- Oui. Je vais voir Marie Grandmaison, rue Ménars.
- Ce n'est pas prudent. On dit qu'elle est très surveillée.
- Elle a tout de même le droit de recevoir une amie, je suppose ?
- Je ne suis pas certain que vous supposiez bien. Au moins faites-vous accompagner par cet homme des bois qui vous sert de majordome ! Les rues sont de moins en moins sûres...
Cela, Laura l'avait déjà remarqué. Depuis la mort de la Reine, chaque jour le grincement sinistre des roues des charrettes emmenant des condamnés à l'échafaud faisait frémir les habitants de la rue Saint-Honoré et de la rue Royale. Il y avait eu les Girondins, Mme Roland, l'ex-duc d'Orléans, Bailly l'ancien maire de Paris, le séduisant Barnave qui se disait pourtant " l'enfant chéri de la Révolution "... et qui avait aimé la Reine, mais ils étaient les vedettes en quelque sorte et d'autres malheureux plus ou moins anonymes, comme l'ancien ministre de la Justice Duport-Dutertre mort avec Barnave, les accompagnaient ou les suivaient sur les degrés de la guillotine. La police était partout et plus personne ne pouvait s'affirmer à l'abri d'une dénonciation. La peur comme les brouillards glacés de ce mois de novembre finissant s'étendait peu à peu sur la ville...
Laura se laissa en fin de compte convaincre de sortir avec Jaouen, et cela d'autant plus qu'elle allait désormais à pied. La moindre voiture ressemblait à présent à une provocation, et même les fiacres étaient moins employés parce que leur usage signifiait une certaine aisance. Enveloppée d'une grande cape noire à capuchon qui la défendait aussi bien du froid vif que de l'humidité, Laura se rendit donc rue Ménars munie comme elle l'eût fait pour une malade d'un pot de miel et de deux pots de confitures, celles que l'on avait faites avec les prunes de Charonne ! Jaouen les portait dans un panier avec un bouquet de marguerites d'automne mais quand ils arrivèrent devant la maison de Marie, Laura n'eut même pas le temps de tirer la sonnette : un municipal surgit aussitôt :
- Qu'est-ce que tu veux, citoyenne ?
- Voir la citoyenne Grandmaison. C'est bien là qu'elle habite ? répondit-elle en forçant un peu son accent étranger qui fit aussitôt froncer le sourcil de son interlocuteur :
- Tu es quoi, toi? Tout de même pas une Anglaise ?
- Non. Je suis américaine. Je m'appelle Laura Adams, ajouta-t-elle en montrant sa carte de civisme, et Marie Grandmaison est mon amie. Aussi je viens lui faire visite.
- Eh ben, je suis désolé mais tu la verras pas. La citoyenne Grandmaison ne se visite plus ! ajouta-t-il avec un gros rire. Elle a pris une mauvaise fièvre, alors on la garde au chaud !
- Elle est malade? interrogea Laura déjà inquiète.
- On peut appeler ça comme ça ! Elle a pris la mauvaise fièvre royaliste. Ça pardonne pas souvent ces temps-ci !
- Autrement dit, elle est prisonnière dans sa maison, intervint Jaouen qui s'impatientait. Dans ce cas, ce n'était pas la peine de la tirer de S... de Pélagie ?
- Si t'étais à sa place tu dirais pas ça. Elle est tout de même mieux dans ses meubles que dans ceux de la République. Et d'abord tu es quoi, toi ? Un larbin ?
Jaouen lui mit sous le nez son crochet qui lui fit faire un saut en arrière :
- Un ancien de Valmy ! Armée Kellermann, et je te conseille de me parler avec un peu plus de respect, blanc-bec !
- Fais excuses, camarade! C'est point écrit sur ta figure mais je serais heureux de serrer la main d'un de nos braves, ajouta-t-il en offrant une paume crasseuse dans laquelle Jaouen mit sa main valide. Seulement, pour c' qui est de la citoyenne Gandmaison je peux rien te dire d'autre : elle est gardée de jour comme de nuit, des fois que son amant, un méchant celui-là, voudrait lui donner de ses nouvelles.
- Et elle se nourrit comment? La manne lui tombe du ciel? Ou bien a-t-elle tout de même le droit de faire ses courses ?
- Non. Elle bouge pas. Les courses, c'est son officieux qui les fait... sous bonne garde pour qu'y prenne contact avec personne. Alors j' suis désolé mais vous la verrez pas.
- Au moins, pria Laura, pouvez-vous lui donner ce que nous avions apporté pour elle ?
- Y a rien d'écrit, là-dedans ?
