- Quand tu auras fini, tu viendra boire un verre ? proposa Gagnié.
- Merci beaucoup, citoyen, mais il faut que je rentre à la prison. En principe je ne dois pas en sortir, et ici on est presque dehors.
Tandis que Marie-Jeanne se rendait chez le cuisinier, aidée par celui-ci, Gaspard empoigna la corbeille de linge où était l'enfant et s'engagea avec elle dans l'escalier mais, au lieu d'entrer chez les Simon, il sortit une clef de sa poche et ouvrit la porte du logement libre. Il alla jusqu'à la fenêtre, l'ouvrit sans bruit, se pencha au-dehors et miaula doucement par deux fois. Aussitôt, deux ombres apparurent qui se postèrent sous la fenêtre. L'homme alors sortit l'enfant de la corbeille après avoir étalé à terre une grande couverture qui attendait là, la noua aux quatre coins, attacha le tout à une corde apportée d'avance elle aussi et, portant le paquet à la fenêtre, le fit glisser doucement jusqu'aux bras que ceux d'en bas tendaient pour le recevoir. Ensuite, il referma fenêtre et porte, rapporta la corbeille chez Simon, acheva son travail, redescendit dans la cour des écuries, détela le cheval qu'il rentra dans l'une des stalles vides où son propriétaire le récupérerait le lendemain. Puis laissant là la charrette, il sortit une nouvelle clef de sa poche, ouvrit la porte donnant sur la rue et partit d'un pas tranquille en se retenant de toutes ses forces de chanter à tue-tête la joie que lui causait sa réussite. Dans une rue voisine, une voiture attendait, conduite par Pitou. Il sauta à l'intérieur d'un bond aussi léger que son cour, tomba presque dans les bras de Cortey et de Devaux qui avaient déjà sorti l'enfant, toujours endormi, de sa couverture. Pitou démarra aussitôt et l'attelage gagna sans se presser le boulevard du Temple où des plaques de neige s'attardaient encore. Là, Pitou rendit la main : le cheval prit le galop...
Il était environ une heure du matin quand Cortey déposa sur le tapis du salon de Laura le petit Louis-Charles un peu vacillant mais réveillé. L'enfant eut pour le décor élégant qui l'entourait le regard soulagé de qui s'éveille d'un cauchemar, et un sourire pour la belle jeune femme blonde qui lui faisait la révérence... comme autrefois !
- Qui êtes-vous, Madame? demanda-t-il.
- La fidèle servante de Votre Majesté. Mon nom est Laura...
- Celui d'une amie ! coupa Batz, et comme elle vient de le dire d'une servante, comme nous tous !
A cet instant, Jaouen entra, portant sur un plateau une bouteille de vin de Champagne et des flûtes de cristal. Il le posa sur un guéridon puis, l'oil fixé sur l'enfant qui le regardait avec gravité, il s'inclina. Profondément.
Batz déjà emplissait les verres, les distribuait puis, tourné vers le fils de Louis XVI, il éleva avec orgueil le cornet translucide :
- Messieurs ! Au Roi !
Ils burent puis d'un même mouvement mirent genou en terre devant l'enfant qui les avait regardé faire sans rien dire mais qui, soudain, protesta :
- Eh bien et moi ? Est-ce que je n'ai pas le droit de boire avec vous à ma santé ? J'aime le vin, vous savez !
Batz fronça le sourcil. C'était la première trace de l'odieuse " éducation " menée par Simon depuis six mois. Mais Laura emplit à demi l'un des verres et l'offrit à Louis avec un sourire.
- Le Roi a raison, dit-elle. Il est bien normal qu'il fête avec nous sa libération.
- Mmm ! C'est bon, fit le petit garçon qui avait tout avalé d'un trait. J'en veux encore !
- Certainement pas, sire, coupa Batz. Le vin énerve et le Roi doit songer à se reposer. Nous allons rester ici jusqu'à demain soir, après quoi il nous faudra entreprendre un long voyage. Long et difficile afin que le Roi échappe définitivement à ses ennemis. Donc avant tout reprendre des forces, car ensuite il faudra tout accepter : les mauvais chemins, les déguisements, les cachettes... et d'abord m'obéir.
- Qui êtes-vous pour demander cela ?
- Le Roi le saura quand il sera hors de tout danger. J'aurai l'honneur de me présenter à lui... avant de le quitter. Pour l'instant je suis Jean. Pas d'autre nom jusque-là !
- Et si je veux savoir, moi ?
- Disiez-vous "je veux! " à Simon?
