- Quel est votre rôle à vous, dans tout cela ?
- Très important! fit l'Américain avec satisfaction. C'est moi qui vais faire quitter la France à ce " gage si précieux " comme disent les bons auteurs. Demain, je pars pour Le Havre où je vais attendre l'un de mes compatriotes, le capitaine Clough qui commande un de nos navires marchands. La Convention m'a accordé - moyennant finances bien sûr - la permission d'emporter une cargaison d'objets de valeur, de...
- De dépouilles de nos demeures ! précisa Laura avec amertume. Vous l'avez déjà fait une fois, je crois?
- En effet, et vous ne devriez pas me le reprocher. D'abord parce que les affaires sont les affaires, ensuite parce que mon petit trafic me rend inattaquable aux yeux de la Convention; enfin parce que nul n'aura l'idée de chercher votre petit roi entre un lot de sièges, un bonheur-du-jour et une collection de tableaux !
- Comment comptez-vous faire ?
- C'est simple. Je vais donc au Havre attendre Clough. De là je l'emmènerai à Caen où la municipalité tient à ma disposition un certain nombre d'objets. Ensuite nous reviendrons au Havre pour compléter le chargement et nous mettrons finalement à la voile pour les côtes anglaises... où nous laisserons notre " mousse " et la personne qui l'accompagnera... à moins qu'il ne choisisse de se réfugier chez nous [xxxiv]. J'aimerais qu'il vienne en Amérique. Là il n'aurait plus rien à craindre! Et pourquoi ne rentreriez-vous pas, vous aussi? Ce pays est si dangereux !
- Ne rêvez pas! s'impatienta la jeune femme. Dites-moi plutôt à quel moment de cette expédition vous pensez embarquer l'enfant ?
- A Caen. Selon mes prévisions, nous devrions y être au début février. Le petit aura été conduit par Batz dans un château au bord d'une grande forêt qui se trouve à vingt petites lieues. Il rejoindra Caen en temps voulu.
- Vingt lieues ? C'est beaucoup. Pourquoi si loin ?
- Le château est celui d'un général républicain. Personne n'ira le chercher là...
- Cela me paraît parfait, soupira Laura. Mais dites-moi, vous pensez faire tout cela en toute tranquillité ? Dès que la fuite sera connue, vous aurez tous les sbires de la Convention à vos trousses.
- C'est que justement la fuite ne sera pas connue. Pas tout de suite du moins... et peu de personnes seront dans le secret. Très peu !
Il n'y avait rien à ajouter à cela. Laura pensa à cette autre nuit passée tout entière à attendre la petite princesse qui n'était jamais venue et de qui, apparemment, personne ne se souciait. Elle n'était pas l'héritier, elle ! Elle n'était pas le Roi ! En était-elle moins malheureuse, enfermée dans cette horrible tour où elle n'avait plus auprès d'elle qu'une tante, chère sans doute, mais dont rien ne laissait prévoir qu'elle n'était pas menacée elle aussi? Comme le serait Marie-Thérèse lorsqu'elle aurait grandi? Elle venait d'avoir quinze ans et Laura n'ignorait pas qu'on avait déjà jeté dans la gueule de la guillotine des enfants de cet âge. Il est vrai que c'étaient des garçons. La féminité de l'adolescente la protégerait-elle longtemps ?
Ses visiteurs partis, Laura sentit un frisson et s'approcha du feu, resserrant autour de ses épaules le châle de laine blanche qu'elle portait depuis le matin. Il faisait froid. La neige recommençait à tomber, rendant tout mouvement plus difficile et toute trace facile à relever. - Mon Dieu! dit-elle tout haut. Vont-ils enfin réussir?
Le lendemain dimanche, le temps était pire encore que la veille. Le dégel intervenu dans la nuit transformait la neige en boue et enveloppait Paris d'un brouillard qui ne se dissipait pas facilement. Le froid avait cédé, mais l'atmosphère humide était pénible à supporter. Cependant, au Temple, la femme Simon s'activait dans son logement, choisissant ce qu'elle voulait emporter. On lui avait permis de prendre quelques meubles et objets pour son nouveau logis. En bas, une charrette attendait. Et, au long des deux étages de l'escalier à vis, le va-et-vient avait commencé : Simon et le citoyen Gaspard le domestique descendaient ensemble la commode vidée de ses tiroirs dont ils se coifferaient ensuite pour les remettre en place. Pendant ce temps, la femme faisait des paquets de draps, de vêtements. Elle était devenue très grosse et ses jambes avaient du mal à la porter, mais elle n'en trottait pas moins à travers le donjon pour distribuer des " au revoir ", faire un brin de causette...