- Voyez vous-même : du miel et des confitures qu'elle m'avait données. Cela vient de son jardin. Dites-le-lui ! Cela lui fera plaisir. Et dites-lui aussi que c'est de la part de Laura et que...
- Ça suffit! coupa le municipal. J'en dirai pas plus ! C'est déjà beau que j'accepte ça..
Jaouen tira de sa poche quelques assignats dont il montra le bout.
- Même avec ça? murmura-t-il.
- Oui. Même avec ça ! Faut comprendre, camarade : ces temps-ci, le rasoir national rase de trop près ! Donnez-moi ça et filez !
Ils n'insistèrent pas et s'éloignèrent mais, chemin faisant, Jaouen donna libre cours à sa mauvaise humeur.
- Quelle stupidité! marmotta-t-il. Si c'est comme ça qu'ils espèrent prendre le baron, ils se trompent. La maison devrait être surveillée mais de loin et surtout pas de façon aussi évidente. Ils ne sont même pas fichus de monter une souricière convenable !
- Vous devriez leur donner des leçons ! fit Laura caustique. Si j'avais su, j'aurais mis un message dans la confiture. Marie a davantage besoin des quelques mots que je voulais lui dire que de se faire des tartines.
- C'est si important que cela?
- Oh oui, c'est important ! Marie croit que Batz en aime une autre.
- C'est assez vrai, je crois ? Il " vous " aime !
- Il ne s'agit pas de moi mais d'une autre qui est allée lui raconter qu'elle est sa fiancée et même qu'elle en attend un enfant. Au fait, c'est loin d'ici, la rue Buffault ?
- Ce n'est pas loin de chez nous par la rue Chantereine, dit Jaouen qui connaissait Paris comme sa poche et singulièrement le quartier qu'il habitait. D'ici, il faut rejoindre la rue du Faubourg-Montmartre : ça donne les trois côtés d'un triangle. Mais qu'est-ce que vous voulez aller faire là-bas ?
- C'est là qu'habité cette Michèle Thilorier. Il faut que je lui parle.
Jaouen avait bien envie de faire remarquer à Laura que cette histoire ne la regardait pas vraiment - ou la regardait trop - mais il savait d'expérience ce que signifiait certain pli buté qui venait d'apparaître entre ses sourcils.
- Va pour la rue Buffault ! soupira-t-il.
Mais il était écrit que, ce matin-là, Laura ne délivrerait aucun de ses messages. Quand ils arrivèrent dans la rue composée surtout d'assez belles maisons avec jardins comme il s'en trouvait beaucoup sur les pentes de Montmartre, ils virent devant l'une d'elles un attroupement composé de badauds et de gendarmes autour d'une voiture fermée : l'appareil habituel d'une arrestation.
- Seigneur ! souffla Laura, c'est " la " maison où je voulais aller.
- On dirait que la rivale de Mademoiselle Marie a des ennuis ?
Ils se mêlèrent à la petite foule et Jaouen réussit à s'assurer que le fiacre était encore vide. L'instant d'après, une femme vêtue de noir et blanc, élégante, très belle aussi mais très pâle, sortit, entraînée sans douceur superflue par deux policiers qui la jetèrent dans la voiture où ils montèrent. Celle-ci démarra aussitôt, enveloppée par les chevaux des gendarmes. Badauds et voisins restèrent seuls avec les deux nouveaux venus. Laura ne comprenait pas : la dame que l'on venait d'emmener ne pouvait être Michèle car elle devait avoir une quarantaine d'années.
- Qui est-ce? demanda-t-elle à une femme en tablier qui, armée d'un balai, retournait nettoyer le seuil d'une maison d'en face.
- C'est la citoyenne Epremesnil ! Paraît que son mari est compromis dans des magouilles financières à propos de bateaux et de leurs chargements. On l'a pas trouvé, lui, alors on l'emmène, elle!
- Mais... je croyais qu'à ce numéro habitait l'avocat Thilorier ? Je venais le voir pour une affaire que j'ai...
La femme se mit à rire :
- Ben, si j'étais toi j'en chercherais un autre : le Thilorier il est au cimetière depuis quelques mois déjà. Celle que tu viens de voir, c'est sa veuve.
- Tu viens de me dire qu'elle s'appelle... comment déjà?
- Epremesnil. L'est pas restée veuve longtemps. L'avait un coquin qu'elle a marié vite fait. Le plus beau c'est qu' c'est le beau-père de sa fille aînée. C' qui fait qu'elles sont deux à s'appeler comme ça.
- Sa fille aînée ? Elle a d'autres enfants ?
- Oui. Une autre, la Michèle qu'est pas mariée. On l'a pas vue depuis un moment : doit être chez sa sour quéque part en Normandie.