L'enfant rougit et baissa la tête mais ce fut pour regarder par en dessous l'homme qui lui parlait si fermement.
- Pour quoi faire ? marmotta-t-il. Et, avec lui au moins, je m'amusais. Il me racontait des histoires, m'apprenait des mots nouveaux... et puis on trinquait !
Au frémissement de ses narines, Laura sentit que Batz allait se mettre en colère et elle se hâta d'intervenir.
- La chambre est prête, dit-elle, et nous aurons tout le temps de parler demain. Attendez-moi, ajouta-t-elle. Je reviens dans un moment.
Elle tendit la main, mais l'enfant fit semblant de ne pas la voir et se dirigea seul vers la porte, salué par les quatre hommes. Laura sortit derrière lui. Quand elle revint, un peu plus tard, Cortey, Devaux et Pitou étaient partis. Batz, debout devant la cheminée à laquelle il appuyait ses deux mains, un pied sur un chenet, regardait les flammes d'un air sombre qui inquiéta la jeune femme.
- Quelque chose ne va pas ? murmura-t-elle.
- Oui. J'avoue ne pas comprendre. Ce garçon devrait être heureux d'échapper à son enfer. Or, mis à part le Champagne, je me demande s'il ne le regrette pas. Il n'a pas eu un mot de gratitude...
- Nous avons peut-être eu tort de le traiter en roi. Dès cet instant, il n'a vu en nous que des serviteurs. Simon, lui, le traitait comme ce qu'il est en réalité : un gamin qui n'a pas encore neuf ans et, en même temps, il lui donnait des habitudes d'homme du peuple. Il le faisait boire peut-être pour qu'il oublie plus vite un autrefois trop beau, pour l'amener à son niveau. Je suis sûre qu'il lui a appris à jurer et vous devriez être heureux qu'il ne l'ait pas fait devant nous.
- Il se peut que vous ayez raison. Cependant, je ne vous cache pas que ma première impression n'est pas très bonne. Pendant que vous le couchiez, s'est-il seulement inquiété de ses parents ?
- Non. Pas un mot et ce n'était pas à moi d'en parler la première parce que je pense qu'il n'ignore rien de leur sort. L'abominable Simon n'a pas dû se priver du plaisir de lui apprendre la nouvelle en ajoutant peut-être que ses parents c'étaient maintenant lui et sa femme.
- Le " chou d'amour " de la pauvre reine ! gronda Batz entre ses dents. Il l'aurait déjà oubliée?... Il est vrai que lorsqu'on est venu l'interroger, durant le procès, il l'a même accusée du pire des crimes pour une mère !
- Il l'aurait aussi bien accusée de faire de la fausse monnaie ! s'écria Laura indignée. Cet enfant devait mourir de peur ! De peur, vous comprenez ? Souvenez-vous qu'après la séparation, on l'a entendu au Temple pleurer et la réclamer pendant trois jours. Le savetier l'a peut-être fait taire avec des coups avant de lui proposer les consolations que vous savez ? Ce n'est qu'un petit garçon, Jean, et il a subi plus que sa part de monstruosité et d'horreur ! Il a dû se forger une coquille pour s'y abriter. En outre il ne connaît aucun de ceux qui viennent de l'enlever. Il faut lui laisser le temps... et à vous aussi !
Abandonnant enfin la cheminée, Batz vint à Laura et la saisit dans ses bras mais seulement pour lui appuyer la tête contre son épaule.
- Peut-être ne suis-je qu'une brute, Laura, mais il faut me pardonner. J'ignore tout de sa vraie nature et il est mon roi, vous comprenez ? Celui à qui j'ai accroché tous mes rêves, tous mes espoirs ! Par toutes les fibres de son être il appartient à l'Histoire et je voudrais tant qu'il en soit digne !
- Alors écoutez-moi! Laissez-lui le temps! Et, surtout, rendez-lui une famille à aimer !
- L'amour est rarement permis aux rois. Si cet enfant était encore le Dauphin, et Versailles sa demeure, il aurait déjà été remis aux hommes. Il aurait un gouverneur, des précepteurs, une " maison ", et il verrait son père plus souvent que sa mère. Ce que je voudrais, c'est qu'il devienne un vrai prince attaché à la reconquête de son royaume, comme l'a fait jadis Henri IV, au bonheur de son peuple et à la grandeur de la France.
Elle se détacha doucement de lui.
- Ne voyez pas trop loin ni trop vite! Il faut d'abord qu'il grandisse. A qui voulez-vous le confier dans l'immédiat?