- Ça ne nécessite pas tant d'adieux ! grogna son mari. On ne va pas au bout du monde : rien qu'à vingt toises d'ici. On se reverra...
Le savetier était nerveux, inquiet, et d'une humeur massacrante. Les lenteurs de sa femme l'agaçaient autant que son souffle asthmatique mais elle tenait à ce que les choses soient faites " comme il convenait ". De temps en temps, elle s'interrompait pour embrasser le petit garçon qui, assis sur son lit, regardait toute cette agitation et pas beaucoup le cadeau qu'on venait de lui apporter, offert par sa " mère nourricière " : un cheval de carton et de bois peint de couleurs violentes et caparaçonné.
Finalement, comme les meubles avaient pris place dans la charrette, Simon déclara :
- Tu peux finir toute seule avec Gaspard. Moi, je vais payer le coup aux amis... Je remonterai tout à l'heure avec les commissaires pour leur remettre Capet. Puis, s'adressant à l'enfant qui semblait dormir tout éveillé sur le bord de son lit : Et alors, gamin ! Il te plaît pas ce cheval ?
Ce fut Marie-Jeanne qui répondit à haute et très intelligible voix :
- On dirait qu'il lui fait peur! D'ailleurs il est déjà tard. Je vais le faire manger puis je le coucherai.
- Ben ! et les commissaires à qui on doit le présenter?
- Ils le verront dans son lit c'est tout ! Si on leur montrait comme ça, ils diraient n'importe quoi, qu'il est pas normal, qu'on l'a trop fait boire...
- C'est un peu vrai, non? ricana le savetier. Même qu'il aime plutôt ça...
L'enfant tourna vers lui un regard atone :
- Je suis bien fatigué, dit-il.
- Alors fais comme tu veux, femme ! T'as raison, après tout : il sera aussi bien dans son lit.
L'oreille au guet, Marie-Jeanne resta sans bouger jusqu'à ce que les pas de son mari se fussent éteints dans l'escalier. Puis, se tournant vers Gaspard :
- Fais ce que tu as à faire ! Je vais déshabiller le petit.
Elle prit le petit garçon sur ses genoux pour commencer à lui ôter ses vêtements. Pendant ce temps, Gaspard ouvrait le corps de ce cheval de Troie d'un nouveau genre et en tirait un enfant profondément endormi. Comme le petit prince, il avait des cheveux blonds et naturellement bouclés, coiffés de la même façon, un visage dont la coupe était semblable et qui présentait même une vague ressemblance. Marie-Jeanne le regarda avec stupeur :
- Pour qui le connaît bien, c'est pas à s'y méprendre, mais il lui ressemble tout de même. D'où vient-il ?
- Tu n'as pas besoin de le savoir... En tout cas, tu n'as aucune crainte à avoir des commissaires : ce sont des nouveaux venus. Ils le reconnaîtront sans hésiter.
- J'aime mieux ça... Tiens, mon pigeon, ajouta-t-elle pour le petit prince qu'elle venait de déshabiller, tu vas boire ça et tu vas bien dormir....
Elle lui tendait un verre où Gaspard venait de verser le contenu d'une fiole.
- C'est lui qui va prendre ma place? demanda l'enfant avant de tremper ses lèvres dans le verre.
- Oui, dit Gaspard. Il a bu la même chose et tu vois qu'il dort bien. N'aie pas peur !
- Et comme ça, enchaîna Marie-Jeanne en caressant le front du petit, tu vas pouvoir partir avec moi sans que personne le sache.
- Et Simon?
- Oui. Il vient aussi mais il ne saura rien, tu verras!
- Faisons vite! s'impatienta Gaspard. Si quelqu'un avait l'idée de monter donner un coup de main supplémentaire...
- T'as raison, citoyen ! Allez, mon pigeon, bois vite!
- On va me mettre là-dedans ?
- Non. Vite, allons !
Il avala le tout d'un trait. L'instant suivant, le faux Gaspard l'installait aussi confortablement que possible dans une corbeille à demi pleine de linge sale qu'il rabattit sur lui, cependant que Marie-Jeanne couchait le nouveau venu en lui donnant la position qu'affectionnait Louis-Charles. Le cheval fut refermé et Gaspard empoigna la corbeille à linge pour la descendre dans la charrette.
- C'est pas trop lourd ? s'inquiéta Marie-Jeanne.
