tête dégouttante de sang reparut, pendue par les cheveux, à la main du bourreau qui la promena comme un trophée autour de l'échafaud tandis qu'éclataient les cris, qu'une bande de tricoteuses dansait de joie et que le canon tonnait...
Batz sauta à terre mais, quand il chercha Jaouen, celui-ci avait disparu. Là-bas, la charrette emportait le corps vers le cimetière de la Madeleine [xix] où l'on avait déjà jeté Louis XVI. En y arrivant, le charretier vit que rien n'était préparé, qu'il n'y avait même pas de tombe ouverte. Il était tard - bien plus de midi ! - et cet homme avait faim. Il se contenta de tirer le corps par les pieds, de le jeter sur l'herbe, la tête entre les jambes. C'était au tour du fossoyeur de faire son travail.
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