- Je vois. Et... tu ne connaîtrais pas un autre avocat ? demanda Laura fidèle à son personnage.
- J'vais t' dire, citoyenne : moi et les " bavards " on va pas ensemble. Et j'te plains si t'as affaire à eux ! Tu frais aussi bien de t'adresser tout droit au Comité de salut public. Y t'en trouverait peut-être un... s'il en reste! D' toute façon, ça t' coûtera moins cher. L'argent ça mérite respect...
Comprenant ce que cela voulait dire, Laura mit un billet dans la main de la femme et repartit sans ajouter un mot. Durant tout le chemin qui la ramenait rue du Mont-Blanc, elle garda le silence. Le doute, ce doute affreux qui, toujours à l'affût, ne perd jamais une occasion d'attaquer l'amour, venait de se manifester sur un simple mot. Michèle était en Normandie et Batz partait pour la Normandie ! Ce n'était sans doute qu'une simple coïncidence, mais elle suffisait à empoisonner ce jour déjà si gris. Et Laura aurait donné cher pour apprendre où résidait cette autre Mme d'Epremesnil. Que le beau duché dont le petit Louis XVII avait porté le titre fût vaste, cela ne suffisait pas à la rassurer.
Chez elle, une troisième surprise désagréable l'attendait : c'était le jour, apparemment! Alors qu'elle aspirait au silence douillet de sa maison, à la douce chaleur de son coin de feu près duquel Elleviou devait dormir du sommeil d'un homme enfin rendu à la tranquillité, de furieux éclats d'une voix féminine l'atteignirent dès la traversée de la cour. Ces sons affreux ne pouvant être émis par Bina, il fallait bien que ce fût par un autre gosier. - Miséricorde! s'exclama-t-elle. Cette femme a dû le suivre jusqu'ici, et maintenant elle fait du scandale !
En effet, debout devant le canapé où se recroquevillait le " malade ", une sorte de statue grecque en longue redingote de drap bleu, un chapeau noir assez masculin porté cavalièrement sur une masse de cheveux d'un admirable blond doré s'agitait sur le mode frénétique.
- ... et je te retrouve là, vautré chez cette catin américaine comme si tu ne disposais pas d'une demeure charmante et confortable où je suis prête à te soigner jour et nuit ! Tu l'aimes à ce point ? Je voudrais bien savoir ce qui te manque rue Marivaux, à moins que ce ne soit son lit?
- Le silence ! gémit le malheureux. Le silence et la paix ! Et je te ferai remarquer que ceci est un canapé : pas un lit !
- Ça viendra plus tard! Où est-elle, d'ailleurs, cette greluche, que je m'occupe d'elle ?
- Elle est ici ! coupa la voix glacée de Laura. Ici où vous n'êtes pas la bienvenue et d'où je vous prie de sortir !
L'autre se retourna et Laura vit se diriger sur elle les fulgurances de deux yeux de saphir étincelant. Plus un sourire méchant.
- " Vous " ? Je vois : nous sommes une aristocrate pour qui le tutoiement républicain est une déchéance ?
- Nous sommes une Américaine dans la langue de qui le tutoiement n'existe pas, sauf quand on s'adresse à Dieu. Cela mis au point, je vous prie à nouveau de sortir!
- Si je veux ! Tu ne sais pas qui je suis, ma belle !
- Oh si ! Je vous ai vue danser à l'Opéra dans... le Jugement de Paris, je crois ? Vous y incarniez une Vénus très convaincante... et j'ai applaudi. Je le ferai encore si vous voulez bien mettre un terme à cette comédie grotesque. Le citoyen Elleviou est l'un de mes amis et il est seulement venu chercher ici une tranquillité que vous lui refusez. Curieuse façon d'aimer un homme !
- Apparemment tu saurais mieux que moi? ça ne prend pas, tu sais? Elleviou est à moi, tu entends, et je ne laisserai jamais personne me le prendre. Ni toi ni cette mijaurée d'Emilie de Sar-tine qui l'a enjôlé en jouant les saintes nitouches au point de lui faire oublier qu'avant son mariage, elle faisait la putain dans les salons du vieil Aucane et de sa mère, au Palais-Royal ! Alors tiens-le-toi pour dit et toi, mon beau malade, tu te lèves et tu viens avec moi! J'ai une voiture en bas...
Il fallut bien s'y résigner. Avec un soupir à fendre un iceberg, Elleviou abandonna son cocon douillet pour suivre Clothilde qui sortait du salon avec l'allure d'une reine barbare tramant un captif à son char de guerre. Ce qui fit rire Jaouen, pourtant peu coutumier de cet exercice.
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