- Le choix s'est rétréci depuis la mort de la Reine. Plus question d'aller à Jersey ! L'île est envahie par les agents de Monsieur et je me méfie de Pitt.
- Vous allez bien l'emmener quelque part, tout de même?
- Si j'écoutais Swan, le bateau du capitaine Clough l'emmènerait à Boston, mais ce serait le couper de tous ses partisans. Il faut qu'il reste en Europe... et caché pour que ses oncles lui laissent le temps de grandir. Ils représentent pour lui un danger aussi redoutable que Robespierre. Alors je pense toucher terre seulement en Angleterre.
- Chez lady Atkyns ?
- Peut-être pas. Elle en serait si heureuse et si fière qu'elle battrait le rappel de ses amis et connaissances pour leur faire admirer la merveille ! Grâce à Dieu j'y ai d'autres amis, plus discrets. La duchesse de Devonshire [xxxv] par exemple, qui est une femme étonnante et qui aimait beaucoup la Reine. Dans son immense château de Chatsworth, au nord des Midlands, l'enfant pourra se reposer loin de Londres. De là je lui ferai gagner la Hollande puis l'Allemagne pour, enfin, le remettre au prince de Condé. Celui-là sait ce que vaut Provence et s'en méfie : il saura protéger ce dépôt précieux... Et chose appréciable, il vivra tout près de la frontière française.
- Alors pourquoi ce grand détour?
- Parce qu'il est impossible de faire autrement et qu'ainsi les pistes seront brouillées.
- Et... vous resterez auprès de lui? murmura Laura sans dissimuler sa tristesse.
- Je ne crois pas. Si je suis encore vivant, je reviendrai achever ma tâche : il reste deux princesses à sauver et la Convention n'est pas encore abattue.
Ainsi, Jean ne se contenterait pas de conduire l'enfant en Normandie. Il allait s'éloigner pour de longues semaines, peut-être plus, et à cette idée, Laura sentit son courage vaciller. Des larmes montèrent à ses yeux qu'elle aurait voulu cacher mais la douleur qu'elle ressentait était trop vive.
- Quand vous reverrai-je ?
Elle était allée s'asseoir sur une chauffeuse, près de la cheminée, et, armée du tisonnier, secouait les braises avant de remettre un peu de bois pour que le feu flambe de nouveau. Il vint s'agenouiller près d'elle.
- Vous voyez bien que vous m'aimez, dit-il en prenant le mince visage entre ses mains.
Elle tenta de lui échapper :
- Comme si vous ne le saviez pas...
- Peut-être, mais je voudrais tant vous l'entendre dire!
- En seriez-vous plus avancé ?
- Beaucoup plus!... Allons, Laura, dites-le! Ne fût-ce qu'une fois... une seule !
Incapable de résister à la prière des yeux, de la voix qu'elle aimait tant, Laura entoura le cou de Jean de ses bras, approcha ses lèvres de sa bouche à la toucher, souffla :
- Je t'aime... et acheva le baiser qui les tint longtemps enlacés, vivant intensément une minute de pur bonheur dont ils ignoraient si elle se renouvellerait un jour, conscients de l'accord parfait que pourrait atteindre leur amour. Pourtant, l'idée de chercher une union plus intime ne les effleura pas. L'image désolée de Marie se dressait entre eux comme l'épée de Tristan. Ils se contentèrent de rester un long moment serrés l'un contre l'autre...
La journée qui suivit fut bizarre. La maison vécut sa vie comme d'habitude mais personne n'eut le droit d'en franchir le seuil, surtout pas David quand il vint, dans l'après-midi, pour une séance de pose décidée de son propre chef et sans en avertir Laura. Depuis la veille, son matériel occupait une partie du grand salon et il pensait qu'il allait de soi que la jeune femme fût prête à le recevoir tous les jours. Mais, quand il se présenta, Jaouen lui signifia que la citoyenne Adams était souffrante et que d'ailleurs elle ne l'attendait pas. En dépit de ses efforts pour être reçu " au simple titre d'ami ", il ne réussit pas à forcer le barrage qu'opposait l'homme au crochet de fer.
- Je n'aime pas cela ! remarqua Batz qui observait la scène caché derrière un rideau du premier étage. Quand cet homme se trouve une proie, il ne la lâche pas...
- Ne dramatisez pas! dit Laura. Il a bien renoncé à Mme Chalgrin, j'imagine ?
- N'en croyez rien! Elle ne veut plus venir au Louvre mais je sais, par une amie, qu'il se rend souvent à Passy pour l'accabler de son amour. Et malheureusement il est dangereux.
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