- Non. Il est plutôt petit et fluet pour son âge... et je suis plus solide que j'en ai l'air.
Ainsi chargé, il gagna la sortie. Marie-Jeanne remit un peu d'ordre dans la salle, lava une écuelle qui n'en avait pas besoin pour faire croire que l'enfant avait mangé, pris un ballot de vêtements qui attendaient encore et le descendit après avoir soigneusement fermé la porte puis, ayant posé le paquet dans la charrette, remonta et s'assit près du lit pour attendre son époux.
Il était près de neuf heures du soir quand celui-ci arriva, ayant bu pas mal, et accompagné des quatre commissaires commis à la garde ce jour-là. Ils se nommaient Legrand, Lasnier, Cochefer et Lorinet. Marie-Jeanne se leva à leur entrée et prit une chandelle :
- Tâchez de ne pas me le réveiller! recommanda-t-elle, bourrue. Il a eu du mal à s'endormir...
La lumière jaune de la chandelle qu'elle élevait au-dessus de la tête du petit garçon endormi toucha les cheveux blonds, glissa sur une joue encore ronde. Une des mains cachait un peu le visage comme si l'enfant venait de lâcher le pouce qu'il suçait. Simon, lui, affalé sur une chaise attendait.
- C'est bon ! dit l'un des commissaires. On va te donner quittance de ta charge.
Il alla s'asseoir à la table, prit un papier officiel et commença à écrire : "... Simon et sa femme nous ont exhibé la personne de Capet prisonnier, étant en bonne santé, nous requérant de nous charger de la garde dudit Capet et de leur en accorder décharge provisoire... "
- Qui va s'occuper de lui ? gronda Marie-Jeanne. J'espère qu'on le soignera aussi bien que je faisais....
- T'inquiète pas! On va faire un roulement : deux personnes qu'on changera tous les jours. C'est du moins ce que j'ai cru comprendre...
- J'aime pas beaucoup ça. Enfin, peut-être que quand j'irai mieux la Commune me permettra de revenir. Ah ! on remporte ce cheval : il en veut pas. Il en a peur...
Tout le monde sortit et la porte de l'ancienne prison de Louis XVI fut refermée sur l'enfant endormi que l'on laissait seul. En bas, la charrette attendait toujours. Gaspard était auprès d'elle, tenant le cheval. Voyant que Simon flageolait sur ses jambes, il le fit monter.
- Je vais t'accompagner, citoyenne, pour t'aider à grimper chez toi ce dernier chargement.
- T'es un bon garçon, citoyen Gaspard. Merci à toi!
La charrette s'ébranla. Il était tard dans la nuit, une nuit que l'épais brouillard rendait sinistre. Le petit cortège s'y enfonça et disparut.
Au troisième étage du lugubre donjon, deux femmes priaient, incapables de trouver le sommeil. Tout le jour, elles avaient entendu le bruit du déménagement et étaient persuadées que leur neveu, leur frère, s'en allait loin d'elles. C'étaient Madame Elisabeth et Madame Royale.
En fait, la charrette ne parcourut qu'une centaine de mètres, jusqu'à la cour des anciennes écuries où les attendait une maison à deux étages adossée au mur fermant l'ancienne propriété du Grand Maître dont la cour faisait partie. Près de cette maison, il y avait une porte, non gardée puisqu'il ne s'agissait pas de la muraille bâtie par Palloy pour isoler la prison royale, et qui permettait de gagner la rue sans difficulté.
Les Simon ne seraient pas seuls à occuper cette maison. Il y avait là Piquet, le concierge du Temple, et le cuisinier Gagnié, mais à l'étage -le premier - de leur deux pièces-cuisine, un appartement identique restait vide. Celui-là avait une fenêtre ouvrant sur la rue.
La première chose que fit Gaspard fut d'aider Simon à monter dans la chambre déjà installée et à l'étendre sur le lit où il se mit à ronfler avec application. Pendant ce temps, le cuisinier Gagnié et sa femme accueillaient Marie-Jeanne qu'ils connaissaient bien et l'invitaient à venir se réconforter un peu chez eux.
- Vas-y, citoyenne Simon ! l'encouragea Gaspard. Je vais monter tout ça là-haut avant de retourner au Temple. Toi, tu as suffisamment grimpé et descendu d'escaliers pour aujourd'hui !
- Ah ça, c'est bien vrai ! soupira-t-elle. Après ces terribles étages de la Tour, ceux d'ici vont sembler doux à mes pauvres jambes !
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